Longtemps, sans doute depuis les origines mêmes de la civilisation dite occidentale, une relation à la fois étroite et ambivalente s’est nouée entre le judaïsme et l’Occident. Les affinités entre ces « humanités fraternelles parmi lesquelles nous rangeons Israël et l’Occident »[1], selon la formulation d’Emmanuel Levinas, ont suscité de multiples interrogations. La place de la conscience juive dans sa relation avec le destin du monde actuel a souvent été questionnée. Selon le Comité préparatoire du Colloque des intellectuels juifs de langue française, deux démarches principales ont justifié le choix de ce thème : alors que la plupart des nations remettaient en cause la prééminence de l’Occident, elles s’en inspiraient et l’imitaient pourtant. Des interventions des différents penseurs ont émergé des attitudes contradictoires face au modèle de l’Occident. Un dialogue sans complaisance rappelant que le judaïsme était une des composantes de la pensée occidentale et que le principal grief que l’on pouvait lui faire serait de ne pas être resté attaché aux valeurs éthiques qui l’ont inspiré (dixit Jean Halpérin)[2].
Comme l’a précisé le philosophe Michel Serres au cours de cette rencontre, l’Occident s’est partagé entre deux pôles, Byzance et Rome, l’un dominant l’Est, l’autre l’Ouest, depuis le IVe siècle. Pour l’universitaire, « l’Occident n’est pas né à Rome au temps de son déclin. Il a sans doute commencé à Byzance, dans l’autre direction du déclin du soleil… Peut-être est-il venu de l’Orient »[3]. C’est ainsi qu’un premier modèle de l’Occident apparaissait, qui, comme Constantinople, puisait à la fois dans les civilisations grecque et chrétienne s’appuyant elles-mêmes sur « une tradition issue de Palestine, on a pu la dire judéo-chrétienne ».[4] D’emblée, la triade Jérusalem, Athènes et Rome s’annonça comme le socle de la pensée occidentale. Ipso facto, le judaïsme se révélait un élément constitutif, voire ontologique, de l’Occident aux côtés de la philosophie et de la chrétienté. Pourtant, ce modèle a été contesté en monde juif. Et ce, même si, depuis le XIXe siècle, la conscience juive, traditionnellement éprise de savoir, a été séduite par l’universalisme que la science et les Lumières semblaient promettre.
Comme l’a défini Wladimir Rabi lors de ce XVIIe Colloque des intellectuels juifs, il existe une névrose propre au monde juif diasporique.[5] Plus que chez tout autre groupe, l’élite intellectuelle juive a été victime de cette pathologie. Elle consiste chez les intellectuels en l’affrontement simultané d’une double culture : celle environnante dominante et l’autre intérieure liée à ses traditions historiques et religieuses. In petto, la conscience juive est dès lors le théâtre d’une joute douloureuse entre deux univers, deux civilisations, deux cultures, deux modèles, qui généralement ne s’interpénètrent pas ou très peu, aussi certains l’un et l’autre du caractère absolument incontestable de leurs avancées.
Jusqu’au moment de l’Émancipation, le problème d’affrontement ne pouvait se poser étant donné que chacun de ces mondes ne se heurtait pas chez l’individu juif puisqu’ils s’excluaient l’un l’autre. La communauté juive, d’un côté, le monde environnant, par ailleurs, étaient régis par leurs propres lois. Pour les Juifs, le monde non juif était étranger, il était l’avoda zara (« œuvre étrangère », l’idolâtrie selon la Tora) peu influent sur sa culture, celui situé de l’autre côté avec lequel seules quelques relations nécessaires étaient autorisées. Au XVIIIe siècle, la Haskala, le mouvement juif des Lumières, a rompu avec cette tradition en tentant d’instaurer un fonds universel commun entre la condition juive et celle occidentale environnante.[6] Elle fut une étape essentielle dans la redéfinition de l’identité juive à l’ère de la modernisation. Outre l’abolition de la vie de ghetto, les partisans de la Haskala croyaient à la réforme de l’éducation juive traditionnelle. Cela impliquait notamment l’addition de disciplines profanes aux programmes scolaires. Dès l’origine, le judaïsme orthodoxe s’opposa à ce mouvement qui, par son refus du mode de vie traditionnel, menaçait de détruire le tissu serré du judaïsme, de saper l’observance religieuse et finalement de corrompre l’identité juive. Cependant, l’orthodoxie juive en vint à admettre l’enseignement d’un petit nombre de matières profanes et l’usage de la langue vernaculaire. Ses craintes se trouvèrent néanmoins partiellement justifiées, car, par certains aspects, la Haskala entraîna l’assimilation et l’affaiblissement de l’identité et de la conscience juive historique. Ainsi, la Haskala poussa les Juifs vers des domaines liés à l’universel et au rationnel, opposés aux valeurs religieuses véhiculées par le judaïsme. Dès lors, le monde juif éclairé fut frappé de « névrose » selon le mot de W. Rabi. Désormais, les Juifs avaient obtenu un statut commun avec les autres acteurs de la société, reléguant en arrière-plan, dans le domaine privé, leurs traditions religieuses. De ce fait et depuis cette date, la majorité des penseurs juifs occidentaux s’attelèrent à des problèmes relevant d’interrogations universelles sans particularité religieuse. Dans les domaines les plus divers, l’élite juive allait élaborer de nouveaux concepts déterminants pour la pensée en général, quel que soit le champ d’action envisagé : politique, historique, anthropologique, sociologique, linguistique et mathématique, etc. Pour preuves, les références comme Freud, Einstein, Marx ou Kafka et bien d’autres. La pensée des Juifs a été essentielle dans la révolution culturelle initiée au XIXe siècle et prolongée au début du XXe. Leur quête était celle d’un modèle universel reléguant aux oubliettes de la pensée toute recherche liée au judaïsme ou relevant d’un paramètre divin.
Chez la plupart des intellectuels juifs, cette conception allait avoir cours jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et la création en 1948 de l’État d’Israël qui contrarièrent ce processus. En effet, même chez les intellectuels qui avaient délaissé leur judéité en se prétendant penseurs de l’universel, on ne pouvait dorénavant en tant que Juifs rester indifférents à la Shoah et à l’espérance née de la proclamation d’indépendance du pays hébreu.
Les initiateurs du Colloque ont trouvé le remède à cette dualité entre universalisme et judaïsme en opérant un glissement de l’affrontement à l’émulation. Ces deux cultures réconciliées initièrent un modèle de symbiose « judéo-universelle », car, au lieu de rechercher avec son environnement une unité du monde, les participants ont utilisé leur différence originelle, à savoir hébraïque, comme point de départ au grand débat des cultures. Alors que les Juifs émancipés ont, quant à eux, aisément trouvé le chemin de la réflexion universelle à travers la référence occidentale, ils se sont éloignés de plus en plus de ce qu’aurait pu être le modèle juif, empêchant ainsi la possibilité d’un dialogue ou d’une symbiose. Au contraire, les intellectuels juifs de France renouèrent avec leur tradition judaïque pour s’imposer dans le dialogue contemporain, créant une véritable réconciliation entre leur judéité propre et l’universalisme à la fois leur et autre. Ce faisant, le Colloque des intellectuels juifs de langue française et les penseurs qui lui donnaient son identité particulière permirent d’évacuer l’idée d’un judaïsme comme différence, et de laisser place à la conscience juive comme composante de l’universel. Le pari était osé, mais il fut réussi grâce à la personnalité des intellectuels, pourtant si diverse, qui le constituait.
Dès lors, l’expérience juive rappelle qu’un nouvel universalisme reste possible à condition qu’il se réclame d’une histoire et d’un projet à contenu éthique, rejoignant l’affirmation d’Élie Wiesel : « La mission du Juif n’est pas de judaïser l’humanité, mais de l’humaniser. » En ce sens, le modèle de l’Occident judéo-grec aura réussi son pari.
[1] Le Modèle de l’Occident, op. cit., p. 202.
[2] Idem p. 4.
[3] Idem p. 10.
[4] Idem p. 11.
[5] Sa théorie fut explicitée lors d’un groupe de travail organisé le lundi 29 novembre 1976, sur le thème « L’intellectuel juif dans la société contemporaine », dans le cadre du XVIIe Colloque des intellectuels juifs de langue française. Le texte des discussions a été publié dans les Actes : Le Modèle de l’Occident, éd. PUF, 1977, Paris, pp. 178-190.
[6] M. Löwy, “Mitteleuropa”, p. 398, in : E. Barnavi, S. Friedländer, Les Juifs et le XXe siècle, Paris, éd. Calmann-Lévy, 2000.
M. Pelli, The Age of Haskala, Leyde, Brill, 1979.
J. Strauss, La Haskala. Les Débuts de la littérature hébraïque moderne, Nancy, éd. Presses universitaires de Nancy, 1989.
Publié le 19/05/2021