Qui ont été les modèles de votre père, Robert Gamzon, ceux qui ont pu inspirer sa personnalité et son action ?
Mon père n’a jamais évoqué cette question explicitement. Mais je sais qu’au moins trois personnalités l’ont beaucoup marqué. La première, c’est son grand-père maternel, le grand rabbin (de Lyon puis de France) Alfred Lévy. Cet homme consacrait beaucoup de temps à conseiller les gens et son antichambre ne désemplissait pas. Gamzon, orphelin de père à 7 ans, fut élevé par lui et jusqu’à ses 14 ans il lui tint lieu de père.
La deuxième figure d’importance fut le grand rabbin Maurice Liber. Il conseilla mon père et l'encouragea à créer les « Scouts Israelites ». Il fut pour lui un précieux soutien moral et spirituel. Enfin, bien entendu, Edmond Fleg eut une influence décisive. C’était un grand penseur à l’esprit large. Il encouragea mon père à faire des E.I. un mouvement pluraliste, ouvert à tous (athées, sionistes, etc.), ce qui n’était pas forcément gagné ; les E.I. étaient partis pour être un mouvement religieux, du fait de l’influence sur mon père de son grand-père et du rabbin Liber. Outre ces influences extérieures, il y avait dans la personnalité de mon père, je dirais dans son âme, une volonté de réussir « malgré tout ». Il était orphelin, sa mère faisait son possible pour joindre les deux bouts, il dut choisir la formation la plus rapide car il avait besoin de travailler, il était petit, maigre et pas très impressionnant… et pourtant, il était de ceux qui n’ont pas peur de se battre, même s’ils partent de très bas. Loin de souffrir d’un complexe d’infériorité, il développa un caractère assuré et entreprenant.
Comment vivait-il le fait d’être un modèle et une référence pour les jeunes dont il s’occupait ?
Il n’en parlait pas mais je me souviens qu’il disait avec humour et autodérision qu’il était presque devenu un « petit Führer » ! Il sentait qu’il était essentiel pour un chef d’être exemplaire. Durant la période de l’École d’Orsay, il veillait par exemple à aller plus régulièrement aux offices religieux. Bien qu'étant foncièrement croyant et se sentant « religieux », il avait des difficultés à appliquer toutes les coutumes. Mais lorsqu'il vivait avec un groupe comme à Orsay ou au kibboutz religieux Sdé Éliyahou en Israël, il était plus assidu sur ce plan et se sentait en fait plus en accord avec ses propres intentions. Sur tous les plans, il donnait l'exemple, mais c'était parce qu'il était lui-même. Il détestait l'hypocrisie !
Les scouts accordent une certaine importance à l’animal emblématique choisi comme totem. En quoi Gamzon était-il un castor ?
Le castor est capable de bâtir des choses incroyables dans des conditions impossibles. Mon père a toujours eu le désir de bâtir, d’innover, de penser l’avenir. Il aimait agir de façon concrète et palpable. Mais bâtir, pour lui, c’était avant tout bâtir des hommes. Il fut totémisé « Castor soucieux » car il se faisait de la bile pour les autres et surtout pour ceux qu'il guidait et dirigeait. Un exemple : alors qu’il était jeune marié et ingénieur, il allait tous les soirs après le travail rendre visite à une jeune cheftaine hospitalisée, dont il savait qu'elle n'avait presque pas de famille, quitte à traverser tout Paris en métro.
Tout le monde venait se confier à lui et il avait une oreille toujours attentive. Durant la période de Lautrec, c’était vraiment « le confessionnal » !
Peut-on dire qu’il était un père modèle ?
C’était un père extraordinaire pour nous lorsqu'il nous accordait un peu de son temps, mais hélas pas un père modèle, car il n’était que très rarement présent pour ses enfants, accaparé par le mouvement et par ses lourdes responsabilités.
Pour ses enfants, quel exemple incarnait-il ? Quelle part de lui a perduré dans la vie de Daniel, Élie, Myriam et vous-même ?
Chacun de nous a gardé, à sa façon, l’idée de vivre pour un idéal et d’être à l’écoute des autres. Mon frère Daniel, récemment décédé et qui a vécu en France, était engagé politiquement (très à gauche). Il luttait pour toutes les causes où il sentait qu'il y avait de l'injustice… Ma sœur Myriam se dévoue aussi pour aider personnellement des gens qui sont victimes d'injustice ou de maltraitance. Et moi-même je me suis toujours occupée de jeunes en désarroi ou en difficulté, les conseillant et tentant de les aider. Élie, ingénieur aéronautique, est un grand sioniste qui a œuvré et qui œuvre encore pour mettre Israël à l'avant-garde technologique.
Arrivé en Israël, Gamzon voulut appliquer le modèle E.I. à la société israélienne. Mais ce fut difficile. Pensez-vous que le modèle en question (pluralisme et vivre-ensemble) était exportable ?
Mon père a été très déçu de ne pas parvenir à « exporter » ce modèle. Mais, à mon avis, il n’était de toute façon pas exportable. La société israélienne est trop politisée, trop polarisée, trop divisée entre groupes incapables de communiquer entre eux. On est bien loin de la solidarité et de l’entraide que mon père avait connues durant la guerre, par exemple, entre les différents mouvements de jeunesse.
Par ailleurs, son projet de fonder un nouveau kibboutz qui soit pilote sur le plan de la compréhension mutuelle des tendances et des origines, influençant ainsi le pays, n’a pas marché car le « noyau » (garin) E.I. de pionniers n’était composé que d’une cinquantaine de personnes (il en aurait fallu au moins une centaine pour être autorisés à l'établir).
Comment Gamzon a-t-il vécu ces difficultés ?
Il a été déçu, et surtout par le fait de ne pas être totalement suivi par ses disciples. Après avoir délaissé sa carrière durant quinze ans pour se consacrer à son travail « communautaire », il reprit ses activités et fut directeur technique d’une usine radio puis il eut un poste à l’Institut Weizmann. Mais il a toujours été fidèle à son passé et n'a jamais cessé d'aider tous le nouveaux immigrants francophones (parmi lesquels il y avait de nombreux anciens E.I.) qui s'adressaient à lui pour prendre conseil.
Publié le 28/04/2021