Lors de la fête de Sim’hat Tora, qui marque la fin du cycle annuel de lecture du Pentateuque (et sa reprise immédiate), les Juifs dansent en tenant amoureusement dans leurs bras les rouleaux de la Tora. Durant l’année, ils s’efforceront d’en « méditer jour et nuit » (Josué 1,8) les paroles, ce qui fera d’eux de véritables obsédés textuels s’attachant à chaque détail du texte ; chaque verset, chaque mot, chaque lettre devenant prétexte à une multiplicité de lectures.
On raconte que le célèbre rabbi Yoël Sirkis fut démis de ses fonctions de guide spirituel de la communauté de Belz car on le soupçonna – à tort ! – de ne pas consacrer ses nuits à l’étude de la Tora ! Une nuit, en effet, sa bougie s’était malencontreusement éteinte et il étudia de mémoire jusqu’au matin. Mais la rumeur circulait déjà, colportée par un insomniaque malveillant, que le rabbin osait dormir au lieu d’étudier ! De nombreuses anecdotes hagiographiques vantent l’assiduité des sages qui consacrent tout leur temps et toute leur énergie à l’étude, à l’image du célèbre Hillel qui, dans sa jeunesse et tandis qu’il n’avait pas de quoi payer le droit d’entrée de l’académie, s’était réfugié sur le toit, en plein hiver, pour recueillir quelques enseignements. Il finit par être recouvert de neige et fut sauvé in extremis par l’un des orateurs dont le regard avait été attiré par une silhouette semblant se dessiner au plafond. Pour autant, l’étude de la Tora n’est pas l’apanage des érudits puisqu’elle est considérée comme le plus haut devoir religieux pour tout un chacun, « qu’il soit pauvre ou riche, en bonne santé ou malade, jeune ou vieux » . » Les femmes ont hélas été longtemps maintenues hors du champ de l’étude, malgré de notables exceptions dès l’époque talmudique. On songe par exemple à Bérouria, l’épouse de rabbi Méir, qui tenait tête aux plus grands sages et brillait par son érudition. On se souvient du personnage de Yentl dans la nouvelle d’Isaac Bashevis Singer, incarné à l’écran par Barbra Streisand. Au XXe siècle, des sommités rabbiniques ont considéré que les jeunes filles et les femmes devaient étudier la Tora et, plus récemment encore, une autorité orthodoxe a fait l’apologie de l’étude par les femmes de la loi écrite comme de la loi orale .
Si certains sages du Talmud, notamment ceux de l’école de Chamaï, prônent une lecture littérale du texte biblique, la tradition juive hérita de l’approche de l’école de Hillel qui légitime, via des règles originales d’interprétation, une lecture très audacieuse de la Bible. Il ne s’agit pas, pour les sages du Talmud, d’ignorer tel ou tel verset qui ne serait plus au goût du jour mais, à partir des textes eux-mêmes, d’en proposer une interprétation audacieuse. On ne déclare pas caduc le verset « Œil pour œil, dent pour dent » (Exode 21,23), pas plus qu’on ne le saisit littéralement (ce que propose un sage affilié à l’école de Chamaï). Maison le lit de très près. En constatant que, dans d’autres occurrences bibliques, le mot traduit ici par « pour » (ta’hat) ne met jamais en relation deux entités équivalentes. Au contraire, il crée une asymétrie (comme le bélier qui remplace – ta’hat – Isaac quand Dieu interdit à Abraham d’immoler son fils. Et le Talmud d’en déduire que l’expression « Œil pour œil » ne peut signifier qu’une chose : en cas de dommage corporel (un œil crevé), on devra payer la valeur financière du dommage. Cette interprétation, fidèle au texte tout en s’éloignant de sa littéralité, constitue une avancée considérable puisqu’elle établit une proportionnalité de la sanction visant à éviter une escalade de la violence vengeresse.
Pareille démarche repose sur une lecture très attentive du texte. Chaque détail doit pouvoir être le point d’ancrage d’un commentaire original. Dès lors, le Talmud et le Midrash, dont Rachi, le célèbre commentateur français du Moyen Âge, reprendra nombre d’interprétations, se montrent très attentifs à chaque redondance, chaque « mot en trop », chaque anomalie orthographique ou calligraphique. Certains commentaires s’intéresseront même à la forme des lettres. D’autres, à la cantillation (taamim) ou à la valeur numérique (guématria). Le Talmud et le Midrash donnent le ton et ils seront suivis de siècle en siècle par les nombreux commentateurs, poussant encore plus loin les différentes modalités de l’interprétation ou en en proposant d’autres. L’absence de ponctuation dans le rouleau de la Tora et le fait que l’hébreu soit une langue consonantique facilitent grandement la multiplicité des lectures. Quelques exemples :
Tout d’abord, aucun verset n’est lu isolément. Il est confronté à d’autres passages semblant le contredire ou le renforcer, ce qui permet de préciser si telle idée ou telle obligation doit être généralisée ou considérée, au contraire, comme relevant de l’exception. Un même mot, ou une même expression, apparaissant dans plusieurs versets autorise la mise en regard de différentes scènes bibliques, chacune éclairant les autres.
Une redondance n’est jamais comprise comme une banale insistance. Par exemple, quand la Tora, parlant d’aide aux nécessiteux, dit : « Donne, donne- lui » (Deut. 15,10), les commentateurs déduisent de cette répétition que si l’on a donné à l’un, on n’est pas dispensé de donner à l’autre, on encore que le don financier doit s’accompagner de paroles apaisantes, etc.
Chaque mot fait l’objet d’une attention soutenue. Il existe en hébreu un terme – ète את – qui sert à introduire le complément d’objet direct et qui ne se traduit pas en français. Le texte biblique dit par exemple : « Tu honoreras (ète) ton père et (ète) ta mère » (Exode 20, 12). La particule ète semble n’avoir qu’une fonction grammaticale. Mais le Talmud, qui postule que chaque élément du texte biblique est signifiant, lui trouve une fonction supplémentaire : celle d’élargir le sens obvie du verset à des cas plus éloignés . De ce verset et du recours à la particule en question, le Talmud déduit par exemple l’obligation pour chacun d’honorer, en cas de remariage de ses parents, la femme de son père ou le mari de sa mère. Cette particule apparaît un nombre incalculable de fois dans la Tora et le Talmud raconte qu’un sage était capable de fournir une interprétation pour la totalité (moins une) de ses occurrences.
Parfois, c’est l’orthographe du mot qui sert de support à une interprétation. Par exemple, au sujet du devoir d’enseigner la Tora à ses enfants, le verset dit :« Enseignez-les (ces lois) à vos enfants" (Deut. 11,19). Il y a dans la Tora une anomalie orthographique : le mot otam (le « les » de « vous les enseignerez ») est écrit sans la lettre vav, formant ainsi le mot « atem » (« vous-mêmes »). Cela permet aux exégètes la lecture astucieuse suivante : l’essentiel de ce que vous transmettrez à vos enfants, c’est ce que vous êtes « vous-mêmes » (atem), comme exemples vivants incarnant ce que vous souhaitez transmettre.
Poussant l’obsession encore plus loin, le Talmud va jusqu’à retrouver dans la forme des lettres des conseils de vertu. Par exemple, le guimel précède le dalet (troisième et quatrième lettres de mel évoque la générosité (gomel signifie« dispenser ») et pourrait, dans sa graphie, représenter une personne allant vers l’autre (ג). Quant au dalet, il évoque l’indigent (dal), qui tourne le dos à son bienfaiteur (ד). De tout cela, le Talmud déduit (ou plutôt prend prétexte pour dire) que c’est au bienfaiteur d’aller vers le nécessiteux et que le don doit être discret, sans jamais mettre mal à l’aise le bénéficiaire.
Le Talmud n’utilise que modérément les valeurs numériques comme support à l’exégèse mais certains commentateurs ultérieurs s’en feront les champions, comme rabbi Jacob ben Acher (1270- 1343, Baal haTourim). Un exemple : le Livre de Ruth nous raconte la conversion de cette dernière au judaïsme, c’est-à-dire son acceptation du joug des commandements. Les commentateurs considèrent que la valeur numérique de son nom (606) résume cette démarche existentielle : étant soumise, comme tous les humains, aux 7 commandements universels, il lui fallait s’engager à observer 606 devoirs supplémentaires pour faire siennes les 613 mitsvot de la Tora.
Les textes bibliques sont accompagnés d’une cantillation particulière (la Tora n’est pas lue mais chantée selon des règles précises). Cette cantillation est matérialisée – dans les textes imprimés et ponctués – par des petits signes (taamim, pluriel de taam ) placés sous ou sur les lettres. Les taamim indiquent la musicalité d’un verset, son découpage en groupe de mots, sa fin. Certains signes signifient que le mot doit être lu avec insistance ou qu’il doit être prononcé dans un même souffle que le précédent ou le suivant, etc. Or les taamim sont égale- ment mis au service de l’interprétation. Prenons un exemple. Le décalogue dit :« Ne tue pas ! » Les choses semblent sans équivoque. Pourtant, le Zohar remarque qu’un taam (appelé « disjonctif ») indique qu’il faut séparer le mot lo (ne... Pas) du verbe qui suit . Car il est des cas – fort heureusement rarissimes – où tuer est non seulement licite mais pourrait même relever du devoir. C’est pourquoi, au moment même où la Tora prohibe l’homicide, le fidèle entend paradoxalement de la bouche de l’officiant en charge de la lecture publique du décalogue l’injonction : « Tue ! » On pense bien entendu principalement aux cas de légitime défense, pour soi ou pour un autre, où le meurtre est légitime s’il est la seule possibilité de sauver sa vie ou celle d’autrui. C’est ce « tue ! » qui encouragea par exemple Moïse à tuer un tortionnaire égyptien pour sauver la vie d’un Hébreu menacé de mort (Exode 2,12).
Ainsi, le judaïsme traditionnel s’est construit dans une relation très particulière au texte biblique. Un rapport de fidélité et de distance, jouant sur la multiplicité des lectures possibles. Il n’est pas déraisonnable d’imaginer que de cette posture face au texte ait pu naître un rapport singulier au langage. Ce dont témoignerait par exemple un certain goût pour les jeux de mots. D’ailleurs, un sage du Talmud commençait toujours son enseignement par une boutade , pour prédisposer ses élèves à la perpétuelle réinterprétation des textes. Le jeu de mots ou la chute inattendue d’une blague fonctionnent comme l’exégèse juive : il s’agit de faire naître un sens inédit en lieu et place du sens attendu.
Ce rapport des Juifs au texte fait écho à l’interdit biblique de l’idolâtrie. Idolâtrer, c’est figer et introduire de l’absolu et de la finitude dans ce qui relève de l’infiniet du mouvement. Or le risque est grand d’idolâtrer la parole divine, ce que la tradition juive cherche à éviter en brisant chaque verset pour en faire jaillir des sens nouveaux, tout comme Moïse brisa les Tables de la Loi face au spectacle du Veau d’or.
Autre effet – ou peut-être en est-il la cause ? – de cette façon très libre de lire les textes : elle permet de maintenir le message biblique pertinent pour chaque époque et chaque situation. La liturgie en témoigne puisque la bénédiction rituelle concernant le don de la Tora ne dit pas que Dieu l’a donnée, mais qu’Il la donne (notène haTora), présentement, à quiconque veut bien se confronter au texte.
Deux générations après la destruction du temple de Jérusalem, rabbi Elazar ben Azaria dut assumer la direction spirituelle du peuple juif. Il n’avait que 18 ans mais, raconte le Talmud, sa barbe blanchit durant la nuit, lui donnant l’apparence (et l’autorité) d’un septuagénaire. Ainsi en va-t-il de la Tora qu’il faut imaginer, elle aussi, comme une vieille dame avec les traits séduisants d’une belle jeune femme. C’est d’ailleurs le surprenant jeu de mots qu’osent proposer les sages du Talmud en commentant l’expression biblique « héritage de la communauté de Jacob » (Deut. 33,4)qui désigne la Tora. Le mot « héritage » (moracha) renvoie au passé, à la tradition, à la fidélité à l’histoire. Mais le Talmud déclare : « Il ne faut pas lire moracha mais méourassa, fiancée. » La fiancée, c’est celle qui incarne toutes les promesses, qui offre charme et mystère et dont la grâce n’est pas entachée par la routine. Les sages disent donc : la Tora est un héritage qu’il faut regarder avec les yeux d’un fiancé admirant sa jeune promise... Même les textes les plus connus, ceux que l’on croit avoir commentés et expliqués sous tous les angles, doivent retrouver leur virginité au moment où l’on s’apprête à les relire une nouvelle fois. « Il n’y a pas d’étude sans nouveauté », dit le Talmud. Le mot religion viendrait du latin religare, « relier ». Car la religion relie l’homme à Dieu et les hommes entre eux. Mais il existe une autre hypothèse étymologique très intéressante et éclairante s’agissant de la « religion » juive : « religion » serait lié au verbe relire. Relecture incessante des textes anciens dont il s’agit, par des commentaires audacieux et inédits, de maintenir la pertinence.
Publié le 07/12/2018