Le projet fondamental des Lumières serait, paraît-il, toujours d'actualité : développer, chez tous, une pensée critique[1].
Pourtant, si l'autonomie est une condition nécessaire à l'amélioration du sujet, si cher aux théoriciens des Lumières et dont la démocratie devrait exalter la valeur, elle ne s’obtient pas sans efforts et, surtout, elle ne pourrait subsister si elle ne se réactualisait dans une constante appropriation, envers et contre la propension servile à se laisser choir. Influençable, malléable, souvent à son insu, l'individu a besoin d'une direction. Ce vecteur qui le poussera vers le mieux, qui le conduira à devenir réellement sujet, a longtemps porté le nom de modèle.
Or, en Occident, avec la disparition de tout projet d'édification morale, l'idée d'un modèle s'est évanouie. La morale elle-même s'est dissoute dans la gelée postmoderne qui tient lieu de ciment social. La loi du marché n'offre d'autres sources d'inspiration que ceux qui ont matériellement réussi, alors que le relativisme culturel, dans lequel se drape un nihilisme de paresse, nie l'idée d'une direction, sensée, dans laquelle pleinement s'engager.
Le journalisme n'a de cesse de proclamer que « le roi est nu » : nulle personnalité ne saurait se prévaloir d'une quelconque supériorité morale. Les glorioles du jour sont la risée du lendemain ; restent l'extériorité, les dollars et les paillettes. Mais nul n'est dupe : l'éphémère suffisance médiatique ne fait que mettre en évidence la vacuité du sujet. Passé le souffle romantique, la littérature proclame, à qui mieux mieux, que justement le mieux n'existe pas. Le seul défi, qui n'en est pas un, consisterait alors à se réaliser dans ses défauts. Les efforts, faits çà et là pour échapper à la morne nullité, apparaissent comme de pitoyables enfantillages, à l'image du salafisme qui laisse très facilement entrevoir que tout ne serait que façade.
Dans ce climat, il serait risible de s'imaginer un homme qui vaudrait la peine d’être imité, dont il faudrait s'inspirer. Ne sommes-nous pas, après tout, faits de la même pâte, pétris des mêmes erreurs, humainement et bassement réduits à cette commune médiocrité ? Notre seule échappatoire se chercherait, éventuellement, dans une vague et douloureuse prise de conscience et, pour ceux qui croiraient encore au salut par l'art, dans la célébration de nos vies minuscules.
Or, dans ce que par souci de simplification on nommera le judaïsme, s'impose l'idée, voire le constat, que l'homme peut s'améliorer, qu'il le doit même, et que, pour ce faire, la voie royale consiste précisément à s'attacher à une autre figure que la sienne. Nous n'aborderons pas ici les abstraites problématiques liées au bien et à sa nature, nous contentant de postuler qu'il existe et, notablement, qu'il ne se limite pas à d'élégantes spéculations, acrobatiques mais éthérées. En fin de compte, cette rhétorique, de celle qui habite les amphithéâtres et les livres mais jamais l'homme, le ramènerait, le bien, au rang d'objet philosophique, sagement rangé près du vrai et du juste. Là, le mot s'est éloigné du vécu ; le concept, formolisé, s'est détaché de l'existence concrète. Nous voulons parler ici de Tora, c’est-à-dire d'un enseignement qui s'applique dans la vie de tous les jours, capable de changer l'homme lui-même en le rendant exemplaire[2].
Essentielle, la question qui nous intéresse, comme une inflammation intéresserait une région du corps, est tout autre : comment se dépasser, se sublimer et, donc, au regard de la Tora, exigeante et libératrice, comment véritablement devenir ? Car, oui, pour nous parler son langage, qui ne se confond pas avec l'agaçante jactance, le judaïsme doit nous enflammer, embraser les consciences en leur laissant percevoir une plus digne façon d'être.
Comment, donc, accéder à la meilleure partie de nous-mêmes, celle qui, nous poussant vers le haut, démentirait les slogans défaitistes de l'époque ? Il serait tentant de se trouver des figures d'identification dans un lointain passé. Imaginerait-on plus respectable ambition que celle qui se calquerait sur rabbi Akiva ou même Moïse ?
Pour louable qu’elle paraisse, une telle démarche serait vouée à l’échec. Pourquoi ?
Rabbi Zeira dit au nom de Rava bar Zimouna : « Si les premiers sont fils de malakhim, nous sommes fils de l’homme. Et si les premiers sont fils de l’homme, nous sommes des ânes […][3]. »
Si, exceptionnellement[4], l’âne peut voir un ange (sens premier de malakh) et parler aux hommes[5], les ânes peinent à comprendre le langage de l’homme tandis que ce dernier ne communique que peu et souvent mal avec les anges[6]. En effet, c'est d'homme à homme que le dialogue se déroule le plus librement : l'échange confère alors à la parole son authenticité.
En allant piocher trop loin de chez nous, dans quelque haute et brumeuse antiquité, on se heurterait à une difficulté incontournable : de ces êtres d'exception, on ne discernerait précisément que l'exceptionnalité et celle-ci, parce que s'exprimant dans l'action resplendissante, ne nous donnerait accès qu'à des parcelles de leur personnalité, sédimentées dans l'événement que nous racontent les textes. On ne les verrait pas dans leur vérité, voilés qu'ils seraient par le faire.
Puisque nous ne savons transposer au nôtre le vécu de Moché ou de rabbi Akiva, se référer pieusement aux grands hommes qui peuplent la Bible et le Talmud ne nous mènerait pas très loin. Écrasés par la grandeur fragmentaire des antiques et vertueux parangons, on se heurterait à la difficulté de l’âne face au langage humain : distinguant à peine, dans cette parole globalement inintelligible, quelques ordres brefs, on connaîtrait la plus grande difficulté à se rendre accessible à une modalité d’être.
Ainsi, une trop vague phénoménologie, basée sur d'édifiantes lectures, ne nous amènerait pas à modifier radicalement notre regard sur nous-mêmes ; elle se réduirait, au mieux, à une caricaturale singerie. Pourtant, c'est bel et bien l'être, dans un réel qui se rattache au nôtre, qui devrait nous imprégner. Par lui, il faudrait nous laisser impacter, frapper[7].
Il existe heureusement une possibilité pour l’homme de converser, même de nos jours, avec ce qui s’apparente à un malakh. « […] La Tora ils requerront de sa bouche, car c’est un malakh de Hachem Tsevaot », énonce le prophète Malachie[8].
Quel pourrait être ce personnage grâce auquel il me deviendrait possible de me hisser à un niveau d'être supérieur[9]?
Le Talmud de développer[10] : « Si le Maître ressemble à un malakh de Hachem Tsevaot, qu’ils requièrent la Tora de sa bouche ; sinon, qu’ils ne la requièrent pas. »
La Tora, à savoir ce qui va au-delà de l’enseignement formel pour transformer l’être[11], se sollicitera chez le maître[12].
Le malakh, dont nous parle Malachie, se comprend comme émissaire, envoyé de Dieu.[13] Le maître sera ce modèle qui me permettra de me chercher en mieux, démontrant par son existence qu'il est des êtres à travers lesquels l’on se rencontre. Et cette rencontre ne peut être que singulière et directe[14], de souffle à souffle, de regard à regard, d’une attente à l’autre. C’est ce que nous enseigne rabbi Tsadok Hacohen de Lublin : c’est un malakh de Hachem Tsevaot ! Les malakhim apparaissent en fonction de leur siècle[15] ; le terme tsevaot[16] est au pluriel : à chaque génération, à chacun à travers les générations, cet autre qui lui permettra de se modeler.
Ce ne serait que littérature que de découvrir avec Rousseau comment Plutarque, en moraliste, sculpte le passé et statufie le présent. En me contentant de l'émouvante remémoration de l'exploit d'antan, je passerais à côté du véritable modèle, celui que je vois interagir dans mon réel et dont, déjà, la noblesse me propulse vers des sphères supérieures. Oui, le judaïsme propose une figure qui se rattache, dans la chaîne de la transmission, à ces hommes qui, rendant à l'humain sa majesté, illuminent jusqu'à notre maintenant.
Cette figure, c'est le maître. Dans cette humanité que je lis en lui et dans celle qu'il sait lire en moi ; dans cette grandeur qui me dépasse et qui m'appelle à me dépasser. Derrière le dire et le faire, je percevrai chez lui ce qui relève de l'être dans son intégralité. Même fragile, cette perception me guidera dans chacune de mes pensées, dans chacune de mes actions[17].
Cherchant l’inspiration en ce maître, je n'aurai à me renier en de consternantes simagrées, puisque, plus fermement qu'une réminiscence évanescente, il m'offrira l'illustration de ce que l'homme peut pleinement se réaliser. Tout à la fois ici même et déjà ailleurs, parole humaine et visage de malakh, le maître sera celui en qui je pourrai me projeter en mieux. Et peut-être qu'à son tour, pris dans une mission, l'âne que je suis pourra emprunter quelque chose du visage de l'ange.
[1] C'est du moins ce que suppose l'existence d'un système éducatif qui, officiellement, n'a point renoncé à ses engagements. Par-delà le débat sur la liberté d'expression (médiatique, politique – donc souvent binaire), les récents événements en France ont tragiquement réactualisé le projet républicain, que l'école est censée concrétiser.
[2] En présence d'un cadavre, l'on se sait vivant sans se formuler conceptuellement la plus pertinente définition de la vie, sans même émettre l'hypothèse que la vie ne se différencie pas de la mort. Avant d'être problématique philosophique ou religieuse, notre rapport au bien passe par l'exemple vivifiant de celui qui le fait, l'homme bon. Il suffit d'avoir côtoyé, ne serait-ce qu'un instant, quelqu'un de bienfaisant pour constater que, très naturellement, l'empirique bascule vers l'ontologique et la recherche du bien passe de la philosophie morale à la pratique. Voir note 12.
[3] Chabbat, p.112b.
[4] Avot 5,6.
[5] Nombres 22, 23 et 28.
[6] Juges, chapitre 13.
[7] Frappé : non comme l’animal est frappé par l’homme ou celui-ci par l’ange ; plutôt, modifié en soi-même, en profondeur, intimement et durablement (comme peut aussi le suggérer, d’ailleurs, l’étymologie grecque du modèle : tupos).
[8] Malachie 2, 7 (prophète dont le nom interroge, en dernier lieu, la fonction).
[9] Le prisonnier ne saurait se libérer lui-même (Bérakhot, p.5b, Nédarim p.7b, Sanhedrin, p.95a). Ou, pour le dire positivement, comme Rachi sur Nombres 8,2, il faut l'intervention initiale d'un tiers pour que la flamme puisse s'élever d'elle-même.
[10] ‘Haguiga, p.25b, Moed Katan, p.17a.
[11] Comme verbe transitif, enseigner, en hébreu, est nécessairement direct, alors qu’en français ce n’est que secondairement qu’il s’utilise ainsi (on enseigne avant tout une matière à quelqu’un ; on peut, par extension, enseigner la jeunesse, dans le sens d’instruire). Malgré toutes les nuances qui s’imposent dans l’analyse sémantique du complément d’objet direct, force est de constater qu’en français le double complément d’objet direct, s’il existe, est rarissime tandis que la tournure hébraïque laisse supposer une action à la fois sur le sujet apprenant et sur la matière apprise (haav melamed et beno Tora : autant la Tora que le fils sont concernés par l’action effectuée par le père). Ces nuances ne sont pas forcément anodines et pourraient autant éclairer, dans un univers donné, le rapport de l'étudiant à la chose étudiée que celui du maître à l'élève. Voir to teach someone, jemanden lehren,aliquid aliquem docere, διδάσκω.
[12] Rav, Tsaddik, Maître ? En français, le substantif juste condense magnifiquement ces nuances, laissant percevoir la réalité exemplaire d’un savoir vivre, d’un savoir être. Puisque le judaïsme n’est pas qu'un produit de librairie, on ne pourra accéder à ses contenus réels sans tenir compte de cette figure, dont il s'agira, tout au moins, de se mettre à la recherche.
[13] Voir le commentaire, sur place, de Rachi, du Mahari Kara, du rav David Kimhi, du rav Avraham Ibn Ezra ainsi que du rav David Altschuler (Metsoudat David et Metsoudat Tsion). Pour aller plus loin dans les implications qu'a cette manière de désigner le Rav, voir 'Hatam Sofer sur 'Haguiga 15a et sur 'Hochen Michpat 183. Pour une tournure philosophique, rav Matityahou Hayitshari rapporté par rav Chmouel de Uçeda dans Midrach Chmouel sur Avoth 1,3 ; pour une inflexion plus « moussarique », rav Avraham Moché 'Hevroni, Massaat Moché, maamar 3.
[14] Berechit Rabba 50, 2 : un malakh n'accomplit pas deux missions ; deux malakhim n'accomplissent pas une seule et même mission. Autant l'ingénieurerie que l'informatique, l'écologie ou encore les mathématiques et la linguistique ouvrent une fenêtre sur l'exigence d'économie, celle-ci ayant à voir avec l'idée même de système. Les malakhim agissent dans un système ; mieux, ils témoignent de ce que les mondes, perceptibles ou non par l'homme, sont un système. À ce titre, l'analyse serrée de leur fonction permet de mieux en saisir les arcanes. Voir Maharal de Prague, Gour Ariésur Genèse 18,2.
[15] Ressisei Layla, 34.4.
[16] Qu’on aurait d’ailleurs bien du mal à traduire, l’Éternel des Armées faisant appel à un étrange registre martial. Voir Samuel, I, 1, et Bérakhot, p.31b, puis rav Mordekhay Yossef Leiner, Mei Hachiloa’h sur Genèse 2,1.
[17] Perception d'une totalité en pensée et en action, et donc de l'intégrité, notion que la modernité a souvent tenté de disqualifier en la traduisant par intégrisme. Peu importe ! Le vrai maître résiste sans coup férir à la dégradation par le mot affadissant et répété.
Publié le 13/04/2021