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Quand je serai grande, je serai institutrice

Ecrit par Jean-Claude Kuperminc - Directeur de la bibliothèque et des archives de l’Alliance israélite universelle

Chez vous, c’est souvent un habitat dégradé, surpeuplé, où, autour d’une cour en terre battue, s’organise la vie de la famille. Votre père est chômeur, ou portefaix, dans le meilleur des cas petit artisan ; au sein de la Hara, le quartier juif, vous côtoyez de nombreux enfants avec qui vous jouez dans la rue. Vos frères, considérés comme des petits princes, dominent la vie familiale et attirent tout l’amour de votre mère.

Celle-ci, prématurément vieillie et usée par les travaux domestiques, est totalement soumise à l’élément masculin de la famille. Elle n’a pas beaucoup de temps pour vous transmettre des valeurs, autres que les considérations culinaires ou tout ce qui touche à l’entretien du foyer.

Mais vous avez la chance d’aller à l’école de l’Alliance. Là, un autre univers s’ouvre à vous. Bien sûr, vous y recevez de la nourriture chaque jour, souvent plus substantielle que celle que vos parents peuvent offrir à la famille. En début d’année, vous avez reçu, grâce à la générosité du Comité des dames et des subsides envoyés de Paris, un trousseau modeste mais qui vous distingue des autres fillettes dans les ruelles du quartier.

Ce qui vous plaît à l’école, c’est d’apprendre, d’éveiller votre intelligence ; vos frères aînés sont bien allés à l’école hébraïque, et ils connaissent mieux que vous les textes de la Bible et des prières. Mais vous découvrez la géométrie, l’arithmétique, les sciences naturelles, la langue française surtout, qui vous ouvre à des champs de culture jusqu’alors insoupçonnés. C’est difficile, mais vous faites tous ces efforts parce que vous avez devant vous une inspiration, un modèle, un idéal à rejoindre : Mademoiselle, l’institutrice qui vient de Salonique, et qui est passée par Paris !

Car dans cette école de l’Alliance comme dans la centaine d’autres qui se sont ouvertes depuis 1862 à Tétouan au Maroc, et qui sont réparties tout autour de la Méditerranée, la place donnée aux femmes et aux fillettes est si différente de ce que toute votre famille a pu connaître auparavant. Vous êtes considérée, reconnue pour votre intelligence, et encouragée dans votre travail. Bien sûr, la Mademoiselle peut être sévère, elle peut crier parfois pour se faire entendre, mais, le plus souvent, elle vous accompagne avec une infinie patience dans la découverte de ce nouveau monde. Pour l’Alliance en effet, instruire les jeunes filles est un élément stratégique. Il n’est pas question encore de révolution féministe, ou d’émancipation de la femme, bien sûr. Ce qu’on attend de vous, ce n’est pas de devenir une intellectuelle. Si déjà vous arrivez à intégrer les modes de vie importés d’Europe, les notions d’hygiène qui éviteront le développement des maladies, et des notions de couture ou de broderie qui vous donneront un métier pour nourrir votre famille (on ne peut pas vraiment compter sur votre père pour ça, malheureusement), ce serait déjà bien. Pour les dirigeants de l’Alliance à Paris, vous êtes le vecteur de la transmission de ces idées et de ces pratiques modernes qui doivent vous éloigner de la pauvreté tout autant que de la superstition. Et, en plus, le fait d’être à l’école peut vous éviter d’être mariée trop jeune à un homme trop vieux.

Et qui mieux que l’institutrice, la Mademoiselle si bien habillé à la mode de Paris, qui parle un français parfait et qui l’écrit d’une si jolie graphie riche de pleins et de déliés que vous essayez avec obstination d’imiter, pour vous donner l’envie de vous dépasser et de grandir ?

Continuez de vous accrocher, de tendre vers la réussite, parce que vous le savez, à votre tour, vous pourrez peut-être devenir comme elle ! Oui, à la fin de votre scolarité, si vous êtes parmi les meilleures élèves, l’institutrice vous inscrira au fabuleux concours de l’École normale israélite orientale. L’ENIO ne vous fait pas encore rêver, mais pourtant c’est le but de tous vos progrès. Ah, bien sûr, le chemin sera ardu. Il vous faudra d’abord réussir les épreuves de ce concours de haut niveau. Vous serez soumise à des examens médicaux, à une appréciation rigoureuse de vos compétences intellectuelles, de votre milieu familial et de votre capacité à devenir institutrice. Comment le savoir quand vous aurez 14 ans ? Mais voilà, vous vivrez peut-être le grand jour du succès, qui sera aussi celui du saut dans l’inconnu.

Pour la première fois, vous serez séparée de votre famille, que vous ne reverrez sans doute pas avant de nombreuses années, si vous la revoyez un jour ! Vous devrez voyager, prendre seule le bateau pour Marseille, le train pour Paris, et débarquer dans la Ville Lumière si différente de votre environnement habituel. Mais très vitre vous vous habituerez, vous rencontrerez d’autres camarades, des Françaises venues étudier dans la réputée pension de Mme Isaac ou à la Fondation Bischoffsheim ; et d’autres jeunes filles comme vous, venues de Casablanca, de Constantinople ou de Bagdad.

Vous devrez tout découvrir, tout réapprendre. La camaraderie entre les élèves sera souvent teintée de rivalité. Vous ferez partie des « Orientales », opposées aux « Parisiennes », et l’osmose entre vous ne se fera que petit à petit. Mais, face à cela, que d’émerveillements ! Les offices du samedi matin dans une des grandes synagogues parisiennes qui ressemblent si peu à vos lieux de culte, où vous ne mettez d’ailleurs presque jamais les pieds ; les sorties au parc, entre camarades, bien encadrées, ce qui ne vous empêchera pas d’entrevoir des garçons de votre âge ; parfois, l’été, quand les Rothschild sont en vacances, vous pourrez bénéficier de leur loge à l’Opéra !

Après trois ou quatre ans de séjour à Paris, vous ne vous reconnaîtrez plus vous-même. Habillée à la dernière mode de Paris, munie d’un bagage intellectuel solide, maîtrisant un français parfait nourri de la lecture des grands classiques, vous aurez hâte d’être nommée à votre premier poste. Il faudra accepter qu’il soit éloigné de votre pays d’origine, retardant d’autant la possibilité de revoir vos parents. L’accueil de la directrice de l’école sera parfois revêche, les conditions de logement spartiates, et la déprime fréquente.

Mais quand vous vous retrouverez devant une classe de quarante fillettes, au regard intelligent et avides de savoir, vous saurez que vous ferez tout pour leur donner l’instruction et l’image de l’avenir positif que vous représentez : à votre tour, vous serez devenue une Mademoiselle !

 

 

 

 

Pour en savoir plus 

 

Malino, Frances.  Prophètes en leur pays. Mères et filles de l'Alliance israélite universelle.  Toulouse, Diasporas. Histoire et sociétés, n°9, 2006. pp. 181-194. Accessible sur le site Persée https://www.persee.fr/doc/diasp_1637-5823_2006_num_9_1_1080

 

Les images sont tirées de la bibliothèque numérique de l’Alliance israélite universelle

www.bibliotheque-numerique-aiu.org

 

 

Publié le 09/05/2021


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