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Les confidences de Raphael Enthoven

Ecrit par Propos recueillis par Liliane Guignier

Raphaël Enthoven, quels sont les modèles qui ont influencé votre vocation ou votre action ?

Je n’ai eu le rapport de vénération que l’on entretient avec son modèle qu’avec une seule figure, celle de Rocky, le boxeur. C’est le seul que je me représentais comme un horizon, un Graal, un idéal régulateur comme quelque chose à atteindre, une utopie concrète. Les philosophes et les écrivains n’ont jamais tenu la place de modèles dans mon existence mais plutôt d’accompagnants ou d’aidants, et certains avec une efficacité redoutable. Mais jamais leur mode de vie n’a été pour moi la panacée, et certains ont eu des comportements si répréhensibles qu’on aurait du mal à accorder leur vie et leur pensée. Parler de modèles c’est parler de héros qu’une belle existence invite à suivre, or les philosophes et les écrivains sont rarement des héros, mais des génies qui mettent des mots sur vos propres pensées.

 

Pourquoi Rocky ?

Rocky était à portée de main, accessible, moins fort que ses adversaires et néanmoins victorieux. Enfin, c’est le premier qui m’a fait comprendre que, dans la vie, la seule défaite était de ne pas se battre. Intuition que j’ai vérifiée ensuite en regardant Chasseur blanc, cœur noir où Clint Eastwood jouait le rôle de John Huston (aka « Wilson »). Clint se fait « casser la gueule » par un patron d’hôtel raciste. À l’ami qui le raccompagne dans sa chambre, la gueule en miettes, Wilson explique qu’il vaut mieux se faire casser la figure que renoncer à dire ce qui est juste. Et qu’on se sent mieux avec la gueule en biais quand la conscience est droite. À ce compte-là, il ne dépend que de soi de se battre ou d’être battu. Il suffit de baisser, ou de ne pas baisser, les bras.

Dans l’histoire ancienne ou moderne du judaïsme, quels modèles ont pu vous inspirer ?

Je suis le fils de cette culture-là et je suis très sensible, par exemple, à l’idée que tout homme est le gardien de son frère. Mais ma culture est philosophique, elle n’est pas biblique. Je ne suis pas allé chercher des référents dans la Bible ; ce sont des histoires qui sont venues illustrer des problématiques que j’avais déjà en tête. Jamais la lecture des textes sacrés n’a été première dans ma découverte ou dans ma compréhension des choses, elle m’est venue ensuite et dans un second temps.

J’ai une tendresse particulière pour Joseph et Job. Joseph m’interroge par la façon qu’il a de pardonner à ses frères et je me demande si ce n’est pas une façon pour lui de remporter une double victoire. Quant à Job, j’ai toujours mis en lien son sort avec l’idée que la croyance n’était pas démontrable, mais relevait d’une pure décision. 

 

Que pensez-vous sur le plan philosophique de la notion même de modèle ?

Le modèle occupe la place de ce que Kant appelle un idéal régulateur. C’est ce que l’on se donne comme but tout en admettant qu’il soit hors d’atteinte. Ce vers quoi l’on tend et à quoi l’on renonce à parvenir à l’instant de se diriger vers lui. C’est un être dont la quête ou le désir de ressemblance suffit à remplir le cœur d’un homme. Dans le rapport à un modèle, il y a quelque chose d’émancipateur dans la mesure où toute admiration de cet ordre-là renonce d’emblée à atteindre son objet. Quoi de plus fécond qu’un tel inachèvement ? 

 

Vous avez déclaré un jour que « lire un livre de façon juive c’est lire un stylo à la main ». Est-ce à dire qu’il faut toujours être critique par rapport à un auteur, même celui qu’on chérit ?

Je n’ai jamais lu un livre autrement (depuis que je sais écrire) qu’avec un stylo à la main. J’ai toujours mis des mots dans les marges. J’ai mis des années à comprendre ce que je faisais vraiment en habillant les pages de commentaires, de remarques et d’énumérations qui n'avaient parfois rien à voir avec le livre. En faisant des livres, des cahiers de notes, des journaux intimes, en traitant mes livres de cette manière-là, en réalité j’entretenais avec les textes un rapport qui à mon avis est archétypal, antique, et c’est ce que j’ignorais en le faisant. Je ne sépare pas la lecture d’un texte du commentaire qu’il m’inspire. Je lis toujours avec un stylo, ces livres sont mes cahiers.

C’est peut-être là que je trouve le signe le plus patent de mon judaïsme.

C’est tout simplement le fait d’admettre qu’aucun texte, aucune œuvre, aucun fait de façon générale n’est séparable de son interprétation par la conscience qui s’en saisit.

Vous ne pouvez pas lire un texte séparément des idées qui vous viennent en le lisant. C’est en cela que l’on peut poser des questions différentes à un texte qui est en apparence identique. La différenciation des questions que l’on pose est prise en charge par la rencontre avec le texte. J’ai une pratique deleuzienne des textes. J’essaie d’être « anexact », c’est-à-dire fidèle à un texte sans lui être identique. C’est l’intervalle du commentaire, où le respect de la lettre débouche sur des sentiers inédits.

 

Souhaitez-vous nous dire autre chose sur les modèles ? 

En fait, c’est une question que je ne me suis jamais posée, à part pour les personnages de fiction qui ont donné de l’énergie à un enfant qui en avait besoin.

Je n’ai jamais entretenu un rapport d’admiration tutélaire envers un existant dont la vie me semblerait une sorte de panacée, d’absolu à atteindre. Je n’ai pas la nostalgie de la vie que je n’ai pas. Jankélévitch dit qu’on n’est jamais assez courageux dans la vie, on est toujours lâche une fois de trop, et en somme un modèle, quelqu’un dont la vie est un bel exemple, est de nature à nous faire tomber du bon côté quand la question se pose. Je ne fais pas plus d’usage que cela du modèle.

 

En tant que père de famille, que pensez-vous de l’image moderne du modèle ?

L’époque normative d’un modèle absolu, d’un critère physiologique ou d’une représentation idéale est passée derrière la revendication démocratique de toute existence qui, vraiment vécue, serait un idéal en elle-même. Désormais on est passé des magazines qui prétendaient nous éblouir à des magazines qui nous montrent des personnes qui nous ressemblent. On est sortis du régime de l’idolâtrie. Il était plus facile de se donner des idoles quand elles étaient plus rares et qu’on était séparés de ces idoles par la télévision. Maintenant, on est sur les réseaux sociaux. Les modèles que se donnent aujourd’hui les enfants sont changeants, mobiles. L’idéal serait de leur substituer des figures plus stables et, pour ce faire, de leur présenter des grands morts. Spinoza, Nietzsche ou Flaubert, bien présentés, ne sont pas moins admirables que Beyoncé, Médine ou Greta Thunberg. 

 

Publié le 11/04/2021


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