(…) Je me souviens que j’étais intriguée qu’un rabbin s’appelle Manitou. Un peu gourou non ? Je suis allée l’écouter pour lui poser la question alors que j’étais de passage à Jérusalem vers l’âge de vingt ans environ. Il m’a reçue dans son bureau et voulut m’inscrire d’emblée à Mayanot, l’institut d’études juives qu’il dirigeait. « Je ne suis pas religieuse » lui ai-je dit, « oui mais tu es juive ». Sa réponse a résonné en moi comme « viens connaitre et prendre ce qui t’appartient ». C’est devenu mon viatique. Je suis cependant rentrée en France, poursuivre mon chemin. Et au bout de six ans, je suis retournée à Mayanot … comme secrétaire du rav Léon Askénazi dit Manitou de son nom de totem des Eclaireurs Israélites de France. J’avais posé comme condition de pouvoir suivre tous ces cours, une fois par jour, durant toute une année sans être dérangée durant ces heures. Le téléphone pouvait sonner à tue-tête, je ne bougeais pas de ma chaise d’élève et il ne l’a jamais exigé. « Ramasse quelques fleurs des tables, je veux en faire un bouquet pour Bambi » me demandait-il parfois après un repas un peu festif. Il appelait Bambi (encore un héritage scout), son épouse, très souvent au cours d’une journée – je le sais parce que je lui passais les communications. Un « je me souviens » ne suffirait pas à relater ce que j’ai appris de ce maître aussi bien dans son enseignement que sa manière d’être. Je me souviens qu’il disait aussi de se méfier des maîtres qui n’avaient pas le sens de l’humour. J’ai bien retenu la leçon.
Je me souviens d’avoir interpellé le rabbin Eliahou Abitbol qui dirige la « Yeshiva des étudiants » en lui disantque nous aussi, en tant que femmes, nous avions reçu la Torah au Mont Sinaï et que nous méritions de l’étudier à sa juste mesure en nous référant au Talmud. Je me souviens alors des séminaires volants que nous, un petit groupe de femmes, avions mis en place un peu partout en France, à Strasbourg, Paris, Lyon et Toulouse, dans les années quatre-vingt en étudiant avec l’un de ses élèves, le rabbin Alain Levy. Le matin, nous étudions un passage du Talmud mis à notre portée en français, en havroutot (binôme à deux ou trois) ; l’après-midi le rav l’étudiait avec nous. Il mettait du temps à élaborer sa pensée et ça nous convenait car cet effort correspondait à la gestation de la nôtre. Le soir, nous invitions d’autres personnes à nous donner cours. Mais ce qui était de l’ordre du plat consistant que l’on offrait habituellement aux femmes n’était pour nous … qu’un dessert. Les enseignants étaient surpris par notre vivacité, notre capacité d’interrogation et d’investigation des textes. Ils en redemandaient, se précipitaient pour venir nous enseigner. J’ai alors compris que si nous, les femmes, avions souffert de ne pouvoir accéder à tous les textes de la tradition juive, notre parole sur ces mêmes textes leur avait aussi manqué. S’en souviennent-ils ?
Je me souviens que je me levais très tôt pour aller étudier le Michné Torah de Maimonide avec Liliane Ackermannaux alentours de 7h avant qu’elle n’aille à sa journée toujours très chargée. Que n’ont-ils pas créé sur cette terre elle et son mari Henri ?! Des cercles d’études dans des appartements, des camps de vacances au sein du mouvement de jeunesse Yechouroun qu’ils dirigeaient, des lectures enregistrées pour les non-voyants, des activités pour les handicapés, une ligne S.O.S amitié (quelque chose comme ça), des moments de convivialité pour les personnes âgées. Et shabbat après-midi, c’était chez eux « portes ouvertes » jusqu’à la tombée de la nuit. Plus tard, j’ai étudié avec Henri la guemoro comme il le prononçait. Et face à ces pages du Talmud et une tasse de thé, nous traversions les siècles tout en étant bien ancrés dans le nôtre. « Tu ne trouveras personne pour étudier le Talmud avec toi » m’avait dit un universitaire juif à mon retour d’Israël « parce que tu es une femme ». Heureusement que dans un chemin spirituel il y a parfois des mains qui se tendent et des chemins buissonniers. Il me semble que la place de ce couple au Paradis doit être jonchée de roses.
Je me souviens du béret de Nechama Leibowitz dont j’ai suivi les cours chaque semaine à Jérusalem, durant mon apprentissage au leadership dans l’éducation juive dans l’une des branches du Mendel Institute. C’était déjà une vielle dame qui nous recevait dans son deux-pièces des plus modestes à coté de ce qui est maintenant l’ancienne station centrale des autobus. Elle citait tout aussi aisément les commentaires de Rachi, Nahmanide, Ibn Ezra que Shakespeare. Elle les faisait débattre ensemble. Toujours à l’affût d’en savoir davantage, elle sollicitait nos réflexions et nous interrogeait sur nos parcours, nous qui étions déjà des enseignants. Ses yeux pétillaient. Ah ! Et ses conversations avec les chauffeurs de taxi qu’elle nous rapportait comme des aphorismes du Talmud, un régal ! Une fois, je suis revenue sur mes pas juste après un cours, j’avais oublié quelque chose. Je l’ai vue toujours sur sa chaise de dos et toute recourbée alors que lorsqu’elle enseignait, elle était une géante.
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Je me souviens de tous mes maîtres, que ce fut pour une ou plusieurs leçons, à différentes périodes de ma vie…Mes parents, Judith Landau, Régine Lehman, Claude-Annie Gugenheim, les rabbins Abergel, Daniel Epstein et Ouri Cherki. Et Sam Gottfarstein, Jean Zacklad. Et lorsque l’on sait, comme il est dit dans le traité des Pirké Avoth 6,3 du Talmud de Babylone, que « celui qui apprend de son prochain un seul chapitre, une seule règle à suivre, un seul verset, un seul mot ou même une seule lettre, se doit de lui faire honneur ». Alors la liste est infinie.
Je me souviens de mes havroutot, le plus souvent des femmes mais aussi des hommes … Rivka, Muriel, Janie, Joëlle, Simy, Rachèle, Ilana, Marc, Pierre (s), Jeanine, Shalva, Sharon partout en France, Israël et maintenant à Montréal. Et des passages ou des livres que nous avons étudiés comme le Nefesh Hayim du rabbin Hayim de Volozhyn, le disciple du Gaon de Vilna, sur lequel nous avons planché Barbara Honigmann et moi durant deux ans. Et on pourrait recommencer.
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Je me souviens qu’après avoir rappelé que le terme « halakha » voulait dire « aller » et ben on ne bougeait plus.Comme si rappeler la mobilité de la loi juive dans son étymologie était le meilleur moyen de la figer. Mais c’est de la sociologie (dit sur un air dégouté) entendait-on comme si elle était absente du processus de la loi juive (là je mets combien de points d’exclamation ?) !!!!! Lisez… A tree of life. Diversity, Flexibility and Creativity in Jewish Law du rabbin Louis Jacob. Ah zut, il est « conservative » (non ortho). Alors toute l’œuvre du rabbin orthodoxe Eliezer Berkowitz. Ca vous va ? Sinon, je vous cite le psak din (la décision rabbinique) du Hafetz Hayim qui, au début du 20ème siècle, sollicité par Sarah Schenirer dans son combat pour une éducation des femmes juives, écrivait : « De nos jours (…) c’est un grand commandement que d’enseigner aux femmes la torah, les traditions et l’éthique ». Et ce qui était une exception commença à devenir plus courant.
Je me souviens que pour certains « féministe » était jeté comme une insulte comme pour d’autres « sioniste ». Et quand on était les deux, on avait gagné le pompon du mépris ! Moi ? Féministe ? Jamais ! disaient même certaines, de crainte d’être rejetées ou tout simplement parce qu’elles avaient la mémoire courte. Si d’autres femmes ne s’étaient pas battues avant elles, auraient-elles pu voter, étudier, choisir leur métier, avoir leur propre compte en banque ? Quelqu’un m’a dit que ça s’appelait « cracher dans la soupe ». Moi je préfère me référer aux concepts hébraïques de la gratitude, akarat hatov, la reconnaissance du bon ainsi qu’à la justice (tsedek) et à la réparation (tikoun). Voilà.
Je me souviens du combat de celles qui nous ont précédés, ou sont nos contemporaines, toute sensibilité du judaïsme confondue, dans le monde juif du 20ème et 21ème siècles, la première femme rabbin Regina Jonas morte à Auschwitz, Pnina Peli-Hacohen, Blu Greenberg la créatrice de JOFA (le forum orthodoxe féministe), Hannah Kehat pour Kolech, son équivalent en Israël, Hanna Safraï, Anat Offman, Malka Bina, Chana Helkin, Tamara Ross, Katy Bisraor Ayache, Susan Weiss, et bien d’autres. En France aussi : Lilly Scherr, Jeanine Gdalia, Annie Goldman, Renée David, Liliane Vana, Jeanine Elkouby, les rabbins Pauline Bebe, Delphine Horvilleur, Floriane Chinsky.
Je cite là quelques noms d’une histoire qui collectionneraient les « je me souviens » et qui pourraient leur être entièrement dédiées.
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Je me souviens du regard ébaubi de ce jeune garçon. Il était « scotché » car il voyait pour la première fois une jeune fille célébrant sa bat-mitsva exposer une dracha, une explication de la Torah, au beau milieu de la synagogue perchée sur l’estrade de l’autel, la bima ou la téva. Les parents avaient voulu pour leurs deux filles une cérémonie digne de leur majorité religieuse et avaient cherché dans les textes et leurs multiples interprétations un parcours en conformité avec la loi juive orthodoxe. Et ils y sont arrivés et surtout avaient trouvé une synagogue et un rabbin prêts à les accueillir. J’ose croire que ce n’était pas la dernière fois que ce garçon devenu un homme a pu voir une cérémonie identique mais je n’en suis pas si sûre. En tout cas l’espérance est là dans un regard qui, de l’étonnement passerait à l’admiration et au soutien et, finalement à l’indifférence parce que voir une jeune fille enseigner la Torah devant une assemblée d’hommes et de femmes serait la norme. Atchoum ! Quelqu’un n’est pas d’accord ?
Je me souviens de Rivka Lubitch, une avouée rabbinique qui interpella un juriste religieux qui sollicitait son aide pour œuvrer à un Etat d’Israël uniquement sous la férule de la halakha (loi juive): « Pourquoi en tant que femme devrai-je accepter la halakha si elle me discrimine et n’accepte pas mon témoignage devant une cour de justice ? ». Ce à quoi il a répondu : « Ce n’est pas un problème, quand le moment sera venu de prendre une décision sur ce sujet, nous réunirons deux érudits en Torah dans une pièce durant 24 heures et ils trouveront une solution ». 24 heures pour mettre fin à l’une des discriminations légales contre les femmes dans la loi juive ! Que croyez-vous que Rivka Lubitch lui ait répliqué : « Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute » ? Non ça c’est dans Jean de La Fontaine. Elle lui a rétorqué : « Si c’est si simple, pourquoi ne le mettez-vous pas déjà en place ? ».
Je me souviens du kaddish qu’avait récité, il y a quelques années, cette mère Rachelle Fraenkel au cimetière au cours de l’enterrement de son fils Naftali assassiné avec deux autres adolescents par des terroristes palestiniens. Et de cet article que j’avais écris, il y a vingt déjà, pour le mensuel l’Arche, « Est-ce qu’une femme peut dire le kaddish en public ? » qui m’avait valu le plus de courrier. De femmes qui me disaient leur peine de n’avoir pu le faire. Leur colère d’apprendre que c’était possible. Pourquoi ne leur avait-on pas dit ?! Pourquoi ?
Je me souviens du bel ouvrage fait principalement de photos, Mehitza. Ce que femme voit de Myriam Tangi qui donne une petite idée de ce que les femmes aperçoivent vaguement derrière les rideaux ou pots de fleurs de cette barrière de séparation à la synagogue. Je n’en dis pas plus mais je n’arrive pas à me résoudre à cette confusion entre le strabisme et la célébration liturgique.
Je me souviens que les Femmes du Mur étaient arrêtées, insultées et qu’un certain establishment religieux déversait des cars entiers de lycéennes pour empêcher ces femmes une fois par mois de prier ensemble comme elles l’entendaient. Une fois par mois, à chaque Rosh Hodesh, au début du mois, comme elles le font depuis plus de vingt ans. Quoi c’est interdit par la loi juive qu’une femme porte des phylactères ou lise dans la Torah. Que nenni ? Une fois par mois ? Une heure ? Une heure de trop.
Je me souviens avoir eu honte d’être contemporaine d’un judaïsme qui ne trouvait toujours pas de solution pour délivrer les femmes de leurs ex-conjoints qui refusaient de leur donner le guet, le divorce religieux. Pendant ce temps, eux, pouvaient aimer une ou d’autres femmes, ce n’était pas un adultère, faire un ou des enfants, ils n’étaient pas considérés comme mamzer (illégitimes avec interdiction de se marier avec des Juifs.ves mais seulement avec des personnes ayant notamment le même statut qu’eux) alors que si elles s’étaient aventurées à faire les mêmes choses… Elles étaient donc assignées à la solitude. Et tout le monde dormait en paix, les rabbins, les juges, les communautés même moi… Pas seulement dans les bras de Morphée mais aussi auprès de la personne aimée.
(…)
Je me souviens de ma fierté de voir des femmes clore le daf ayomi, l’étude quotidienne de la page de Talmud, il y a quelques mois au cours d’une cérémonie à Jérusalem sous l’égide de Michelle Cohen Farber et de les voir commencer ou recommencer pour les sept années et demie à venir. Je sais qu’elles le font un peu partout dans le monde et que parmi elles, il y a même des françaises.
Je me souviens de ma joie lorsque Léah Shakdiel qui s’était déjà battue dans les années quatre-vingt devant la Cour Suprême en Israël pour que les femmes puissent siéger au sein des conseils municipaux gérant les affaires religieuses d’une cité, m’a annoncée qu’elle allait bientôt finir son cursus de rabbin. Femme – Orthodoxe – Rabbin… trois termes à faire péter les plombs de quelques uns…Mais ça existe ! Allo !
Je me souviens avoir été époustouflée, pour ne nommer que les françaises, par les Iris Fereira, Myriam Ackermann-Sommer, Bytia Rozen-Goldberg, Noémie Issan Benchimol, Tali Trèves-Fitoussi … et je ne les mentionne pas toutes (qu’elles me pardonnent). Certaines restituent chaque jour quelques perles de leur étude quotidienne du Talmud sur une page Facebook, d’autres, et parfois les mêmes, créent un Kol Elles, un lieu d’études intensives pour les femmes, enseignent, apprennent à être rabbin, le sont déjà. Et puis il y a les compagnons de route, Gabriel Abensour, Emmanuel Bloch, Emile Ackermann, Michaël Amsellem qui œuvrent avec elles dans la création de beith hamidrach, de lieux d’études ou de lieux d’expression communs sur la toile ou sur Facebook …
Ouf, j’aurais au moins vu ça dans ma vie alors que nous étions pionnières… dans les années quatre-vingt ou deux mille.
C’était en 2021, il y 120 ans. Et maintenant ?
Sonia Sarah Lipsyc
Casting des sources :
La première de ces sources renvoie bien sur avec gratitude au Je me souviens de Georges Perec, Hachette/P.O.L, Paris, 1978.
On trouvera des textes de Tamar Ross (« Quelques incidences du féminisme sur la réalité de la loi juive ») Léah Shakdiel (« Mon combat pour être la première femme au sein d’un conseil municipal religieux en Israël ») et Muriel Tolédano (« La célébration de la bat mistva entre tradition et renouvellement »)dans Quand les femmes lisent la Bible, sous la direction de Janine Elkouby et Sonia Sarah Lipsyc, Pardes n°43, Ed In Press, Paris, 2007.
Et l’article de Rivka Lubitch, « Where is the justice for women ? », Ynetnews, 21.12.2009. https://www.ynetnews.com/artic...
Publié le 05/03/2021