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Baroukh dayan haÉmet - la vérité, la Covid et Dieu

Ecrit par Mira Neshama Niculescu - Sociologue et enseignante en méditation Juive

« Béni soit le juge de vérité1 .» Cette expression pleine de force et de beauté est pourtant de celles que l’on redoute d’avoir à prononcer. Consacrée dans le Talmud comme la brakha (bénédiction) réservée aux mauvaises nouvelles2, on l’entend surtout en réponse à l’annonce d’un décès. Cette année, avec la pandémie qui a frappé des milliers d’êtres dans le monde entier, les Juifs se sont entendus la prononcer plus que de raison.

Pourquoi ces mots face aux difficultés de la vie, et qu’auraient-ils à nous apprendre, dans le contexte actuel de la Covid ? Face à la peur collective, alors que théories du complot, opinions et rumeurs diverses s’assènent des vérités contradictoires, cette phrase courte et sibylline vient peut-être nous rappeler à l’essentiel : la vérité, dont les hommes s’arrachent tant le monopole n’est peut-être pas de ce monde. Et si elle était du ressort de Dieu ? Analyse d’une formule venue des tréfonds de la sagesse juive pour nous aider à faire face aux défis du présent.

Les vérités humaines comme rempart contre le monde

Depuis quelques mois qu’Israël a le vaccin, les débats font rage. Pour certains, il est efficace, pour d’autres, il est un placebo, pour d’autres encore, il est même dangereux.

La semaine dernière, j’en parlais avec mon amie Tali. Bientôt la cinquantaine et cinq enfants, un beau visage calme et présent, Tali, psychologue des organisations, me fixe de ses yeux bruns profonds, et m’explique pourquoi elle ne se fera pas vacciner : « Je ne veux pas être un essai scientifique. » D’autant que le vaccin serait dangereux pour la fertilité, « mais on ne le dit pas ».

« Shtouiot » (des bêtises), me rétorque Matan de retour à la maison, qui m’envoie dans la foulée un article du Harvard Medicine Magazine assurant que la rumeur est infondée.

« Vérité au-delà des Pyrénées, erreur en deçà. » Alors que Pascal entendait souligner la relativité de la « vérité » selon la culture qui l’énonce, aujourd’hui, celle-ci s’émiette encore davantage, à mesure qu’elle s’individualise. Depuis le début de la pandémie, chacun s’explique la Covid selon ses propres lunettes : pour certains c’est un désastre, pour d’autres un mythe ; certains y voient un complot des Chinois, d’autres des Américains, des Israéliens, d’autres des banques ou des gouvernements ; certains blâment les systèmes de santé, d’autres la globalisation, le tourisme effréné, les secrets d’État, les monopoles industriels et médicaux, les lobbies ou encore la manipulation des politiques.

Face à une réalité qui tangue, mille et une lectures contradictoires se disputent le monopole de la vérité. Tout et son contraire a été dit sur la Covid, et la vérité c’est que personne ne sait.

Vérité et vérité

La seule vérité sur laquelle on s’accorde, c’est qu’il y a une pandémie, que les gens meurent, et que les vivants ont peur.

Là réside peut-être la « Vérité » : dans la réalité telle qu’elle s’impose à nous. Or c’est souvent elle qu’on ne veut pas voir, et à raison, car trop souvent, la réalité blesse. Alors on lui oppose nos « vérités » : nos opinions, qui se cristallisent souvent en idéologies. Face aux défis du réel, l’être humain rationnalise. Il construit des systèmes explicatifs, s’accroche à des îlots d’illusions de savoir, et esquisse des systèmes de solutions, comprenant de préférence des coupables à punir ou des ennemis à abattre. Trop souvent, l’Histoire a montré les dangers très réels de ce type de réponse humaine à la réalité qui les entoure.

Au nom de la Vérité se perpétuent les croisades, les guerres de religion, les purges, la Shoah, les violences homophobes, les fanatismes, les nettoyages ethniques et les attentats.

L’illusion du savoir et la pulsion de l’action correctrice sont les moyens aussi rationnalisés qu’inconscients à travers lesquels l’être humain, terrifié par sa propre impuissance face à la réalité, tente de regagner un semblant de contrôle sur son destin. Devant l’arbitraire du vivant, dont la pandémie actuelle est un exemple archétypique, le réflexe humain est de prétendre détenir la vérité. La réponse juive est de bénir.

La Vérité divine comme structure du monde

Bénir est au cœur de l’ethos juif. Dans la tradition juive, l’homme bénit. Il bénit ceux qui arrivent et ceux qui partent, ceux qui sont malades et ceux qui portent un nouveau vêtement, ceux qui se marient et ceux qui ne se sont pas vus depuis longtemps. Il bénit l’homme, et il bénit Dieu. Il le bénit de lui permettre de se réveiller le matin, d’avoir un système défécatoire qui fonctionne, d’être né libre, d’écouter les prières… il bénit pour la pluie et la parnassa3, pour la santé et pour la nourriture ; il bénit pour une bonne nouvelle, et il bénit pour une mauvaise nouvelle4.

« Pourquoi est-on obligé de bénir pour le mal autant que pour le bien5 ? » s’interroge le Talmud. C’est à Job, répond la guémara, que reviendrait la parole de sagesse ultime devant l’inéluctable : « Le seigneur a donné et le seigneur a pris. Béni soit le nom de dieu6 .»

Dans ce verset7, Job, éprouvé par le malheur, ne remet en cause ni lui-même ni le divin. Il y a une sagesse profonde dans le fait de s’incliner devant l’inéluctable. Une sagesse qui est l’inverse d’une défaite, mais qui demande une grande humilité. Ne pas refuser le couperet du réel, c’est reconnaître qu’on ne contrôle pas le monde. C’est se reconnaître humain.

Lorsqu’on « bénit le juge de vérité », on défère le droit d’en juger à plus grand que nous. Face à l’implacable comme la défaite, la maladie et la mort, on bénit non pas parce que l’on estime que ce qui arrive est bien, mais comme acte de reconnaissance d’une réalité qui nous dépasse, et qui est bien plus vaste que l’expérience qu’on en a. Continuer à bénir dans le malheur, c’est reconnaître que Dieu/la vie est bien au-delà des tempêtes qui agitent la surface du monde et bouleversent l’expérience humaine.

Telle était la réponse de Job, telle fut la réponse du rav Kalonymus Shapira. Non pas que Dieu soit indifférent. Pour le dernier rabbin hassidique du ghetto de Varsovie, Dieu, même lorsqu’il se cache, pleure avec les hommes8. Mais parce qu’Il leur a donné la liberté radicale, y compris, rappelle Levinas, celle de ne pas croire9, celle de se détruire ou de prétendre détenir la vérité, l’homme souffre. Or c’est souvent dans la reconnaissance de ses propres limites face à l’infini qu’il peut trouver sa paix. En « bénissant le juge de vérité », l’être humain est invité à sortir de la tentation de se faire juge de la réalité, et à se reconnecter à une force de vie si immense qu’elle englobe tout : les malheurs comme les joies, les désastres comme la beauté, les chutes comme les résiliences10.

La vérité et l’infini

Si la Vérité n’est pas toujours accessible à l’entendement humain, c’est qu’elle appartient au divin, dont, selon le Talmud, elle est le « sceau11». C’est ce que semble nous dire Abraham Abul’afia, dans sa contemplation sur la lettre aleph :

« La lettre alef est première de tous points de vue (…). Et pour cela, la lettre Aleph est appropriée pour être le nom de Dieu (…). Et c’est la parole du prophète Isaïe : Je suis le Seigneur, je suis premier et je suis dernier12. »

Selon le kabbaliste médiéval, en incarnant le perpétuel recommencement, la lettre aleph est symbole de l’infini, à l’image du divin. Or aleph est aussi la première lettre du mot « vérité » en hébreu : émèt. Plus encore, les trois lettres qui composent le mot émèt, aleph, mem et tav, représentent respectivement la première, la lettre médiane, et la dernière lettre de l’alphabet hébraïque.

Si la Vérité n’est pas de ce monde, du point de vue de la mystique juive, en encadrant l’alphabet sur lequel celui-ci repose13, elle en constitue la structure profonde.

On ne connaît pas toujours les portes inattendues qui s’ouvrent au fond des épreuves14. Mais si l’on ne bénissait que pour le bien, serait-on vraiment en relation avec la vie ? Il en va pour la relation avec Dieu comme dans les relations avec les hommes. Choisir sélectivement en niant les zones d’ombre, c’est vivre un rapport d’objet. Vivre en relation, c’est prendre ce qui est donné, y compris ce qui nous dépasse. En disant, au moment du don de la Tora, Naassé vénichma, « nous ferons et nous entendrons15 », les Hébreux incarnent cet ethos de la relation : l’acceptation d’interagir avec le monde sans prétendre tout comprendre. Et c’est peut-être à partir de là que le « Dieu qui se cache » peut se révéler être le « Dieu qui sauve16 ».

Lorsqu’on résiste aux tentations de séparation que la tristesse vient nous chuchoter à l’oreille, et qu’on accepte d’être en pleine relation avec la vie qu’il nous est donné de vivre, quelles que soient les circonstances extérieures, les portes s’ouvrent. C’est ce type de connexion avec un niveau d’Unité du divin, avec le monde au-delà de la surface des choses et des malheurs particuliers, qui a permis la résilience d’âme de certains, comme Viktor Frankl, Etty Hillesum, le rav Shapiro17.

En prenant acte du fait qu’il ne détient pas la Vérité et en bénissant la Source de Vie, y compris dans les moments difficiles, l’homme est invité à s’accoler à cette énergie immense qui englobe tout, les malheurs comme les bonheurs.

Et si au lieu de dire : « Je sais », on répondait : « Je suis là » ?


1 Certains traduisent l’expression par : « béni soit le vrai juge ». Si la formule, en hébreu, reste grammaticalement bancale, il semble plus proche du sens littéral de la traduire par : « béni soit le juge de la vérité », ou « de vérité ».

2 Talmud de Babylone, traité Bérakhot p.60b.

3 Les moyens économiques de vivre.

4 Talmud de Babylone, traité Bérakhot p.54a et p.60a.

5 Traité Bérakhot p.60b.

6 Livre de Job 1,21, cité dans Bérakhot p.60b.

7 Il se rebellera plus tard, mais ici le Talmud se focalise seulement sur la première réponse de Job, lorsque les premiers malheurs le touchent.

8 Voir Catherine Chalier, Kalonymus Shapiro, rabbin au ghetto de Varsovie, éd. Arfuyen, 2011, p.68 et suivantes.

9 Emmanuel Levinas, Difficile Liberté, éd. Albin Michel, 1976, p.34.

10 Ce serait, dans un sens, l’une des réponses de L’Ecclésiaste devant l’absurde de la vie humaine.

11 Talmud de Babylone, traité Chabbat p.55a.

12 Abraham Abul’afia Or Ha Sekhel, La Lumière de l’intellect.

13 Dans une perspective biblique, la réalité est créée par le verbe.

14 Comme nous le rappellent les aventures d’un rabbin, qui, lorsqu’un malheur lui arrivait, répondait imperturbablement « cela aussi, c’est pour le bien » (gam zou létova), Talmud de Babylone, traité Taanit p.21a.

15 Exode 24,7.

16 Selon la parole du prophète Isaïe (45,15) : « Oui tu es le Dieu qui se cache, le Dieu d’Israël qui sauve. »

17 Si Frankl a survécu, Hillesum et Shapiro sont morts dans la Shoah. Mais leurs écrits témoignent d’un rapport résilient avec la réalité. Inversement, Primo Levi, qui a survécu à la Shoah, n’a pas trouvé sa résilience, et s’est suicidé plusieurs dizaines d’années après sa sortie des camps. Que leur souvenir soit une bénédiction. La résilience est au-delà de la question de vivre ou de mourir.

Publié le 02/07/2021


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