Comment imaginer la moindre vérité – sinon dans les data que nous connaissons tous aujourd’hui sous une forme plus ou moins harcelante – émanant d’un algorithme muet et insensible ? La vérité qui tend à l’universel vient d’un sujet sensible, et vraisemblablement humain. Voilà un des paradoxes qui provoque la philosophie, si on l’écoute.
Leo Strauss (1899-1973) fut au XXe siècle le philosophe et l’historien des Idées qui voulut sans doute avec le plus d’opiniâtreté et sans relâche, depuis de savants commentaires toujours un peu énigmatiques, faire entendre la voix d’une vérité indépendante des conditions pratiques, matérielles ou historiques qui l’ont rendue énonçable. Il y a pour Leo Strauss comme une vérité naturelle des choses, ce que les anciens Grecs imaginaient, et chacune d’elles tient, si l’on veut, une place native. Ainsi par exemple pour l’Aristote de La politique, « l’âme possède naturellement en elle un principe qui commande et un principe qui est commandé, lesquels, selon nous, ont des vertus propres, en tant que l’un possède la raison et l’autre non ». Leo Strauss défend, contre presque tout son temps, la cause d’un univers-cosmos, d’un univers en ordre, signifiant en lui-même et par lui-même, et qui n’attend pas son sens de la frappe humaine. Il y a du sens hors l’humain. Et si une chose a une nature, c’est qu’elle possède un droit naturel à exister, un droit en soi. Ce droit naturel fut décrit d’abord par les anciens Grecs, exemplairement par Platon, puis par Aristote, ensuite par le Romain Cicéron et par le chrétien saint Thomas.
La vérité semblait dite ou proférée, en ces temps lointains, par une parole presque anonyme émanant quasi directement et miraculeusement de la Nature. On la nomma peu à peu, au fil des temps, parole d’un sujet. Plus exactement on lui affecta un sujet, une grammaire. À ce sujet il fallut un verbe et des compléments. Et peu à peu le sujet lui-même prit une importance de plus en plus grande et donna jusqu’à l’impression de l’emporter sur la parole elle-même. Le diseur, ou le disant, si l’on peut dire, l’emporta peu à peu sur le dire. La modernité, en tout cas ce que l’on appelle la modernité par opposition aux temps classiques, signa la victoire sans merci de la subjectivité sur la parole anonyme qui peu à peu colla au sujet qui l’exprimait. Ce sujet moderne – Leo Strauss le date assez précisément de l’œuvre de Machiavel qui fit de la politique sa seule philosophie – eut le sentiment de pouvoir de mieux en mieux maîtriser la parole, et même d’en être l’auteur.
Que s’est-il passé ? Il s’est passé justement que du passé se mit à s’égoutter de la parole. Elle cessa d’être un dire intemporel comme est supposément la Nature dans la métaphysique, elle se mit à avoir une histoire ; et d’avoir une histoire la relativisa. La vérité d’un jour – d’une époque – ne serait pas celle d’une autre. Le relativisme naissait. Leo Strauss avec quelques autres l’appela l’historicisme. L’effort de la pensée ne conduisait plus à la recherche du bien vivre, à la valeur d’une existence bonne et en commun, mais à la compréhension stricte des faits qui s’imposent. La Valeur-roseau plia devant les Faits-chêne auxquels tout devait se rendre et se rompre – si l’on voulait se glisser dans la fable de La Fontaine. Le cosmos avec son ordre immuable, comme transcendant, juste offert, était englouti sous la science moderne, supposément capable par le calcul d’éclairer le monde, de l’encager dans la probabilité, de le prévoir même, de lui ôter son mystère et ses droits « absolus ». Le monde était « désenchanté » selon le mot fameux du savant sociologue Max Weber. Tout avait une raison, prophétisait déjà le philosophe et mathématicien Leibniz. La parole tout entière s’était faite raison. Il fallait se faire une raison. De tout.
L’historicisme expliquait pour chaque époque un certain état du droit. L’idée même qu’il y eut un état du droit – et donc un droit variable selon l’époque : « Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », écrivait Pascal dans ses Pensées (liasse « Misère ») – congédiait la notion de droit naturel, la rendait obsolète, passéiste, la renvoyait en effet au passé de sociétés jugées inertes ou closes. Les sciences sociales – sociologie, démographie, économie, psychologie, science des organisations, etc. – que critique Leo Strauss, auraient, en relativisant le droit, en l’expliquant selon les contraintes de la période et des temps, en le paramétrant, en l’historicisant, ruiné tout espoir de dire le juste. Tout devint historique, diachronique. Telle époque voulait cela, se dit-on, et l’autre non1.. La valeur en soi, porteuse d’une « vérité fondamentale », disparaissait, les faits bruts – « l’intelligence de l’actuel » comme Leo Strauss l’écrit – imposaient leur marche. Le droit positif, c’est-à-dire le droit que les hommes conventionnellement décident, ou encore inventent ou construisent, a fait taire en lui toute voix de la Nature : les faits gouvernent et on ne peut les juger. Ce au nom de quoi on les jugerait devrait aussi être jugé. Régression à l’infini qui annihile tout jugement de valeur. De ce mécanisme, Leo Strauss a rendu compte dans son grand ouvrage de 1954, Droit naturel et histoire2. La Nature y est décrite comme niée par les Modernes pour lesquels c’est précisément sa « négation [qui] est encore le chemin du bonheur ».
Leo Strauss est vent debout contre ce relativisme qu’il qualifie de nihilisme. Le nihilisme – cette apologie du nihil, du rien – est du reste une notion bien difficile à saisir. La première fois qu’un jeune lecteur la rencontre – chez Nietzsche ou chez Dostoïevski –, il est désarçonné. Le révolutionnaire russe, dévoré par l’idéal, en quoi est-il donc un nihiliste, au même titre que le désabusé qu’afflige la vie ? Chacun peut essayer à sa façon de la définir. Le « dernier homme » est pour Nietzsche l’homme du nihilisme, l’homme du rien, pour lequel tout se vaut et s’échange, et pour lequel la vie ne mérite pas que l’on meure pour elle – ce que l’on finit toujours pourtant par faire, on l’observe – ou, tout au contraire, pour lequel la mort seule mérite que l’on se sacrifie3. Peut-être définirait-on ici, dans la perspective « historique » de Leo Strauss, le nihilisme simplement comme ce qui est indifférencié du point de vue de la valeur. Tout se vaut dans l’espace neutre propre aux sciences sociales. Aucune vérité n’est plus si l’on peut dire « irrelative », aucune ne prétend plus à quelque forme d’absolu que ce soit. Le savoir n’a pour ainsi dire plus guère de vérité, ni de plénitude suffisante.
Leo Strauss conteste le progrès, ou en tout cas que le progrès soit incontestable. Quel progrès dans ce XXe siècle au sommet de la barbarie possible ? Quels progrès alors qu’il faut constater l’effondrement de la diversité des espèces et sans doute en enregistrer les très graves conséquences ? Progrès malgré tout, peut-on penser – et un peu grâce à Freud qui imagina une pensée non affectée à un sujet purement conscient de lui-même, mais davantage à un inconscient qui ignore le temps – qui permit à chacun, s’il le désire, une peut-être plus exacte rencontre avec son désir. Leo Strauss ne considéra que fort peu Freud.
Leo Strauss apparaît comme une figure assez marginale et entêtée de la pensée juive du XXe siècle que l’on imagine et peut-être parfois à tort, du côté du « progrès ». La nature, pour les Juifs, qui suivent – ou sont pris dans – un Livre qui affirme la Création4 à part de l’homme, sa particularité et presque son artificialité, semble secondaire. Le mot même en hébreu dans cet usage est très tardif. La loi est dans cette tradition donnée à l’Homme, et pas d’emblée (furent prescrites d’abord, à l’humain survivant au déluge, les Lois noahides, puis, pour la frange hébraïque de l’humanité, les Lois diffractées du Sinaï). Amendable comme interminable, la Loi procède à la fois d’une « offre » de Dieu et de son commentaire. Peu de place pour la Nature dans cette opération qui semble placer l’Homme hors de son champ, ce qui ne signifie pas sans responsabilité envers elle.
Leo Strauss eut une éducation religieuse stricte de laquelle il se détacha sans grande peine. Il n’eut pas le souci d’une quelconque conformité à un corpus, pas davantage que Spinoza sans doute qu’il combattit. Pourquoi un penseur juif aurait-il nécessairement une pensée juive, qui en somme le déterminerait à l’obéissance ? Et laquelle ? Sans doute pourtant y a-t-il chez lui cette marque juive, d’une part dans l’humilité grandiose du commentaire, et, d’autre part avec la lancinante question d’une pensée qui doit s’exposer à la persécution pour vivre5.
Quant à la Nature, son histoire n’est pas achevée. La récente et bien active pandémie, les crises climatiques dont on sait le poids en termes de menaces à venir sur nous tous semblent indiquer que la Nature n’est plus l’objet passif, le paysage inerte et comme à disposition des besoins de l’Homme, dont il serait l’abusif et violent « maître et possesseur » – selon la formule de Descartes – en même temps que le spectateur-consommateur désengagé. La Nature est devenue, selon certains en tout cas, un nouveau personnage, au nom ancien, Gaïa6, un grand organisme dont chaque élément déborde désormais sur l’autre. Une nouvelle finitude terrestre est assez brutalement apparue.
Les humains, frappés donc d’une nouvelle finitude, sont amenés à rencontrer l’inerte, à composer avec lui. Un nouveau droit se constitue. Le fleuve Orénoque est par exemple aujourd’hui sujet de droit. Non tout à fait d’un droit naturel, ce qui suppose encore trop d’immobilité du côté des choses, mais d’un droit lancé à la reconquête des singularités, dont la Nature infinie est le trésor. L’Histoire et le droit commencent peut-être un très nouveau compagnonnage.
Notre collaborateur François Ardeven a récemment publié Pour un Midrash laïc (éd. Imago), dans lequel il évoque les figures de Job, Jonas, Esther et Joseph à la lumière de la psychanalyse, de la littérature et de la philosophie. Ces quatre lectures se déploient dans un style alerte, gardant la trace de la spontanéité propre à l’oralité et à la pratique du libre commentaire de la Bible. ![]() |
1 Les époques palpitent entre des extrêmes et se jugent l’une l’autre.
2 Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, 1986.
3 Michel Houellebecq décrit dès les premiers opus de son œuvre ce nihilisme contemporain. Serait-il d’accord pour qu’on le qualifie d’auteur straussien, à sa façon ? Alain Finkielkraut est sans doute le plus straussien des acteurs des débats actuels.
4 L’Homme est d’un certain point de vue toujours un golem.
5 Il faudrait un article tout entier pour juste introduire le concept de persécution chez Léo Strauss. Pas de pensée véritable qui ne soit d’une part un peu cryptée et ésotérique et qui ne doive, d’autre part, se protéger du pouvoir, quel qu’il soit. Ainsi Socrate, ainsi Spinoza que l’on voulut assassiner, et beaucoup d’autres. Le livre de Léo Strauss La Persécution et l’Art d’écrire, Tel/Galimard Paris, d’une lecture relativement aisée, peint bien l’atmosphère où il écrivit.
6 Voir par exemple Bruno Latour, Où suis-je ? (Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2021). Stephen Jay Gould au siècle passé l’avait évoqué avec préscience et art. Gaïa est dans la mythologie grecque (voir Les travaux et les jours d’Hésiode) le nom du titan qui était identifié à la déesse Mère.
Publié le 11/07/2021