Exigeante quête de vérité
La Tora raconte que, au moment où Dieu constata que les hommes se rebellaient en construisant la tour de Babel, il « descendit pour voir la ville et la tour » (Genèse 11,5). S’étonnant de l’emploi du verbe « descendre » à propos d’un Dieu omniprésent, Rachi, le célèbre exégète français, explique que cette formule a pour but « d’apprendre aux juges à ne se prononcer sur une affaire qu’après une enquête approfondie1 ». Or, comme le soulignent plusieurs commentateurs à propos de cette explication, nous sommes tous des juges : nous formulons sans cesse des jugements de valeur et donnons notre avis sur tout à qui veut bien l’entendre. Il faut donc descendre vers la vérité : fouiller, investiguer, ne pas s’en remettre à des informations de seconde main. Cette enquête n’est jamais aisée, du fait des erreurs et des mensonges. Il faut démêler « l’info » de « l’intox », s’assurer de la fiabilité des sources, se méfier de la censure ou de l’autocensure qu’impose le « politiquement correct », etc.
À ceci s’ajoutent des biais cognitifs et des préjugés qui altèrent notre jugement.
Le Talmud enseigne par exemple qu’un tribunal n’a pas le droit d’écouter la plaidoirie de l’une des parties en l’absence de la partie adverse. La première raison de cette règle est le droit des deux parties à savoir ce que l’autre a déclaré pour s’y opposer au besoin ou rectifier ce qui a été dit. Une seconde raison est explicitée par le Maharal de Prague (1526-1609) : « Si l’une des parties rapporte les faits en l’absence de la seconde, le juge va accepter ce qui est dit et tendra désormais à considérer son argumentation d’un œil plus favorable. Quand l’autre partie viendra réfuter les faits, le juge éprouvera des difficultés à effacer cette impression de son esprit ayant tout d’abord accepté la première version. » Le rabbin Éliyahou E. Dessler (1892-1953) précise le mécanisme psychologique à l’œuvre : « L’homme a horreur d’être obligé de changer d’avis, même un avis temporaire. Il n’en faut pas davantage pour fausser imperceptiblement la balance de la justice2. » L’intellect est paresseux. Le premier avis intégré dans l’esprit du juge aura toujours un avantage sur le second. Or, poursuit le rav Dessler, cette question nous concerne tous car « chacun de nous est un juge : nous passons notre vie à évaluer la justesse de notre conduite et l’exactitude de nos opinions. Cependant, si nous examinons à quel point nous sommes chargés de préjugés en ces matières, nous nous apercevons que leur effet pernicieux est probablement bien plus considérable que celui d’un véritable pot-de-vin donné à un juge. Réfléchissons un peu : si la moindre idée préconçue est déjà capable de déformer la justesse du raisonnement à cause du léger désagrément qu’implique un changement d’avis, fruit de l’orgueil et de la paresse, que dire des opinions préconçues qui nous sont dictées par les appétits grossiers et les défauts naturels qui nous dominent depuis tant d’années ! […] Est-ce à dire que nous n’avons aucune chance de parvenir à des conclusions justes avant d’avoir purifié notre cœur ? Il est vrai que nous ne pouvons jamais avoir de certitudes. Il y a un test que nous pouvons utiliser : si une opinion ou une décision vient à l’esprit facilement, sans combat particulier, elle est suspecte. Il faut chercher en quoi l’influence des défauts naturels s’en fait sentir. Si l’opinion ou la décision est difficile à atteindre, exige un effort, une recherche de la vérité, un combat contre les inclinations naturelles... alors il existe au moins un espoir qu’elle soit correcte ».
Prudence donc, et gare aux jugements hâtifs. Comme l’enseignent les Maximes des Pères (1,1) : « Soyez circonspects dans le jugement. »
Dans le cas particulier des relations sociales, riches de malentendus et de quiproquos, le Talmud (id. 1,6) nous enjoint : « Juge tout homme avec bienveillance (lékaf zékhout). » Cet enseignement signifie que si l’on voit agir son prochain de manière en apparence répréhensible, il faut lui accorder le bénéfice du doute tant nos facultés de jugement sont fragiles3.
Ainsi, il n’est pas aisé d’accéder à une vérité objective.
Mais quand bien même nous serions capables de patience, de persévérance et de probité intellectuelle… pourrait-on accéder à une vérité « pure » et absolue ? Rien n’est moins sûr.
« La vérité germera de la terre »
Un étonnant midrash (Béréchit Raba 8,4) raconte en effet qu’au moment de créer l’homme Dieu consulta les anges. Les êtres célestes formèrent quatre groupes menés par quatre anges particuliers : l’ange de la Générosité, celui de la Justice, celui de la Vérité et celui de la Paix. Les deux premiers furent favorables à la création de l’homme au contraire des deux seconds. Les anges, ici, sont les représentants de valeurs en opposition. Il y a, dans tout grand projet, conflit de valeurs. En l’occurrence, Générosité et Justice croient possible leur réalisation dans l’aventure humaine, tandis que Vérité et Paix savent les notions qu’ils représentent éloignées par nature des préoccupations humaines. Deux contre deux. Comment trancher ? De manière énigmatique, le midrash dit que Dieu jeta à terre l’ange de la Vérité (créant une situation de deux contre un) et put ainsi créer l’homme. A-t-il pour autant renoncé totalement à la Vérité ? Non, car un verset dit : « La vérité germera de la terre » (Psaumes 85,12).
Reprenons : l’ange de la Vérité fait partie des opposants à la création de l’homme. En effet, une créature immanente ne pourra jamais appréhender la Vérité pure, celle du monde platonicien des Idées. La Vérité absolue est hors de portée ? Débarrassons-nous d’elle (elle est jetée à terre), au profit d’une vérité immanente (qui germera de la terre), confiée aux hommes ! Où se trouve désormais cette vérité ? Ici-bas et non plus dans les trop lointains mondes célestes4. Le renoncement à une Vérité absolue au profit d’une vérité à la mesure de l’homme aura des conséquences surprenantes. Par exemple, la Tora divine (appelée « Tora de vérité ») sera confiée aux hommes et non aux anges.5 Dieu lui-même ne sera plus « compétent » pour décider de ce qui est vrai ou pas : « La Tora n’est plus dans le ciel » ! (Traité Baba Metsia p.59a). C’est donc aux hommes de faire jaillir la vérité, quand bien même elle différerait de la Vérité absolue à laquelle la création même de l’humanité a nécessité de renoncer. Résumant cette approche, rabbi Israël Salanter (1810-1883) écrit : « Dieu a donné la Tora aux êtres humains afin de juger, d’apprécier et de statuer selon l’entendement des hommes et non selon l’entendement divin. »
Le prophète Élie
L’ange de la Vérité a été déchu – sans quoi l’Homme n’aurait pas été créé – puis invité à renaître ici-bas, à germer dans un terreau immanent, adapté aux contingences du monde sensible.
Le prophète Élie est connu pour son intransigeance, sa sévérité, sa condamnation violente et sans appel de toute forme d’hérésie (voir notamment Rois I, 18). On le qualifierait aujourd’hui de « fondamentaliste ». Dieu lui-même dut lui demander de faire preuve de plus de patience et de bienveillance. Or, selon une tradition kabbalistique6, l’âme d’Élie n’est pas comparable aux autres âmes humaines : c’est en fait un ange incarné. L’ange de la Vérité en personne, enveloppé d’un corps humain. L’ange initialement opposé à la création de l’homme et qui dut descendre sur Terre pour opérer la délicate transformation de la Vérité absolue (divine, donc parfaite mais incompatible avec la vie) en vérité immanente (soumise à la subjectivité, mais accessible, humaine, et source de vie). Dès lors, on comprend bien les débuts fougueux et misanthropes du prophète ! Car il est La vérité même, celle qui ne connaît ni concession ni souplesse. Une Vérité séduisante par sa perfection mais dont il faut rappeler qu’elle s’opposait à la création, à la vie. La pure Vérité peut être source de mort : la présence du mot hébraïque signifiant « mort » (met) au cœur de celui qui veut dire « vérité » (émet) en témoigne. Cet être céleste dut découvrir les réalités de la vie d’ici-bas, la patience, le décalage entre les idéaux et leur mise en œuvre concrète. Le parcours d’Élie (qui sera, selon la tradition, le héraut du Messie) est donc celui de la Vérité jetée sur Terre malgré elle et devant, peu à peu, se transfigurer. Il explicite la tension entre Vérité absolue et vérité relative, entre idéal et réalité, entre rêve de perfection et vie concrète. Il ne s’agit pas, bien sûr, de renoncer aux idéaux mais d’en faire des moteurs de l’histoire, des panneaux indicateurs, et non un prétexte à la violence ou au dénigrement du monde tel qu’il est.
La Tora débute ainsi : « Au commencement, Dieu (Élohim) créa le ciel et la terre » (Genèse 1,1). D’après la tradition, les deux noms hébraïques les plus courants pour désigner Dieu, Élohim et le tétragramme7, sont employés respectivement pour désigner le Dieu de justice et de rigueur d’une part, et le Dieu de miséricorde d’autre part. Élohim peut d’ailleurs parfois désigner « les juges », c'est-à-dire ceux qui appliquent la justice dans sa plus stricte rigueur. Le tétragramme (contraction du verbe « être » au passé, présent et futur) renvoie pour sa part à l’idée d’un Créateur patient, laissant au projet divin la possibilité de s’inscrire dans l’histoire. C’est donc le nom d’Élohim qui est employé dans le premier verset alors qu’un peu plus loin la Tora dit : « Voici les générations du ciel et de la terre lorsqu’ils furent créés, au jour où Hachem (tétragramme)-Élohim fit la terre et le ciel » (Genèse 2,4). S’étonnant de ces deux formulations et du recours à deux noms divins différents dans le récit de la Création, Rachi explique : « À l’origine, Dieu eut l’idée de créer le monde avec l’attribut de stricte justice mais il vit que le monde ne pourrait subsister. Il fit alors précéder l’attribut de miséricorde et l’associa à celui de stricte justice8. » Il y a donc, à l’aube de l’histoire universelle, un changement de programme. Il existe un « monde idéal » (correspondant au nom Élohim) auquel Dieu renonce d’entrée de jeu au profit d’un monde moins parfait mais plus réaliste, donc viable9. L’idéal n’est pas totalement délaissé (juste relégué, dit Rachi, à la seconde place). C’est pourquoi le récit biblique garde la mémoire de ce projet initial qui opère comme un objectif à long terme et non comme une nécessité immédiate.
Dans la littérature talmudique, c’est notamment au travers des figures d’Hillel et de Chamaï que la tension réalité/idéal s’incarne. Tout oppose ces deux compagnons d'étude du Ier siècle. Le premier incarne la patience, la douceur, la tolérance. Le second est un homme exigeant, rigoureux, impatient10. Finalement, la tradition a retenu l’approche d’Hillel. C’est son opinion qui fait autorité dans les débats l’opposant à Chamaï (ce nom évoque « le Ciel », chamaïm car ce sage possède l’impatience et l’exigence des anges). Pourtant, une tradition kabbalistique11 nous fait savoir que c’est l’opinion de Chamaï qui fera autorité à la fin des temps. Sa vision du monde serait donc plus aboutie12, plus « parfaite » que celle de son confrère… mais elle n’est pertinente que dans une perspective messianique.
« Soixante-dix facettes » à la vérité ?
Le caractère immanent de la vérité explique l’appétence de la tradition juive pour la controverse et la pluralité des interprétations du texte biblique dont le Ciel lui-même déclare, selon le Talmud, qu’elles sont « toutes paroles du Dieu vivant13 ».
Est-ce à dire pour autant que tout est vrai, que toute position est défendable, que tout est affaire de point de vue ? Loin de là.
Premièrement, dire que « la Tora possède soixante-dix facettes » (autant que de nations humaines, selon la tradition talmudique) ne signifie pas qu’il y en a une infinité. Une interprétation du texte n’est recevable que si elle est fidèle à la lettre du texte et qu’elle recourt à l’une des méthodes d’exégèse traditionnelle. Le caractère subjectif ou contextuel d’une interprétation du texte biblique, surtout quand elle concerne le droit hébraïque, ne permet pas pour autant de défendre tout et n’importe quoi.
Par ailleurs, une interprétation n’est recevable et légitime que si l’intention de son auteur est désintéressée. Le Talmud (Maxime des Pères 5,17) distingue très nettement la « controverse désintéressée » de celle qui ne vise que la gloire de son auteur ou la recherche de ses intérêts propres.
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Selon la tradition juive, le nécessaire renoncement à la Vérité absolue ne conduit pas au relativisme des valeurs et des comportements (selon lequel tout serait défendable, permis, légitime, etc.). Car cet absolu persiste comme une source théorique (la Tora céleste) et comme un horizon ultime (le messianisme). Entre ces deux absolus, la quête de vérité exige détermination, modestie et pureté des intentions.
1 On retrouve une même formule dans l’épisode de Sodome et Gomorrhe (Genèse 18,21) et la même explication de Rachi.
2 Voir Mikhtav méÉliyahou, « Les Racines du moussar ».
3 Voir à ce propos le Talmud, traité Chabbat p.127b.
4 Notons qu’à choisir c’est la paix qui est donc préservée au détriment de la vérité. La tradition juive s’en souviendra en autorisant par exemple le mensonge pour préserver la concorde. Voir par exemple Rachi sur Genèse 18, 12-13 : Dieu déforme les propos de Sarah pour ne pas vexer Abraham et éviter des tensions au sein du couple.
5 Le Talmud (traité Chabbat p.89a) rapporte d’ailleurs que les anges étaient opposés au don de la Tora aux hommes.
6 Voir Pardès Rimonim (de Rabbi Moché Cordovero), Chaar heikhalot 14 et Amoudé chiva, 24. Voir aussi Élé hadévarim (rav Eliyahou Schlezinger) sur Parachat Pin’has.
7 Le tétragramme est l’un des noms de Dieu s’écrivant avec quatre lettres hébraïques. Il ne se prononce pas tel qu’il est écrit (On dit plutôt Hachem, « le nom »).
8 En hébreu, « stricte justice » se dit dine (qui a donné le mot dayane : « le juge »). Ce mot dérive de daye qui signifie « stop ! », « assez ! ». Le dine exprime donc un sentiment d’impatience et une attitude intransigeante.
9 Le Talmud (traité Bérakhot p.7a) enseigne que Dieu prie (!) chaque jour en formulant – pour lui-même – le vœu « que [s]a volonté soit telle que [s]a miséricorde réduise à néant [s]a colère, que [s]a miséricorde puisse prévaloir sur [s]es autres attributs, afin de traiter [s]es enfants sur la base de la miséricorde et, en leur faveur, ne pas pénétrer dans le domaine de la stricte justice ».
10 Voir traité Chabbat p.31a.
11 Selon un enseignement traditionnel de la kabbale lourianique.
12 Talmud, traité Yévamot p.14a.
13 Idem, traité Erouvin p.13b.
Publié le 13/06/2021