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Khaf : la réception

Ecrit par Frank Lalou - Calligraphe

Le nom du Khaf signifie la paume. L’alphabet, en plaçant côte à côte Yod, la main qui donne, et Khaf, la main qui reçoit, nous offre une sublime pédagogie. Si nous observons sincèrement nos conflits familiaux, amicaux ou citoyens, nous constaterons toujours un problème de décalage, d’asymétrie entre le don et la réception. 

Revenons à la supposée générosité du Divin. S’il donne sa lumière sans attendre le moindre retour de ce qu’il crée, on peut dire qu’il donne réellement. S’il donne sans que cela ne lui ôte quoi que ce soit, il donne en toute gratuité. Mais s’il donne et qu’il attend des êtres humains un retour, alors, on ne peut plus parler de don gratuit mais d’échange. 

Si le symbole principal du Khaf est la réceptivité, il faut se poser la question : comment préparer la qualité de la réception ? Prenons l’exemple du miroir. Pour qu’il soit parfaitement réfléchissant, il faut veiller à bien polir son verre et puis bien lui ôter toute poussière. Si nous considérons qu’une éducation réussie consiste à faire de nos élèves les bons réceptacles de notre culture et de nos valeurs, il faut veiller aussi à respecter la singularité de toute tête assimilante et pensante. Pour les humains, la transmission ne doit pas se faire à l’identique. Chaque âme qui apprend de ses maîtres doit aussi y apporter son supplément de particularité. La nature du réceptacle agit aussi sur la qualité de ce qui est reçu.

La lettre Khaf, grammaticalement, est le signe de la comparaison. Elle est collée au mot qu’elle accompagne. Le comparatif, malgré tout, n’est pas éloigné de l’idée de réceptacle. Car les enseignés doivent, par des contrôles successifs, comparer leurs connaissances aux modèles que leur imposent les éducateurs. Mais ce qu’espère tout maître ou tout parent, c’est, bien sûr, l’acquisition de connaissances, mais surtout un dépassement des modèles. Chaque être doit apporter sa contribution aux grands projets de l’humanité jusqu’à l’avènement messianique. Transmission, réception et dépassement. Ainsi, comme dans le magnifique livre de Martin Buber Le Chemin de l’Homme, il n’est demandé à personne d’avoir été le roi David, Moïse ou Abraham, mais il est demandé à chacun d’assumer sa singularité afin qu’elle enrichisse l’arc-en- ciel de toutes les dimensions humaines.

Cette nécessité de la réception (sens du mot « kabbale », kabbalah en hébreu) et du dépassement est bien illustrée par ce passage du Talmud (Mena’hot, p.29b) :

Moïse monte au ciel pour recevoir les Tables de la Loi. Il trouve YHWH occupé à mettre des couronnes sur les lettres.

Moïse dit : « Qui à côté de Toi retient ce que Tu as écrit ? » (En d’autres termes : qui T’empêche d’achever Ton Texte avec les lettres conventionnelles, qui T’oblige d’y ajouter ces fioritures ?) Et voici la réponse divine :

« Après bien des générations, viendra un homme, son nom sera Akiva ben Yossef. Il construira des montagnes de halakhah à partir de chacune de ces taguim, couronnes sur les lettres. 

Moïse, interloqué, demande : « Montre-moi cet homme. Ainsi, je ne reçois pas une loi achevée. Celle-ci continuera à être construite dans le futur par un homme qui nest ni prophète ni saint. » YHWH dit : « Retourne-toi. » Moïse sassied modestement derrière la dernière rangée des élèves pour écouter lenseignement du Maître Akiva. Mais il ny comprend rien, dépassé qu'il est par les sujets en discussion et par le style des développements. Cela le déprime. Mais, subitement, après que Rabbi Akiva ait énoncé une décision qui semble arbitraire aux élèves, ne sappuyant sur aucun raisonnement conforme aux règles herméneutiques, ces derniers demandent : « Rabbi, doù te vient cette décision ? » Rabbi Akiva répondit : « Cest une loi reçue par Moïse à Sinaï. »

 

Toute la métaphysique de la kabbale prend sa source dans une description du tsimtsoum. Le divin pour quil y ait quelque chose plutôt que rien, se contracte sur lui-même. Nous imaginons que cet acte de retrait ne fut pas de tout repos et que ce fameux tsimtsoum fut une véritable perte d’une part de lui-même. On se demande alors pourquoi cela aurait créé quoi que ce soit, si aucun retour n’était attendu. Chez les Sumériens, à travers le mythe du Super Sage qui décrit minutieusement la création de l’homme par les dieux, comme chez les Grecs avec cet autre grand mythe évoqué par Platon dans son Protagoras : les dieux, à partir de l’argile, façonnent l’homme afin qu’il besogne pour eux, qu’il les décharge d’un labeur éreintant qui dure depuis le début des temps. Le Dieu de la Bible place Adam au paradis afin qu’il nomme les animaux, voici sa noble tâche. Le rapport don-réception entre l’Émanateur et l’Émané est donc un échange. Je te donne afin de recevoir plus tard, et je ne sais pas encore sous quelle forme, un retour. Je reçois, mais ce que je reçois, je ne puis le garder et dois le redistribuer dans son intégralité. 

L’erreur serait d’imaginer que ce que je reçois doit être rendu par des objets de la même nature. Le Khaf est aussi dans la tradition le creuset qui permet la mutation de ce qui brûle en son sein. La réceptivité du Khaf est loin d’être passive, il est comme un utérus qui transforme la graine en un être autonome. Ce qui est donc reçu n’est jamais rendu à l’identique mais subit une altération, une métamorphose. Que penser d’une famille dont tous les membres s’offrent comme cadeau de Pourim la même boîte de chocolats ? C’est cette altération qui rend l’échange intéressant car on ne sait jamais à quoi ressemblera le retour du don. L’Univers offre aux hommes comme aux singes des mains, et l’homme joue de ses dix doigts les plus sublimes fugues, il offre aussi des jambes, et voilà le danseur qui défie toutes les lois de la gravitation, il offre des yeux, et un jour apparaît sur une toile le sourire de La Jeune Fille à la perle. Le Divin nous offre, nous recevons et nous transformons, puis nous dépassons et surpassons le projet. Le dépassement est ce que le Divin attend de nous en retour. 

Publié le 26/04/2021


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