Numéro 11 - Retour au sommaire

De la fonction de l'intellectuel juif d'aujourd'hui et de demain

Ecrit par Denis Charbit - Maître de conférences en sociologie, science politique et communication à l’Open University of Israël

Et si l'intellectuel juif était la figure moderne du prophète d'Israël, dont le destin est de ramer à contre-courant ?

On a l'habitude de dater la naissance de l'intellectuel à la prise de parole exemplaire de Zola en 1898. J'accusedemeure à jamais l'appel de la conscience humaine proféré au nom de la justice et de la vérité. Un malentendu frappe pourtant ce baptême du feu de l'intellectuel français. Si la détermination d'un écrivain à défier une tyrannie, qu'elle s'exerce au nom de l'État, de l'Église ou de l'opinion, en est le signe, alors, Zola n'est pas le premier des intellectuels: cette posture héroïque fut, avant lui, celle de Molière bravant l'Église catholique avec son Tartuffe, de Voltaire dénonçant l'iniquité de la justice avec L'Affaire Calas, de Victor Hugo, avec ses Misérables, apostrophant Napoléon le petit après le coup d'État du 2 décembre ou menant un combat sans relâche, public et littéraire, contre les partisans de la peine de mort (Le Dernier jour d’un condamné). Ce qui confère à l'affaire Dreyfus la place qu'elle occupe dans l'histoire des intellectuels, c'est que la mobilisation en sa faveur n'a pas été l'affaire d'un homme, et même d'un grand homme, mais a concerné une poignée qui, séance tenante et dans l'urgence, s'est mise en branle, transportée et transformée en minorité agissante : romanciers, artistes, historiens, philosophes et savants se sont donné la main pour apporter la caution de leur prestige personnel au soutien à Dreyfus et à Zola. Dénoncés par leurs adversaires comme des "intellectuels", ils ont repris l'insulte à leur compte et en ont tiré gloire: se prononçant sur une affaire nationale dans laquelle l'armée et la justice avaient été prises à partie, ils avaient osé affirmer que le sort d'un individu, un Juif de surcroît, comptait plus à leurs yeux que la raison d'État; ils avaient estimé que l'armée n'était pas au-dessus des lois malgré la mission qui lui avait été confiée, qu'enfin la terre, le sang, le peuple, la patrie, l'intérêt national pouvaient être, devaient être, mis et soumis à l'épreuve de la justice et de la vérité. 

Sans ôter une once de l'insigne mérite de Zola, il est vrai également que dans la prise en charge de l'affaire elle-même, il eut un prédécesseur en la personne de Bernard Lazare, sollicité par Lucie et Mathieu Dreyfus pour laver l'affront et faire éclater l'innocence de l'époux et du frère. Mais pour remplir cette fonction d'avertisseur, il ne suffit pas d'être précurseur, il faut encore disposer d'une autorité morale, d'une reconnaissance publique et d'un capital social susceptibles de favoriser l'onde de choc recherchée. Or, Bernard Lazare ne jouissait guère de cette reconnaissance implicite, ni au sein de la communauté juive ni dans la société française. 

Cependant, si elles idéalisent son rôle, les pages inoubliables de Péguy sur Bernard Lazare dans Notre jeunesse, livrent une image juste de la tension qui se noue et se joue entre l'intellectuel juif et la communauté. Celle-ci, écrit Péguy, n'a eu de cesse de faire le gros dos, de courber l'échine, de laisser les chiens de Drumont aboyer, par peur des coups, par crainte que l'opprobre qui s'était abattue sur le capitaine ne retombât sur toute la communauté. Celle-ci s'est révélée bien moins lâche que ce que Péguy en a rapporté, avec une extrême bienveillance, au demeurant, tant il comprenait le motif louable qui a présidé à cette réaction prudente guidée par l'instinct de survie. Mais voilà que pour donner de l'épaisseur historique, sinon mystique, à cette mise en scène solennelle de la confrontation aiguë entre Bernard Lazare et la communauté des notables, Péguy a convoqué la figure du navi qui harangue les masses et apostrophe le prince aux portes de Jérusalem. Bernard Lazare, intellectuel s'il en est, promu prophète d'Israël ! L'image est saisissante ; elle le demeure encore. Car Lazare a su incarner dans son itinéraire de courte durée les deux vertus cardinales de la condition intellectuelle : la rupture et la fidélité. 

Rupture, d'abord : avant d'être pressenti par les Dreyfus pour ouvrir une enquête devenue une mission, avant de répondre à et de répondre de, comme on répond à une vocation, Bernard Lazare avait publié un livre – L'Antisémitisme, son histoire et ses causes – dans lequel il imputait au séparatisme juif la responsabilité exclusive de la haine qu'on leur porte. Entré dans la cause, découvrant l'antisémitisme des élites et des foules, il sut rompre avec fracas avec les thèses de son propre livre et faire amende honorable. Rupture encore car, après avoir rejoint Herzl et le mouvement sioniste dont il approuve la raison d'être et la revendication, il ne peut admettre qu'au nom de son objectif louable, on puisse pactiser avec le diable et rencontrer, comme le fit Herzl, le ministre de l'Intérieur russe Plehvé dont les mains ruisselaient encore du sang versé des pogroms. Qu'importe les concessions arrachées au bourreau, proteste Lazare, si pour les obtenir il faut l'absoudre de ses crimes. Déjà, encore et toujours ce dilemme des mains sales et des mains propres, de l'efficacité et de la rectitude ! 

Mais fidélité aussi de Bernard Lazare à lui-même et à ses principes. Il n'a cessé de clamer à haute voix, pour les dénoncer publiquement, les tyrannies qui n'aiment rien tant que commettre leurs viles besognes dans le mutisme général et jeter sur l'oppression qu'elles exercent une chape de plomb, un voile de silence pour étouffer doublement leurs victimes. 

Et si l'intellectuel juif était la figure moderne du prophète d'Israël ? Si son le destin était de ramer à contre-courant, d'être nomade en esprit pour éviter de stagner dans les marais de la certitude et de se réchauffer dans le sauna étouffant de l'autosatisfaction et de la bonne conscience ? Plus que des commandements qui lui dicteraient ce qu'il faut faire, sa vocation se reconnait plus au al taasé inauguré par Hillel qui lui incombe de ne pas céder à la tentation d'exalter la race, la nation et le peuple. Les persécutions subies à travers les siècles et surtout au XXe font-elles des Juifs des membres permanents du Conseil de sécurité de l'organisation de la justice universelle ? Les Juifs étaient-ils plus sensibles au malheur des autres lorsque celui-ci recoupait le nôtre ? Le sont-ils beaucoup moins aujourd'hui depuis qu'ils ont surmonté cette fatalité en diaspora comme en Israël ?   

De nos jours, à l'ère des fake news, des réseaux sociaux et de l'image qui engloutit le verbe, à proximité de ce moment où une génération d'intellectuels juifs dont le rôle a été capital s'apprête à passer le relais, y a-t-il place encore pour l'intellectuel dans la cité juive et dans la cité tout court ? Quelle relève apparaît en vue et pour quelle mission ? La justice et la vérité encore ? La conscience contre la Raison d'État, toujours ? Que faire lorsque les causes à défendre ne sont pas de l'affaire Dreyfus la copie conforme ? Et faudra-t-il attendre une affaire identique pour s'émouvoir et crier J'accuse ? De surcroît, l'ère des grands hommes est révolue, de même que la prétention de l'intellectuel engagé à s'ériger en porte-parole des masses. Personne n'est plus le porte-voix de quiconque, lequel, de surcroît, ne leur a rien demandé. Faut-il se faire modeste, être un intellectuel spécifique, défenseur d'une seule cause ? Que signifie encore être un intellectuel organique lorsque l'organe se délite ? Faut-il renoncer à l'universel à cause des fautes et des crimes commis en son nom, parce que l'on s'en est réclamé en vain, parce que c'est mission impossible ? Peut-être faut-il cesser de prétendre être dans l'action et prendre la place, plus humble, de témoin ? Les mots peuvent tuer, les mots peuvent sauver, ceux de l'intellectuel peuvent avertir, mais sans plus de garantie de succès, sans jamais se prévaloir d'une victoire qui serait au bout de la plume. Elle ne l'est pas, et le constat de son inefficacité immédiate éloignera peut-être les bavards. Il ne s'agit pas de croire que sous l'autorité du clerc, les États et les masses se convertiront au bien, il suffit de refuser d'apporter sa caution symbolique et sa bénédiction au mal commis. 

Que font les intellectuels juifs aujourd'hui ? Que feront-ils demain ? Il faut se tourner vers eux pour leur demander quel rôle ils s'attribuent encore. Quelle place les institutions et la population concernée entendent-elles aussi leur accorder ? Car s'il ne manquera pas d'intellectuels qui s'autoproclameront tels, comme c'est la règle, ils doivent obtenir pour exercer leur fonction l'approbation tacite de ceux à qui ils s'adressent même s'ils ne sont pas tenus de les suivre. Depuis quelque temps déjà, la place qu'on leur accorde est plus restreinte que celle d'autrefois : chantres de la sécularisation, les intellectuels juifs ont été rattrapés par les rabbins qui sont de retour pour leur disputer, sinon leur reprendre, le monopole des valeurs dont ils avaient cru être les uniques détenteurs. Plutôt que de rejouer inutilement les vaines disputes d'hier entre les lumières de la science et les superstitions de la foi, c'est sur le terrain de l'éthique que les uns et les autres doivent se retrouver pour coopérer ou s'affronter en fonction des causes à défendre.      

Il est patent que les intellectuels juifs ont suivi au XXe siècle deux trajectoires parallèles : celle de la sécularisation dissolvante, celle de la sécularisation distinctive. La première a cherché à se fondre dans un combat universel qui réclamait la dissolution hic et nunc de son identité particulière pour précipiter l'avènement d'une conscience morale universelle ; la seconde s'est illustrée dans une lutte sans merci contre l'antisémitisme et dans le combat pour l'avènement d'Israël et le souci de son existence. Mais dans les deux cas, la critique interne n'a jamais été étouffée. 

La lutte contre l'antisémitisme n'est pas terminée. Le sera-t-elle jamais ? On peut en douter, mais ne confondons pas les époques : l'antisémitisme d'État était alors la règle, il est aujourd'hui l'exception. Cependant, on tue encore des Juifs parce qu'ils sont juifs ou parce qu'ils soutiennent Israël et sont donc tenus pour complices. Intolérable. Au Moyen-Orient, c'est un autre type de défi qu'il faut relever. Si les tensions entre la Méditerranée et le Jourdain sont en baisse ou en sourdine, et pas seulement à cause de la lutte contre la pandémie, le nœud du conflit n'est toujours pas dénoué. Il ne semble pas que la volonté d'y parvenir existe. On parle d'une nouvelle génération pour que se reconstitue cette volonté. Une génération, entendez-vous ? Les intellectuels peuvent aller cultiver leur jardin, les politiques ne sont pas prêts et réclament une génération pour mieux faire. Dans ce contexte, les appétits s'aiguisent, pas question de procéder à une cure d'amaigrissement : côté israélien, sous couvert de sécurité, s'appuyant sur l'hégémonie incontournable, on ne cache pas l'objectif d'absorber ce qui reste de la Palestine ; côté palestinien, sous couvert du droit à l'autodétermination, nié de toute façon même en ce qu'il a de légitime, on souscrit à l'objectif de réclamer tout Israël jusqu'à la victoire. Deux projets funestes, l'un en marche, l'autre toujours déclaré, tandis que ceux des deux côtés qui ont consenti au compromis pour que justice soit faite et qu'humanité soit respectée se révèlent trop faibles pour s'allier et défier ainsi ceux qui font de leur puissance un absolu et ceux qui de leur faiblesse en tirent un atout.  Dans ce contexte, la posture critique est prise en tenaille, sinon en défaut : défense de critiquer des Juifs car l'antisémitisme est toujours là qui veille, défense de critiquer sévèrement Israël car l'antisionisme est plus que jamais là qui guette. La mise en garde est-peut-être un prétexte, mais elle exige considération. Faut-il alors altérer son discours, le distiller à dose homéopathique, le rendre inodore et sans saveur ? Ce qui est certain, c'est que si l'état d'urgence est décrété permanent, le prophète est de trop et l'intellectuel ferait mieux de ranger au placard les armes de la critique. Faudra-t-il réduire les réfractaires au silence ou s'imposeront-ils un code politiquement correct d'où seront bannis, proscrits, les mots qui fâchent, les mots tabous, les mots des autres ? Une fois qu'on a exclu du discours la nazification d'Israël, peut-on encore dénoncer ce qui ne va pas sans être taxé de haine de soi ? 

A.B. Yehoshua ironisait sur la prétention juive à se dire descendants des prophètes. Nous sommes tout autant les descendants de ceux qui les ont lapidés. Sans doute, mais on n'a pas fait de ces jeteurs de pierre d'antan un exemple dont on aurait à retenir la beauté du geste violent visant celui qui a parlé au nom de la justice. C'est bien la colère prophétique dont on a fait mémoire. À cet égard, la contribution des intellectuels à Israël a été capitale. Quand bien même on concédera volontiers aux réalistes qu'on fait Israël avec Ben-Gourion et Tsahal, non avec Bernard Lazare et Martin Buber, il n'en reste pas moins vrai que sans Bernard Lazare et Martin Buber, sans Amos Oz et David Grossman, l'étendard sanglant d'Israël est levé, mais le drapeau de l'esprit peut être mis en berne. 

Dans cette conjoncture nouvelle où Israël est désormais assuré de son existence (sait-on jamais ?), où il déploie, à juste titre, sa puissance, son savoir-faire et sa prospérité, le temps est venu pour les intellectuels d'assumer leur responsabilité ou de renoncer. Qu'ils n'espèrent n'en tirer aucune popularité, aucun succès, aucune victoire. Qu'ils se contentent de témoigner et d'espérer. Clamer dans le désert est un sacerdoce. Combien répondront à l'appel ? En trouvera-t-on 36 ? À la différence de ceux qui sont des justes en silence, ces lamedvavnikim entendent faire du bruit pour secouer la torpeur de la doxa. Ils ne seront jamais guère qu'une poignée, le résidu de la lie, le sheerit haplita, ni plus ni moins qu'ailleurs. 36 alors ? Un minian seulement ? 

 

 

 

 

Publié le 14/05/2021


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=334