Le Livre des Psaumes occupe une place à part dans la Bible. Outre les emprunts abondants de la liturgie à cette œuvre du roi David qui font des Téhilim un corpus très populaire, les 150 psaumes sont un chef-d’œuvre poétique où s’expriment la foi, la quête spirituelle, les émotions d’un roi qui ne cache ni ses forces ni ses faiblesses, ni ses joies ni ses peines.
Le premier psaume se présente comme l’éloge de l’homme droit et érudit dont la personnalité contraste avec celle des méchants. Son amour de la Tora lui apporte épanouissement et prospérité. Les sages du Talmud (Avoda Zara, p.18) et les exégètes ultérieurs, s’intéressant à chaque mot, nous permettent de puiser dans ce psaume de précieuses réflexions et une invitation, pour chacun, à trouver sa propre voie.
« [1] Heureux l'homme qui n’a pas marché selon le conseil des méchants, qui ne s’est pas arrêté sur la voie des pécheurs, et qui ne s'est pas assis en compagnie des moqueurs, [2] Mais qui trouve son plaisir dans la Tora de Dieu, et qui médite sa Tora jour et nuit. [3] Il est comme un arbre planté près des cours d'eau, qui donne son fruit en sa saison, et dont le feuillage ne se flétrit point : tout ce qu'il fait lui réussit. [4] Il n'en est pas ainsi des méchants : Ils sont comme la paille que le vent dissipe. [5] C'est pourquoi les méchants ne résistent pas au jour du jugement, ni les pécheurs dans l'assemblée des justes ; [6] Car l'Éternel connaît la voie des justes, et la voie des pécheurs mène à la ruine. »
Une personnalité riche et multiple
Le psaume commence par le mot achré, qui signifie « heureux » ou « gloire à ». Ce terme est au pluriel et il faudrait presque traduire : « Joies de l’homme qui, etc. » Ce pluriel a intrigué les commentateurs. Parmi les pistes intéressantes, certains expliquent que les hommages ne peuvent être adressés qu’à celui dont les actes positifs, justifiant l’hommage rendu, sont nombreux et réguliers. On ne juge pas quelqu’un sur un acte isolé, fût-il héroïque, mais sur la constance de sa grandeur d’âme.
Le recours au pluriel pour qualifier la personnalité du juste et lui rendre hommage peut aussi être compris comme une prise en compte de la richesse de son identité. Le sage sait tisser harmonieusement des traits de caractère, des manières d’être, des sources d’intérêt multiples. Il a « plusieurs cordes à son arc » et sait, tout en restant lui-même, passer d’un registre à un autre.
Dans une direction un peu différente de ce que nous venons d’évoquer, un commentateur[1] remarque que l’étymologie de achré (אשרי) renvoie à l’idée de cheminement (achar, אשר, signifie « faire un pas en avant »). Car le juste est celui qui est toujours en route : son identité, sa personnalité, sa manière d’être et de penser ne sont jamais figées. Cette idée est reprise dans la suite du premier verset.
Les qualités du juste
Être toujours en mouvement. Il faut en effet remarquer que le processus qui mène de la droiture à la perversion est présenté par un enchaînement de verbes qui nous fait passer de la marche à l’immobilisme. « Heureux l'homme qui n’a pas marché selon le conseil des méchants, qui ne s’est pas arrêté sur la voie des pécheurs, et qui ne s'est pas assis en compagnie des moqueurs. » Le contraste est parlant : le juste est en mouvement, le méchant est immobile. La grandeur d’un homme réside dans sa capacité à ne jamais stopper sa quête de vérité, à viser toujours plus haut, à remettre sans cesse en question ses certitudes sclérosantes. Rien de plus mortifère, en effet, que le sentiment d’être arrivé au bout du chemin.
Heureux l’homme, dit donc le psalmiste, qui n’a pas rejoint le camp des individus indignes dont la vie est figée et qui demeurent assis passivement, se reposant sur leurs lauriers. L’anagramme du mot hébraïque « assis » (yachav, ישב) est « sec » (yabèch, יבש) : l’immobilisme des imbéciles rend leur existence comparable à une plante desséchée et coupée de ses racines que tout oppose à ce bel arbre poussant près du cours d’eau que le psalmiste choisi comme métaphore du juste.Quand un homme quitte son ami, dit le Talmud, il doit lui dire : « Va vers la paix ! » (lekh léchalom) et non pas « va enpaix ! » (lekh béchalom). Car la paix - le terme désigne aussi la perfection (chlémout) - est un horizon vers lequel on progresse toujours davantage. Ce n’est qu’aux morts que l’on dit « va en (dans la) paix » car pour eux, le chemin est terminé. Les êtres vivants doivent aspirer à se perfectionner sans cesse.
Ne pas céder au conformisme… Il faut signaler un second point fondamental de ce premier verset : c’est toujours au singulier qu’il est question du juste (« l’homme ») tandis que les méchants sont toujours évoqués au pluriel (les méchants, les pécheurs, les moqueurs). Sans doute parce que les hommes dignes sont rares. Mais surtout, indéniablement, parce que le propre du juste, c’est de se méfier de la pensée commune, des effets de mode, du conformisme des idées et des actes, bref, de tout ce qui s’exprime par un pluriel qui gomme la singularité de chaque individu. Le tsadik se méfie des lieux communs. Il connaît la douleur mais aussi la richesse des chemins parcourus dans la solitude et permettant de faire en sorte que sa vie ne ressemble à aucune autre.
À propos de l’expression « le conseil des méchants », le Talmud dit qu’elle pourrait par exemple désigner « les théâtres et les cirques ». L’on peut entendre ici une mise en garde adressée aux Juifs de l’époque talmudique qui fréquentaient des lieux jadis associés à la débauche et au culte idolâtre. Il est aussi possible, pour rester sur l’idée d’une dénonciation de la pensée commune, de voir dans le théâtre le lieu par excellence où, dans l’Antiquité, les esprits étaient formatés. Platon parlait en son temps de la « théâtrocratie » pour désigner la puissance d’uniformisation des pensées induite par la popularité de ces lieux de rassemblement, désormais remplacés par la presse[2] et les nouvelles technologies de l’information dont Milan Kundera rappelait combien, souvent, elles « mènent vers l’uniformité ; car la culture éclaire la complexité des choses, les médias les simplifient ».
… et frayer son propre chemin. Le juste consacre donc toute son énergie et son temps à l’étude : « Il trouve son plaisir dans la Tora de Dieu, et médite sa Tora jour et nuit. » Le Talmud s’intéresse au mot « trouver du plaisir » (‘hafets) qui évoque en hébreu les notions d’aspiration et d’envie. De la formulation de ce verset qui associe étude et plaisir, les sages déduisent qu’« un homme doit étudier les parties de la Tora qui lui procurent du plaisir ».
Pour illustrer cette idée, le Talmud raconte l’histoire de deux jeunes rabbins, Lévi et Shimon, assis en train d’étudier devant le père de ce dernier, le célèbre rabbi Yéhouda. Ayant fini l’étude d’un certain livre biblique, la question se posa du choix du sujet suivant. Lévi voulait étudier Les Proverbes, tandis que Shimon désirait étudier Les Psaumes. Le maître trancha en faveur de son fils : on étudierait les Psaumes. Arrivé au second verset, le maître expliqua que le mot « désir » induisait la nécessité de toujours étudier les domaines de la Tora qui nous font plaisir. Sur ce, Lévi remarqua : « Si c’est ainsi, la permission m’est donnée de me lever (et de partir car je n’avais pas envie d’étudier Les Psaumes) ! »
Autrement dit, l’apprentissage de la Tora n’est pas uniforme. Chacun doit inventer son propre chemin à travers les textes. Le programme d’étude doit tenir compte de la singularité et des désirs de chacun, ce que permet l’infinie richesse des textes, des commentaires, et des écoles de pensée au sein du judaïsme.
Le verset cité contient deux fois le mot « Tora » : une fois pour parler de la « Tora de Dieu » et une fois pour parler de « sa Tora », c'est-à-dire la Tora du sage qu’il personnalise par sa lecture subjective. Et le Talmud de préciser : « Au début, elle est appelée la Tora divine, mais ensuite elle devient la Tora de celui qui l’étudie. » Car chacun doit se réapproprier les textes et en proposer une lecture inédite (‘hidouch). Le texte biblique est universel mais il existe autant de lectures que de lecteurs. On retrouve une fois de plus cette invitation à cultiver sa subjectivité et son originalité.
Sources vives
Avoir soi-même plusieurs maîtres/modèles. Poursuivant son éloge du juste épanoui, le psalmiste écrit dans le troisième verset : « Il est comme un arbre planté près des cours d'eau. » En réalité, remarque le Talmud, le terme traduit par « planté » signifie « re-planté » (chatoul), c’est-à-dire « déraciné et remis en terre dans un autre endroit ». Et les sages d’expliquer : « Cela sous-entend que quiconque étudie la Tora avec un seul maître ne verra aucun signe de réussite dans son étude. »[3] N’avoir qu’un maître, ne connaître qu’une seule approche, voilà qui risque de limiter l’horizon intellectuel de l’élève en l’habituant à n’avoir des textes qu’une seule lecture. Par ailleurs, le fait de ne pas suivre l’enseignement d’un unique enseignant permet d’éviter un rapport malsain à un maître dont la parole deviendrait exclusive et dogmatique.
« Un jour, raconte le Talmud, rav ‘Hisda dit à ses élèves : Je voudrais vous enseigner quelque chose mais j’ai bien peur que cela n’ait pour résultat que vous m’abandonniez pour aller ailleurs : Quiconque étudie la Tora avec un seul maître ne verra aucun signe de bénédiction dans son étude. À cet instant, les élèves délaissèrent en effet leur maître et allèrent suivre les leçons de Raba ! » Belle image que celle de ce sage qui apprend à ses élèves à se défaire de lui ! Nietzsche disait : « On rémunère mal un maître quand on en reste toujours l’élève. »
Élargir ses connaissances. Analysant chaque mot, le Talmud remarque également que l’expression « cours d’eau » est au pluriel (palgué maïm). Littéralement, le terme signifie « divisé », ce qui fait dire aux sages (qui affinent la comparaison cours d’eau/Tora) : « On doit diviser son étude en trois : un tiers pour les textes, un tiers pour la Michna et un tiers pour la Guémara ». Reformulé aujourd’hui, cet enseignement pourrait s’énoncer ainsi : la littérature biblique et rabbinique est infinie (Pentateuque, Prophètes, Hagiographes, Talmud, Midrash et exégèse, loi juive, moussar, hassidisme, kabbale, histoire, pensée juive, etc.) et il est opportun de varier les plaisirs, de ne pas s’enfermer dans un aspect exhaustif de l’étude, afin de s’ouvrir l’esprit et de se frayer un chemin inédit dans l’étude juive.
Avoir plusieurs maîtres et élargir son horizon intellectuel par une étude élargie sont des facteurs décisifs permettant à chacun de trouver sa propre voie. Car si la Tora est vaste, si elle est tout sauf dogmatique et monolithique, alors chacun a le droit et le devoir d’apporter sa contribution originale.
Le fruit et les feuilles
De l’arbre qui symbolise l’homme accompli, le texte dit qu’il « donne son fruit en sa saison » mais aussi que son « feuillage ne se flétrit point ». Traditionnellement, le fruit représente les actes méritoires, les « bonnes actions » (mitsvot). Le sage ne se contente pas d’étudier, il agit. Mais quelle signification accorder au feuillage, dont on pourrait imaginer qu’il est tout à fait secondaire par rapport au fruit ? Le psalmiste précise pourtant la beauté et la vitalité de ce feuillage. D’après le Talmud, les feuilles symbolisent ici les actes profanes de la vie de tous les jours, les petits gestes du quotidien, les plaisirs simples de l’existence. Alors qu’on pourrait en négliger l’importance, l’homme sage et épanoui ne dénigre aucun aspect de la réalité : il sait sublimer chaque instant, embellir chaque situation et donner du sens au moindre de ses gestes. C’est pourquoi le Talmud déduit de ce verset évoquant le feuillage : « De là nous apprenons que même les conversations profanes des sages méritent d’être examinées avec soin. »
Le juste récuse la coupure radicale entre le sacré et le profane et entre le spirituel et le matériel : il se donne pour tâche de sacraliser toutes les dimensions de la vie. La grandeur de l’homme en général et la vocation d’Israël en particulier résident dans la capacité à dépasser le dualisme matière/esprit avec pour objectif une matérialisation du spirituel et une spiritualisation de la matière. Certains ont vu dans l’étoile de David (Maguen David) le symbole de cette volonté de dresser une passerelle entre « le monde d’en haut » et « le monde d’en bas ». L’étoile est en effet composée de deux triangles. L’un a la base en bas et le sommet pointé vers le haut (élévation de la matière) et le second la base en haut et la pointe vers le bas (matérialisation du spirituel).
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L’homme-modèle décrit par ce premier des Psaumes s’illustre par sa constance dans l’expression de sa droiture tout en fuyant la routine mortifère des pensées et des comportements. Se référant à des sources variées, n’hésitant pas à enrichir son identité de facettes diverses et se méfiant du conformisme, le sage tente de trouver sa propre voie pour donner un sens inédit à son existence, au niveau intellectuel ou moral comme dans ses gestes les plus quotidiens. S’il fallait donner chair à un tel modèle, je songerais en premier lieu au grand Hillel. Sage de l’époque talmudique, Hillel incarne tout à la fois la passion de l’étude, la pédagogie, l’ouverture d’esprit, la douceur, l’empathie, la probité et le sens de l’histoire. À l’image du juste décrit par le roi David, Hillel est un modèle pour tout homme, tout Juif, tout rabbin, tout responsable communautaire et tout éducateur.
[1] Il s’agit du rabbin allemand Samson Raphaël Hirsch (1808-1888).
[2] Bien entendu, les journaux, la télévision ou Internet jouent un rôle salutaire en termes d’information et de culture. Mais il est capital d’être conscient de l’effet très appauvrissant de la culture de masse dont Roland Barthes disait : « La forme bâtarde de la culture de masse est la répétition honteuse : on répète les contenus, les schèmes idéologiques, le gommage des contradictions, mais on varie les formes superficielles : toujours des livres, des émissions, des films nouveaux, des faits divers, mais toujours le même sens. »
[3] Le Talmud précise toutefois qu’en matière de loi religieuse il faut se donner un maître unique pour que la pratique soit cohérente. Mais, en matière d’étude, il faut multiplier les sources et fréquenter des maîtres différents.
Publié le 31/03/2021