« Les enseignants ouvrent nos yeux au monde. Ils nous donnent curiosité et confiance. Ils nous apprennent à poser des questions. Ils nous connectent à notre passé et à notre futur. Ils sont les gardiens de notre héritage social. […] Ce sont les personnes qui façonnent nos vies. »[1]
L'auteur de ces lignes d'éloge aux éducateurs nous a quittés récemment. Ancien grand rabbin des Congrégations hébraïques unies du Commonwealth, Jonathan Sacks laisse derrière lui une œuvre foisonnante, aussi bien dans la pensée juive que dans la réflexion sur les grands enjeux contemporains auxquels font face nos sociétés occidentales postmodernes. Ses écrits puisent aux sources de la tradition et nous invitent à étudier le monde et à s'y engager. Jonathan Sacks porte un regard sur le sens de l'existence en tant qu'autorité morale. En même temps, il perçoit le monde avec un regard profondément juif. L'idée même de particularisme juif pensant (et pansant) l’universel se retrouve dans ses enseignements.
Dans un mouvement d’allers-retours permanents – quel impact du judaïsme sur la société ? quel impact du monde sur le fait juif ? – s'esquisse une vision du modèle, nourrie de pensée juive et de morale universelle, pour répondre aux grands défis de notre temps.
Réparer un monde en perte et en quête de repères
Précédant son cursus rabbinique, son parcours académique à Cambridge puis à Oxford favorise naturellement la rencontre entre la pensée juive et les cultures philosophiques et politiques. Il affûte ses réflexions grâce à de multiples rencontres avec des personnes d’horizons très variés : chercheurs, entrepreneurs, professeurs, gouvernants, etc.[2] Jonathan Sacks puise donc dans une diversité de sources, ce qui donne une véritable envergure à son œuvre et lui permet d’analyser le monde avec finesse et lucidité. Il avait notamment insisté sur différents « maux » auxquels nos sociétés occidentales sont confrontées.
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons choisi d’insister sur deux questions pour mieux apprécier sa compréhension du rôle de modèle. Il note que le monde dans lequel nous évoluons est marqué par un phénomène d’individualisme depuis le début des années 1960 et qui s’est progressivement exacerbé. En associant à ses réflexions celles de Robert Putnam, professeur de sociologie à Harvard, il dénonce la perte de capital social. Il remarque que, dans de nombreux domaines de la vie, ce que les individus faisaient ensemble est désormais entrepris seul. Selon Jonathan Sacks, la société a glissé d’une société du « Nous » – « Nous sommes tous ensemble » – à une société du « Moi » compris comme : « Je suis libre d’être moi-même ».
Cette perte du sens commun engendre de nombreuses conséquences, dont l’isolement social et la solitude, renforcés par l’utilisation toujours plus importante des réseaux dits « sociaux ». Ces derniers ont un rôle important dans l’évolution du « Nous » au « Moi ». Dans le monde virtuel qu’ils créent, l’individu se met en scène, réclame de l’attention et cherche une audience. Le danger de ces plateformes numériques est la substitution à de réelles interactions, essentielles à la condition humaine. Le personnage forgé remplace la personnalité, les likes prennent la place d’un respect authentique et mutuel et la présentation de soi-même se substitue à l’engagement avec l’Autre. Le rav Sacks associe Emmanuel Levinas à sa réflexion, en rappelant que la rencontre avec un autre être humain constitue le seul véritable acte de communication et de construction d’un monde partagé.
Autre question sur laquelle il s’est longuement arrêté : le statut de victime. Marqué par de nombreuses rencontres décisives avec des rescapés de la Shoah, il s’étonne de leur capacité de résilience et de leur force pour se reconstruire. Le rav Sacks explique alors qu’il y a une différence majeure entre le fait d’être une victime et le fait de se définir en tant que telle. Dans toute situation vécue, l’individu peut regarder en arrière et se demander : « pourquoi cela m’est arrivé ? », ou regarder vers le futur et se dire : « Et maintenant que faire ? » Observer le passé, c’est se voir comme l’objet de forces qui nous dépassent totalement sans rien pouvoir y changer. Se tourner résolument vers l’avenir, c’est être un individu choisissant, un sujet qui décide quel chemin emprunter.
Alors que nos sociétés occidentales sont malades d’une passion victimaire, dont la conséquence morbide est le passage du « Je » au « Moi, j’ai le droit », au détriment de tout sens du devoir, les enseignements du rav Sacks se révèlent déterminants. Ils convergent d’ailleurs vers un enjeu majeur : le rétablissement du « Nous », la restauration du bien commun et le respect de l’altérité dans un contexte de choc identitaire.
Pour répondre à ces défis, Jonathan Sacks a forgé de nombreux concepts qu’il explique très précisément dans ses ouvrages. Ainsi, face au risque de « choc des civilisations » post-11- Septembre, il invoque la « dignité de la différence », basée sur le respect du droit de l’étranger et sur la reconnaissance des contributions distinctives du religieux à la sagesse de l’Humanité. Puisant dans l’histoire juive, il explique que l’expérience de Diaspora a forcé les Juifs à se poser des questions, aujourd’hui largement partagées dans un monde globalisé.
Finalement, l’œuvre du rabbin Sacks se déploie, de façon non exclusive, dans le concept de Tikoun Olam – réparation du monde –, très répandu dans le monde anglo-saxon et qui recouvre en grande partie, dans la philosophie et la littérature juive, la conception de justice sociale.
Modèle et leadership selon Jonathan Sacks : engagement et responsabilité
Son analyse conduit naturellement le rav Sacks à esquisser la figure d’un modèle et les valeurs qu’il incarne. Il l’inscrit en porte-à-faux avec les héros d’aujourd’hui – athlètes, influenceurs, top-modèles, etc. – qui représentent le paraître. Le rôle majeur de l’éducation et de la transmission est ainsi souligné. Pour illustrer son propos, il explique que le peuple juif se confond avec le Livre et que les héros de son histoire sont ceux qui ont la passion de l’étude et de la vie de l’esprit. Il rappelle d’ailleurs que le rassemblement d’Israël après l’exil de Babylone, symbolisé par la construction du Second Temple, commence avec la lecture de la Tora par Ezra et Néhémie. Le modèle est donc en premier lieu un « passeur » de savoirs et de mémoires. Il fait le lien entre le passé, le présent et le futur, de manière à enraciner son action dans une histoire.
Cet effort de définition est aussi associé à l’image du « leader », sur lequel il a beaucoup écrit[3] et dont la mission est concentrée sur l’engagement et l’idée de responsabilité collective. Il s’interroge sur la dimension juive du leader et suggère plusieurs principes, sur lesquels nous allons revenir de façon non exhaustive.
Selon lui, la prise de responsabilité fait le leader. Pour illustrer cette idée, il oppose le début de Béréshit, la Genèse, et de Chémot, l’Exode. Au début du premier livre de la Tora, Adam rejette la faute sur Ève qui désigne à son tour le serpent. Caïn, quant à lui, dit : « Suis-je le gardien de mon frère ? » Autant d’échecs dans la reconnaissance de leur culpabilité. Àl’inverse, dans Chémot, Moïse intervient. Il est l’exemple même de celui qui dit : « lorsque je vois une situation problématique et que personne n’agit, je le fais ». Pour Jonathan Sacks, trois idées fondent le leadership au cœur du judaïsme : la liberté, la responsabilité et l’action collective susceptible de pouvoir changer le monde.
Il explique aussi qu’un leader possède une vision qu’il parvient à communiquer aux autres, à l’instar de Moïse quelques jours avant sa mort. Ce dernier réunit le peuple, rappelle la Loi et instaure des principes pour qu’Israël n’oublie jamais sa mission.
Sacks souligne enfin la dimension collective du leader en rappelant que trois modèles d’autorité apparaissent à l’ère biblique, chacun avec sa spécificité : le roi, le prêtre et le prophète. Il s’agit là d’une critique en creux de toute forme d’autoritarisme et de personnification du pouvoir.
Sa conception du leader, construite dans un aller-retour constant entre pensée juive et cultures philosophiques et politiques occidentales, constitue donc une réponse aux défis de notre temps. En cela, le rabbin Jonathan Sacks contribue au parachèvement du monde. À travers la richesse et la diversité de ses enseignements, il nous invite à l’action pour établir une société plus juste.
[1] Sacks, Jonathan, From Optimism to Hope : A collection of BBC Thoughts for the Day, Bloomsbury Editions, 2004, p.132.
[2] Une série d’entretiens du rav Sacks avec des personnalités influentes et intitulée « Morality in the 21st Century » a été produite en podcast par la radio britannique BBC. Voir : https://www.bbc.co.uk/programm...
[3] Pour approfondir ce sujet, voir Lessons in Leadership, A Weekly Reading of the Jewish Bible, Orthodox Union and Maggid Press, 2015.
Publié le 21/04/2021