Numéro 11 - Retour au sommaire

Même le Golem

Ecrit par François Ardeven - Psychanalyste, lecteur du Midrash laïque au centre Medem

Celui qui entra ne parlait pas ; son corps parlait pour lui. 

Un corps très vaste s’allongea sur le divan qui n’avait pas l’habitude de recevoir une telle masse. 

C’était comme un arbre tout entier, une yeuse, qui se couchait là. Les couvertures nombreuses du divan venues des parties du monde que l’analyste avait visitées, déposées au fil des années, absorbèrent de justesse son écroulement. Adam fut, dit-on, créé ainsi, à partir non d’une seule glèbe, mais depuis différentes terres récoltées dans tout le monde et modelées en un seul homme. N’éprouvons-nous pas parfois ainsi, dans une forme, un geste ou un goût, la trace des sangs mêlés qui coulent en nous. Le divan un peu de cette façon couvrait une partie du monde si l’on peut dire, ce qui lui donnait la force de ployer sans rompre sous le poids du nouveau venu taiseux. 

On aurait dit que c’était la première fois de toute sa vie qu’il s’allongeait, se posait, se reposait, et pour tout dire, s’arrêtait. Voilà bien au fond, à côté de ses formules subtiles, une des grandes propositions de la psychanalyse : s’arrêter ; pour parler ou pour se taire, qu’importe, mais s’arrêter une heure sur soi. 

L’analyste regarda de biais la forme inhabituelle de ce patient peu articulé : gâteau sorti du four, éternel bedeau, pâte dont Hugo fit pour toujours son Quasimodo ? 

 

« L’homme engendre l’homme avec le soleil », enseigne Aristote, au chapitre 2 de sa Physique. L’analyste aima, dès qu’il la découvrit, cette pensée qu’il jugea aussitôt une des plus belles pour exprimer le tiers qu’il faut dans les opérations de l’amour et de la génération. Pour que l’opération en effet ne soit pas une duplication ou une recréation en petit, la constitution avare d’une réserve doit se manifester : un autre, un tiers, une force. « Rien de neuf sous le soleil » assurément, sinon le soleil lui-même et la vie – et l’inconscient même qui, avec sa structure faite comme un langage, lecture et écriture à la fois, ignore la comptabilité. Son économie est ouverte, comme l’a proposé Georges Bataille, et « dépensière ». Cette ouverture dépensière est le soleil d’Aristote ou l’Éternel des Juifs (et des autres).

Cet homme allongé est à la fois trop grand et trop tassé, cubique, sans l’esquisse à ses flancs de la possibilité d’un autre. On ne lui imagine ni frère ni sœur. Il est tout son possible si l’on peut dire ainsi. Voilà bien un état assez commun – spécialement dans les temps technologiques – que de naître non du fruit d’un hasard, d’une contingence, d’une incartade, d’un désir flou, qui apportaient aussi leur lot de malheurs, mais d’une décision. Cet esprit de décision s’arrête heureusement le plus souvent à la naissance, la nouvelle vie, bien plus puissante qu’on ne l’imaginait, s’emparant du projet qui l’a fait apparaître et le mettant à bas. Il arrive que le projet ne soit pas éliminé suffisamment avec les eaux que la femme perd. La nouvelle vie a comme seul compagnon alors le but qu’on lui a fixé. Appelons cet embryon contrôlé un golem. 

Sans guère de doute, était allongé sur le divan, silencieux et souffrant, un être de cette espèce, un être finalisé. 

 

Par quel miracle la vie, qui est en excès toujours, l’avait-elle arraché à la prison de la tâche à la seule fin de laquelle il fut imaginé ? Par quelle erreur le programme l’avait-il laissé échapper ? On ne le sut pas. Sait-on d’où surgit un jour par exemple Kaspar Hauser ? Comment avait-il été créé et par qui ? Depuis quand ? On sait juste que, dans les écrits du grand Maharal de Prague, dont la validité est contestée[1] sur ce point, il est fait mention ainsi d’un être de terre qu’il animait avec l’imposition de lettres hébraïques sur son front. Les lettres (אמת), tracées au doigt par le Maharal, qui composent en hébreu le mot « vérité », emet, le rendaient vivant et au contraire le replongeait dans la torpeur l’effacement de la première : l’aleph. Le mot qui restait inscrit (מת), met, signifie : « mort ». On aurait pu imaginer que le mot « vie » fasse vibrer la créature. Mais non, c’est le mot « vérité » qui est créateur. Le golem ne reçut pas le pouvoir de parler. 

En français, du reste, le mot VIE semble presque soutenir le mot VérItÉ, on trouverait en tout cas à jouer avec les lettres ici. À bien y réfléchir du reste, la vérité a bien à voir avec la mort quand on la veut à l’horizon de la vie. Toute dogmatique finit par substituer ainsi subrepticement, peu à peu, la vérité à la vie. La terreur est le couronnement de la vérité-vie. 

Fut remarqué et répété un grand nombre de fois que la Tora ne commençait pas par un aleph mais par un beth, la deuxième lettre de l’alphabet des Hébreux : berechit. Les interprétations sont tout aussi nombreuses. On peut inventer, ou peut-être retrouver, celle qui imagine qu’un livre qui commencerait par la première lettre ferait un corpus trop vivant, trop en compétition avec la vie elle-même. Un aleph inaugural a peut-être été supprimé : le Livre, de vivant qu’il était peut-être, est sur-le-champ devenu un alignement de lettres, sauf dans les moments où les humains l’interprètent ou le chantent et lui donnent leur souffle. Un livre entièrement vivant[2] serait un golem, ce qu’est sans doute tout texte sacralisé et fétichisé. Il faut être un peu mort quand on écrit, car on écrit à l’écriture elle-même, et non d’abord aux autres, et au-delà du temps simultané. 

La psychanalyse est une halte, pause offerte par l’intermittence d’une étude sur soi. Une rage pousse parfois la porte du cabinet, qui demande à être éteinte. Dans la ballade de Goethe L’Apprenti-sorcier – et aussi dans son adaptation par Walt Disney, Fantasia, dans la célèbre courte séquence où l’on voit Mickey cédant à la magie s’élancer au rythme de la musique de Paul Abraham Dukas – un serviteur vole ainsi le chapeau[3] d’un grand magicien qui est son maître, fatigué d’avoir à passer le balai (« cet imbécile de balai ») sur le sol dallé d’une crypte sans lumière. Coiffé ainsi, voilà ce serviteur devenu capable par des paroles, qu’il oubliera malencontreusement, de donner la vie à un balai dont le zèle ne peut s’arrêter. Que le balai soit fendu en deux par l’apprenti pour l’abattre, les deux morceaux en sont rendus encore plus furieux dans leur activité et tout est noyé. Quelle rage, quelle compulsion anime parfois un sujet, quand, en le disant sans plus de précision, il y croit de trop. 

 

L’analyste[4] patient passa doucement sa main sur le front de son patient muet. Il ne se passa rien, ce qui en l’occurrence fut la meilleure chose qui pouvait arriver.

 

 

 

[1] Voir sur ce point et sur tant d’autres l’admirable livre d’André Neher Faust et le Maharal de Prague (éd. PUF, 1987).   

[2] Ce n’est pas du reste en ce sens qu’on évoque la « Tora de vie ». 

[3] Le chapeau oublié par le héros narrateur dans la synagogue est un bien curieux objet du fameux et ambigu Golem de Gustav Meyrink (éd. GF, avec une profonde préface de son traducteur Jean-Pierre Lefebvre). Le héros perdit son chapeau, oubli ou lapsus qui déclencha l’histoire. Le golem n’est du reste pas l’élément principal de ce récit aussi symboliste qu’ésotérique. Le golemd’Isaac Bashevis Singer, aux antipodes du livre un peu tarabiscoté de Meyrink, est un conte classique et superbe. Le golem y reçoit, comme dans d’autres sources, le nom de Joseph.

[4] Freud n’interdit pas qu’on touche le patient, chose assez peu connue.

Publié le 14/03/2021


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