À chaque numéro de L’éclaireur, un personnage biblique s’allonge sur le divan d’un psychanalyste, cette fois-ci, c’est Abraham.
Freud revint très régulièrement à la figure de Moïse. Sans doute imagina-t-il, fantasma-t-il parfois, que tous deux étaient les rédacteurs de la vraie Loi, et que l’invention de la psychanalyse l’apparentait par sa nouveauté au chef des Hébreux. Il ne considéra guère la figure du patriarche Abraham. La psychanalyse aurait affaire à Moïse, et pas au vieux patriarche d’Ur et à son histoire plus solitaire, et c’est au philosophe danois Kierkegaard, penseur de l’existence, qu’il revint de faire d’Abraham un héros moderne et de méditer l’épisode apparemment « absurde » de la ligature d’Isaac.
Indiférence injuste que celle de Freud, car la vie d’Abraham concentre beaucoup d’épisodes qui consonnent avec les opérations de la psychanalyse.
À commencer par son nom, à l’origine Abram. YHVH l’allongea d’un hé, comme le tirant de son propre nom, et fit de même pour Saraï, son épouse, qui avec un autre hé, deviendra elle-même Sarah . Crossing over des noms, féminisation dans la lettre – et l’inconscient selon Freud est aussi un jeu avec les lettres qui sont ses briques – de l’un et de l’autre comme condition de la naissance miraculeuse et rieuse de leur fils Isaac. La psychanalyse modife le rapport de chacun à son nom, et à son genre qu’elle instabilise. Freud dira du reste avec assurance qu’on ne sait pas avant la fin d’une psychanalyse le sexe qu’on a. Over.
Mais le vrai commencement est en amont pour Abram l’ivri . Et ce commencement n’est du reste pas une étape préalable à une aventure mesurée, il n’est pas un préparatif, il est un impératif. Et on devrait plutôt dire qu’avec Abraham, d’emblée, ça commence et ça décolle. D’emblée il est déchirement : Abraham apprend que chez lui, ce n’est pas chez lui. Il apprend de Dieu, de ce radicalement Autre, qu’il doit aller vers lui , ce qui est autre chose que de se connaître soi-même. Le voilà sommé de partir concrètement en voyage vers lui-même et il doit apprendre d’un coup qu’il est ce voyage lui-même, qu’il est et sera toujours un peu séparé de lui-même, qu’il est et sera toujours un peu fendu – ce qu’est toujours le sujet pour Freud. Cette fente appelle la liberté, non pas celle qui est la vie spontanée et sans loi, an-anarchique, mais celle qui est l’invitation faite au sujet Abraham, le premier sujet peut-être , à aller au-delà de lui-même, à se défaire de son origine fixée par les étoiles du ciel et les généalogies établies, et à partir au-delà sur la seule promesse d’un dit. Over.
Le sujet est fendu, il n’est pas constitué par la récapitulation en lui de lui-même, il n’est pas fait de sa visite intérieure. Il est coupé par le langage qui est autre que lui. Du langage parle dans le sujet, parle à travers le sujet. On dit ainsi, dans une formule classique, que le sujet est barré. Le sujet n’a en effet pas un accès direct à lui-même sinon en passant par l’autre – qui peut être, sans exclusive, le psychanalyste. L’histoire mouvementée d’Abraham est le récit de la mise en situation – pour la première fois dans l’histoire peut-être – d’un sujet exilé de lui-même, de son propre nom et dont la porte d’entrée est comme barrée. Cette division du sujet n’est pas une abstraction. La Genèse la figure parfaitement : « Il prit tous les animaux indiqués par Dieu, divisa chacun par le milieu, et disposa chaque moitié en regard de l’autre .
Abraham connut alors, précise le texte, une torpeur et de l’angoisse. Cette angoisse, qui préoccupa tant Kierkegaard, accompagne sans doute toujours l’écartement du sujet d’avec lui-même. « Sombre et profonde », comme dit le texte, l’angoisse est aussi de la partie, invitée à ce voyage qui se poursuit sans fin de père en fls. Abraham va vers celui qu’il devient, c’est-à-dire un autre que lui, un étranger, un soi promis si on peut dire, et il le devient en y allant. Quel est le but du voyage sinon le voyage lui-même, avec une terre et des enfants au loin malgré tout, avec une nouvelle façon de se tenir entre les choses, et de tenir entre sa naissance et sa mort ? Et c’est d’ignorer tout espace entre l’un et l’autre, de ne laisser aucun jeu entre le natif et l’étranger qui vient, et de méconnaître le dialogue (à rebours du dialogue entre Abraham et YHVH ) que Sodome, malgré la plaidoirie d’Abraham, sera finalement détruite. La psychanalyse se propose aussi d’être un des lieux pour l’élaboration de cet espace nécessairement incertain.
En hébreu, faire une alliance, c’est la couper : Carat brit. Ce n’est donc pas à proprement parler une conclusion qu’on fait avec une alliance. Une alliance n’est jamais achevée, sa formulation n’est jamais complètement établie et s’allier en profondeur est au contraire vivre sans fin dans la coupure qui fait d’elle un lien vivant. C’est une « coupure-lien » de cet ordre qui tient ensemble (ensemble disparate et séparé aussi) l’analyste et son analysant. Il se vérifie enfin assez souvent qu’une analyse se poursuive au-delà du temps de la cure elle-même : le monde a alors pris heureusement la place de l’analyste. Over.
Sapere Aude : ose savoir, aie l’audace de ton entendement. Voilà selon Kant la devise des Lumières. La psychanalyse qui vient des Lumières a aussi un passé abrahamique : ose aussi ne pas savoir, ose passer du savoir au pouvoir, ose l’au-delà de toi. Over.
Publié le 26/10/2018