Dans Le Siècle des Lumières (1962), Alejo Carpentier décrit l’évolution de Victor Hugues, homme pétri d’idéaux qui contribue à étendre la révolution française jusque dans les Caraïbes mais, peu à peu, sombre dans les travers du pouvoir, réprimant les révoltes d’esclaves dont il avait d’abord dénoncé la condition servile. Ce processus par lequel l’idéal émancipateur se métamorphose en terreur obscurantiste, le romancier cubain le concentre en une phrase « clé ». Elle intervient lorsque Victor Hugues, tout juste nommé « commissaire » par les autorités révolutionnaires de la métropole, se rend en bateau dans une île des Caraïbes où il doit rétablir l’ordre. Fervent admirateur de Robespierre, il n’est plus seulement inspiré par les discours de « l’Incorruptible », il voue un culte au grand homme, ce dont témoigne sa cabine : « La première chose que l'on y voyait, entre des clous d'où pendaient le chapeau et la casaque de Hugues, c'était un grand portrait de l'Incorruptible, au pied duquel brûlait une lampe telle une lumière votive. » À travers l’analyse élémentaire d’un passage du récit biblique, concernant David, Bethsabée et Urie, nous voudrions montrer comment le monothéisme hébraïque balise un chemin existentiel inverse : du culte d’une image à l’intelligence d’un texte.
C’est aux chapitres XI et XII du second livre de Samuel qu’intervient la rencontre de David et Bethsabée. L’épisode, célèbre, est le suivant : tandis que ses troupes combattent les Ammonites, David est resté à Jérusalem ; une nuit, depuis la terrasse de son palais, il aperçoit la nudité de Bethsabée, femme d’un homme, Urie, qui se trouve alors au combat ; il la fait venir à lui et couche avec elle ; Bethsabée se trouve enceinte ; David fait revenir Urie à Jérusalem, l’invite à rejoindre son foyer, puis le renvoie au front et charge Joab, son général, de faire en sorte que le mari de Bethsabée périsse de la main des Ammonites ; ceci fait, David épouse Bethsabée ; intervient alors Nathan qui dénonce le comportement de David, dont l’enfant né de cette première rencontre avec Bethsabée périt.
Comment interpréter cet épisode ? Le premier enseignement à en tirer, c’est que le grand homme dans la Bible, en l’occurrence David, est mis en récit avec ses failles, ses faiblesses, ses égarements. Mais au-delà, qu’est-ce que ce récit nous enseigne ? Posons trois jalons :
1. La faute de David. Jusqu’au terme du chapitre X, le roi David mène ses troupes au combat. Puis au début du chapitre XI, un changement intervient : David envoie ses troupes combattre l’ennemi, « tandis que lui-même restait à Jérusalem » (Samuel II, XI, v. 1, trad. du rabbinat). Apparemment désœuvré, il flâne sur la terrasse de son palais la nuit venue, c’est alors qu’il aperçoit Bethsabée et la fait venir à lui bien qu’elle soit l’épouse d’Urie. Le comportement tyrannique de David dénoncé par Nathan (dans sa parabole du riche qui possédait un vaste troupeau et du pauvre qui ne possédait qu’une seule brebis, laquelle lui est arrachée par le riche) est donc implicitement présenté comme la suite logique d’un premier écart, lorsque David ordonne un combat auquel il ne prend pas part. On imagine la surprise et la peine des compagnons d’armes de David lorsqu’il reste à Jérusalem. Et on songe à ces paroles de « poilus » durant la guerre de 1914 : « Qu’importe au monde militaire que la guerre dure un peu plus ou un peu moins… Ces messieurs ont des abris solides, sont à l’arrière dans des pays… et le pauvre poilu, le pauvre ‘‘officier de troupe’’, comme ils disent, eux ils sont là pour se faire casser la g…, vivre dans des trous infects… avoir toutes les responsabilités[1] ». Dès lors que David déserte le combat qu’il ordonne, la jouissance paresseuse du pouvoir succède à la difficile liberté de l’action : « Vers le soir, David se leva de sa couche et se promena sur la terrasse de la demeure royale. »
2. L’égarement essentiel d’Urie. Pourquoi, lorsque David apprend que Bethsabée est enceinte de lui, fait-il revenir Urie et l’invite-t-il à regagner sa maison et à jouir de sa femme ? À suivre les principaux commentateurs médiévaux (notamment Rachi et le Radak), David souhaiterait qu’Urie s’unisse à Bethsabée afin qu’il croie être le père de l’enfant à venir. Mais Urie refuse : « L’Arche, Israël et Juda logent sous la tente, mon maître Joab et les officiers de mon prince campent en plein champ, et moi j’entrerais dans ma maison pour manger et boire, et pour reposer avec ma femme ! Par ta vie, par la vie de ton âme, je ne ferai point pareille chose » (XI, v. 11, rabbinat). David lui accorde une seconde nuit, mais Urie demeure inflexible : il ne rentre pas dormir auprès de sa femme. Alors David le renvoie au front et ordonne de l’exposer à l’épée des Ammonites. À suivre les commentateurs médiévaux, si David n’avait pas craint que son union avec Bethsabée n’eût été découverte par la naissance d’un enfant, il aurait épargné Urie. C’est en effet, à les suivre, parce que Urie, en ne rejoignant pas sa femme, expose au grand jour l’adultère de David que ce dernier ordonne sa mort. Je ne comprends pas le texte ainsi. David aimait Bethsabée et se savait le père de l’enfant qu’elle portait. S’il rappelle Urie, ce n’est pas pour le tromper, c’est pour le mettre à l’épreuve. Et le Talmud, au traité Kidoushin p.43a, expose la leçon qui en est tirée : en refusant de regagner sa demeure et de coucher avec sa femme, Urie s’est révélé être un traître à la royauté de David. La puissance paradoxale du récit biblique est alors portée à son comble par le commentaire talmudique : le fait qu’Urie refuse de regagner sa maison tandis que « L’Arche, Israël et Juda logent sous la tente », est-ce donc trahir la royauté de David ?
Voyons le contexte de cet enseignement du Talmud : deux tanaïm sont en discussion au sujet de l’interprétation d’un verset du chapitre XII (v. 9), lorsque Nathan dit à David : « Tu as fait périr par le glaive Urie le Héthéen et pris sa femme pour épouse, oui, tu l’as tué par l’épée des Ammonites » (rabbinat). Pour un tana (Shammaï l’ancien), Nathan accuse David d’être coupable de la mort d’Urie. Et de là nous apprendrions que lorsqu’un meurtre est perpétré, c’est le donneur d’ordre qui est coupable. Cependant l’autre tana (tana kama) pense le contraire, à savoir que c’est l’exécutant qui est coupable[2] dans une telle configuration. Mais, dans ce cas, comment comprendre la parole de Nathan qui évoque la mort d’Urie ? La réponse est que Nathan ne reproche pas à David la mort d’Urie, mais au contraire en reconnaît la justice, car Urie s’est révélé être un traître à la royauté de David (et donc passible de mort) en prononçant ces mots : « Mon seigneur Joab et tous les serviteurs de mon seigneur campent en pleins champs. » Quelle est donc, selon notre tana, la faute d’Urie apparemment lisible dans ce verset ?
Les commentateurs médiévaux s’interrogent. Et, selon moi, il est clair qu’il ne s’agit pas de blâmer Urie d’avoir manqué de déférence, d’une manière ou d’une autre, à son roi. La tyrannie de David n’est pas un objet de culte dans la Bible, mais de critique, d’où l’intervention de Nathan. Et notre tana, à l’évidence, n’appelle pas à l’obéissance servile, puisque précisément, selon lui, c’est l’exécutant qui est coupable et non le donneur d’ordre. La faute d’Urie ne relève donc pas d’un manquement au protocole, mais d’un égarement essentiel. Et il nous faut donc revenir à la mise à l’épreuve d’Urie par David et nous poser la question : de quel égarement essentiel a témoigné Urie en dormant dehors plutôt que dans sa maison ?
Je comprends ainsi le sens de l’épreuve : Urie est-il un homme dont le centre de gravité est le domaine du singulier (reshout ha-yahid) ? Ou est-il un animal de l’espace public, domaine du pluriel, du grégaire, du « suivisme » (reshout ha-rabim) ? Urie était un homme courageux, discipliné et sévère, certes, mais tel un spartiate il préférait l’action virile à l’intimité du vrai, l’obéissance volontaire à la liberté singulière. La racine de son existence le vouait donc à l’adoration des images, tôt ou tard, c’est-à-dire à l’adoration des tyrans. Et un tel homme ne méritait pas Bethsabée.
Il n’empêche, David a fauté en s’unissant avec Bethsabée, parce qu’il l’a prise alors qu’elle n’était pas son épouse mais en son pouvoir. C’est pourquoi Nathan lui reproche, selon notre tana, non d’avoir ordonné la mort d’Urie, mais d’avoir pris Bethsabée cette nuit-là. Et la sanction est irréversible : le fruit de leur union succombe avant le huitième jour.
3. Il faut préférer l’étude des grands textes au culte des grands hommes. C’est peut-être en ce sens que Levinas osait soutenir qu’il convient d’« aimer la Tora plus que Dieu ».
[1] Lettre de Georges Gallois du 25 août 1916, in Paroles de Poilus. Lettres et Carnets du front. 1914-1918, Librio, 1998, p. 95.
[2] Selon la juridiction humaine, le donneur d’ordre étant redevable de la juridiction « du ciel ».
Publié le 05/04/2021