En son usage courant, c’est la « chose ou personne qui, grâce à ses caractéristiques, à ses qualités, peut servir de référence à l’imitation ou à la reproduction » et qui, à ce titre « peut servir d’exemple ». Il vient du latin modellus, qui désigne la manière d’être, le mode… et la mode. Modello désigne en italien du XVIe siècle une représentation miniature. « Prendre quelqu’un pour modèle », c’est le « considérer comme un idéal à imiter ». Il fait dès lors référence pour le sujet. Nous pouvons partir de cette définition lexicographique pour problématiser sa signification, dans l’horizon du judaïsme, avec les ressources de la psychanalyse. C’est comme toujours en approfondissant la structure que l’on éclaire le mieux l’actualité.
Le modèle : le mot et la chose
La philosophie s’est confrontée au concept de modèle, de la métaphysique à l’éthique : que dit la « doctrine des Idées » chez Platon, sinon que toute chose du monde empirique a son paradigme – terme synonyme de modèle – mais aussi exemple invisible, sur lequel toute chose du monde est copiée. Le modèle est censé accomplir les potentialités d’une chose avec une perfection telle qu’il montre, désigne et surtout permet de « comparer » (c’est le sens du verbe qui en dérive). C’est donc en quelque sorte une loi idéelle qui détermine la chose réelle : nous sommes bien dans une conception ontologique, qui définit le modèle par l’être. On parlera donc de « modèle » quand une chose semble incarner de façon exemplaire un idéal pour un sujet. S’il n’y a pas de perfection en ce monde, il est loisible de se représenter son accomplissement idéal, ce qui n’est possible, on l’entrevoit déjà, sans un fantasme, espèce d’« idéal régulateur ».
Sur le plan esthétique, cela évoque le « modèle vivant » qui pose devant le peintre qui en assure la reproduction stylisée. Sur le plan éthique, le sage, le grand homme païen, comme parangon de vertu, est censé incarner de façon là encore exemplaire ce qui est exigible d’une conduite humaine. Au plan technologique enfin, on parlera de « prototype » comme d’un modèle premier, générateur de l’objet à reproduire, une sorte d’étalon, original, la maquette dont les spécimens empiriques sont en quelque sorte dérivés – l’informatique enfin réduisant la modélisation à une programmation. Il est plus difficile, et d’autant plus intéressant, de dégager, en leur nouage, ce que l’on peut référer au judaïsme
et à l’éthique.
Idéal inconscient et inconscient de l’idéal
Le modèle renvoie donc à la détermination de l’idéal, comme « pierre de touche ». L’idéal comme ce qui est par excellence rejoint ce qui doit être, ce qui a toutes les qualités propres à son type, qui présente le caractère élevé de la perfection. Autrement dit : l’idéal désigne le manque, l’écart. Il y a donc la promesse d’un « plus-à-jouir » au cœur de l’idéal, ce qui semble détenir toutes les qualités que l'on peut souhaiter formellement. Transition vers l’acception psychanalytique, qui déchiffre l’idéal, non plus comme valeur (point de vue dit « axiologique »), mais comme accomplissement fantasmé d’un désir, censé combler un désir (« supérieur »). Freud homologue une instance psychique sous ce terme d’« idéal du moi » ou de « moi idéal », « idéal du moi/moi idéal (Ichideal/Idealich) comme conséquence topique de l’introduction du narcissisme, cet amour du moi pour lui-même[1]. « Sa Majesté le Moi » est à l’origine son propre idéal. On le voit dans la première rencontre jubilatoire de l’enfant avec sa propre image dans le miroir. Nous avons été notre propre modèle, avant d’en revenir. Après y avoir renoncé, sous la pression de la réalité et du renoncement à cette présomption narcissique première, il nous en reste une séquelle idéal-moïque : ce « narcissisme » (dit alors « secondaire » qui continue à orienter ses productions et à les évaluer impérieusement et implacablement.
Ce qui est repérable dans le vécu : quand je suis satisfait de ma prestation, quand au contraire elle me déçoit, mon moi se sent élevé ou rabaissé, et au nom de quoi, sinon de mon idéal du moi, de la gloire à la honte. L’idéal de moi que Freud appelle « réel » doit avoir été abandonné pour que s’y substitue cette fonction psychique. Il est dès lors utile, comme germe du « surmoi » et en remplit les fonctions. Sauf à souligner cette spécificité de l’idéal du moi par rapport à son quasi-synonyme : l’idéal du moi est ce qui fait honte à l’occasion à « son » moi, tandis que le surmoi renvoie électivement à la culpabilité. Au plan psychopathologique, l’explosion de la jubilation maniaque s’explique par une identification du moi avec un idéal du moi glorieux, qui célèbrent leurs « noces », tandis que la mélancolie exprime un idéal du moi cruel générant des auto-reproches. On voit l’importance de l’apport analytique pour saisir ce qui se joue, pour un sujet, dans ce besoin structurel d’idéal. Celui-ci passe par une dialectique de l’identification, dont le prototype est l’identification paternelle. Ne crions pas trop vite à une pente patriarcale de la psychanalyse : ce n’est pas la figure du père réel, mais sa position symbolique qui est en jeu : le respect du père lui est destiné comme porteur de la fonction symbolique. Selon la double postulation : « Sois comme le père », « mais ne sois pas comme le père, il y a des choses qui lui sont réservées ». Sur le versant chrétien, la même dialectique se déplace. Un texte majeur de la pensée chrétienne, L’Imitation de Jésus Christ[2], renvoie précisément à cela. Si Jésus est le modèle de vie à « imiter » sa vie durant, le Christ est un idéal inatteignable : l’imiter, ce n’est pas l’égaler. Reste que l’imitation spirituelle se rapproche de l’identification, là où dans le judaïsme la distance de la Loi est maintenue. C’est dans cette voie que nous devons donc nous engager pour saisir la contribution du judaïsme à une pensée du modèle.
Du paternel au symbolique : Moïse ou le « grand homme » du judaïsme
C’est sur le plan familial, « cercle » et foyer des identifications premières du sujet[3], que l’on saisit le travail inconscient de la « modélisation ». La psychanalyse fournit deux opérateurs qui vont nous être précieux pour clarifier ce processus de « modélisation », avec son double pôle, identificatoire et l’idéalisant. L’identification est plus qu’une imitation : certes l’enfant veut être comme, faire comme le père, mais, plus radicalement, il incorpore des propriétés, physiques et psychiques, de la figure paternelle. Le père est en ce sens double le modèle : il désigne l’interdit et l’idéal. On voit que nous basculons d’une conception ontologique du « modèle » à un modèle figuré, de la fonction paternelle comme instance de la loi, qui transcende la modeste personne du père (« mon paternel », cette affectueuse dénomination populaire, rappelle opportunément ce rapport de sa personne à un ordre de la Loi). L’enjeu en est le rapport entre désir et interdit. L’atteste le « grand homme », soit l’homme-modèle, notion largement exploitée de Hegel à Emerson[4]. Selon la Philosophie de l’Histoire, le grand homme est celui qui, de Solon à Napoléon, fonde ou refonde l’État, incarnant ainsi l’Esprit collectif, véritable modèle en acte. Freud l’évoque lui avec le grand homme du judaïsme, le nommé Moïse ! En un passage essentiel de son essai L’homme Moïse et la religion monothéiste, Freud pose laquestion de ce à quoi l’on reconnaît ledit « grand homme »[5]. Au bout de son enquête, il conclut que « tous les traits dont nous pourvoyons le grand homme : le passage au statut de grand homme, sont, au plan inconscient, la reconnaissance au plan du savoir inconscient ; des traits paternels », soit « le caractère décidé des pensées, la puissance du vouloir, la force des actions », surtout « l’autonomie et l’indépendance ». C’est un caractère autant qu’une intelligence : le grand homme ne se laisse pas influencer, il fonde ses décisions sur un rapport à soi et à la Loi. On reconnaît le père fantasmé de l’enfance, lieu de l’idéal, mais avec une ampleur de son action effective dans le réel. L’homme d’exception est un modèle éminent pour le peuple, justement parce qu’il ne cherche pas à lui plaire, comme le démagogue, mais impose son vouloir au nom d’un Idéal où le peuple doit se reconnaître comme en une Loi. À la vue de son trajet, nous éprouvons donc un « sentiment du père » dont il nous donne l’impression, proprement messianique, de la reviviscence. Notons bien qu’il s’agit d’un lieu symbolique, celui de l’Autre, qu’une femme d’exception occupe légitimement, en son style propre, comme nous l’avons montré avec Débora, paradigme du prophétisme féminin[6].
L’idole-modèle ou le malaise collectif : la jouissance modélisée
Cette mise en perspective permet, avec le recul nécessaire, de revenir à la réalité quotidienne et actuelle, de cette soif de modèles, cette appétence d’idéaux, qui caractérise la modernité, pour montrer ce que la réflexion précédente permet d’éclairer. Quelle signification lui donner ? La modernité se caractérise par cette escalade, une certaine dégradation du Nom-du-Père et du coup une recherche affolée d’identifications multiples alternative. Quand on parlait dans les années 1960 des « idoles des jeunes », dans le langage médiatique, on ne croyait pas si bien dire. On est passé des « petites filles modèles » de l’idéal éducatif des familles bourgeoises du XIXe siècle (la comtesse de Ségur) au défilé des « top-modèles », rite institué au début du XXIe siècle, exhibition et mise en concours des corps de poupées qui en désigne l’enjeu. Le charme de ces petites idoles n’est pas en cause, mais c’est la manipulation de la jouissance par les organisateurs du spectacle. Au-delà c’est le mannequinat vedette des super models. L’attrait érotisé de ces femmes n’est pas en cause, en revanche c’est la mise en série formatée qui en constitue la mise sur un piédestal de la jouissance. Bref, la modernité viole allègrement l’interdit d’Exode 20,4, de « ne produire aucune image », elle ne fait même que cela, mais ce qui fait symptôme dans la mesure même où son Autre est à peu près vide. Là encore une notion issue du judaïsme nous permet de saisir ce qui se passe, celle d’idolâtrie, culte de la « jouissance modélisée » : image taillée ou en fonte, elle est bien un bloc. C’est le culte des gadgets. Au-delà de tout sermon sur quelque condamnation – car le culte de l’idole sous toutes ses formes est une tendance anthropologique fondamentale –, la psychanalyse peut servir à comprendre ce qui se passe, éclairer le présent par la structure. L’idole organise un culte de l’eidolon dite ‘Eliyi ou ‘Atsab en hébreu, la chose de rien, qui « ne rime à rien », le simulacre qui organise un culte. Elle promet, hier comme aujourd’hui, une plénitude de satisfaction, comme si elle ne manquait de rien. Se prosterner devant les idoles, c’est surtout les incorporer et s’y incorporer. Foncièrement silencieuses, ne manquant de rien puisque n’étant rien, les idoles promettent la jouissance, ce mutisme les coupant de l’ordre de la parole. D’où l’allergie viscérale à l’idole dans le judaïsme, religion de la Parole et des Dix Paroles. L’idole puise son caractère fascinant dans un gain narcissique puissant. Il y a un lien secret mais bien effectif entre le « Malaise de la culture », ce que l’on désigne comme « culte de Narcisse », mais qui renvoie bien plus précisément à une exacerbation du spéculaire (du latin speculum, « miroir »). L’expérience première qui cristallise notre « je », rencontre de notre image dans le miroir, est déterminante : rencontre avec notre « double ». Mais c’est ensuite le registre de la parole, qui relaie l’imaginaire par le symbolique. C’est aussi ce qui fait ce que nous avons appelé le « style border line de la modernité ». Cela s’exprime concrètement par l’apparition d’images vivantes, à la mode, qui donnent le style d’une époque et que l’individu quelconque cherche à imiter en le parodiant, en en empruntant un trait. Différent de la fonction du dandy du XIXe siècle, si original en son apparence qu’il devenait une gravure de mode. De même que l’idole ne fait que ressembler à soi-même – ce que l’on désigne comme autosimilitude –, de même elle inspire à quiconque l’envie de lui ressembler, d’attraper son « look » comme « porte-manteau » identificatoire. Pour en relever un trait : les imitateurs sont d’autant plus à la mode qu’ils épinglent, souvent avec talent, les tics de ces « stars » » de la politique et du spectacle, traits par où elles se ressemblent caricaturalement et que l’on reconnaît à s’y méprendre par la qualité de la reproduction. Moment de dérision salubre, mais qui reproduit une sorte de culture de l’imaginaire. Celui qui se déploie dans la « Toile » numérique, avec sa multiplicité de sites et de réseaux. De l’idole à la prothèse, il n’y a qu’un pas, que nous semble exprimer le mouvement dit « transhumaniste », qui annonce la venue d’un homme robotisé et prothétisé et technologisé. Celui-ci récapitule en quelque sorte cette forme de fétichisme idolâtrisant. Une prothèse est une adjonction artificielle certes utile en cas de handicap. Mais avec l’idéologie transhumaniste, celle de « l’homme augmenté » (noté H+), organise un culte technologique de l’homme prothétisé. On a affaire à une déqualification de l’ordre symbolique, posé comme de fait has been. L’idole est un semblant, faux modèle (au plan symbolique) et d’autant plus attractif au plan imaginaire. Le judaïsme situe à cette place le Veau d’or, paradigme de jouissance dont il promet une illusoire complétude. Aussi bien ne s’agit-il pas de vociférer contre l’idolâtrie de l’actuel par quelque imprécation, mais de relever l’aptitude du texte biblique à pointer cet envers de l’Idéal du moi symbolique, avec le retour de balancier d’une exaltation d’un moi idéal, donc s’idéalisant lui-même et de couper le corps de la parole – dimension qui n’est pas sans attrait pour la jouissance, mais constitue à terme, comme en témoigne la pratique de l’écoute analytique, une impasse pour le désir…
[1] S. Freud, Pour introduire le narcissisme, section 3.
[2] Texte datant de la fin du XIVe siècle attribué au moine néerlandais Thomas a Kempis.
[3] S. Freud Psychologie des foules et analyse du moi, introduction.
[4] Ralph Waldo Emerson, De l’utilité des grands hommes, 1850
[5] S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, deuxième partie, b, « Le grand homme »
[6] Voir notre contribution « Le féminin prophétique. Débora ou l’éclaireuse sacrée, In Genre ! Masculin et féminin dans la tradition juive, L’éclaireurn°10, décembre 2020, p. 44-50.
Publié le 23/04/2021