Penser exige de revenir toujours aux références majeures de la culture moderne, dont les sources principales, dit Rousseau, sont grecque et juive. Qu’est-ce qui, dans ce cadre, est exemplaire ?
La colère d’Achille est exemplaire. D’Homère à Brad Pitt, dans le péplum Troy, mais aussi dans le beau film Legends of the Fall, d’Edward Zwick, la bravoure inspire. Pour Hegel, Achille est, dans l’Iliade, l’idée du monde et du génie grec, son idéal augural, qu’il revint à Alexandre de réaliser enfin par ses conquêtes fulgurantes, cinq siècles plus tard. Mais son œuvre civilisatrice hellénistique, bien que guidée par Aristote, son propre précepteur, reste entachée de violence dominatrice. Et lui-même meurt jeune, emporté par son intempérance. D’où la déception des Judéens vite opprimés, de devoir depuis, à Hanoucca, opposer la lumière à l’hellénisme obscurci.
C’est qu’il manque à cette bravoure impétueuse d’être médiatisée, de passer certes par l’acte d’une vaillance diurne, mais fondée sur la promesse matinale d’une douceur en puissance, et menant à l’accomplissement d’une nuit aux lendemains pacifiques.
L’exemplarité effective ne peut pas être celle d’un moment de courage héroïque, mais celle du mouvement continu qui unit les phases successives de l’effort d’humanisation. Si Jésus est, selon Kant, l’exemple par excellence de la moralité, c’est la vie de Jésus qui importe au Chrétien, celle du Prophète au Musulman ou du Bouddha à ses adeptes. L’identité, dit Ricœur, est narrative. La vérité n’est pas « posée là comme une borne », dit Hegel, elle est le tout du chemin qui l’accomplit.
Cette humanisation, Hegel encore la définit comme l’avènement continu historique de la Liberté : il la compare à l’unité d’un seul Jour, un jour Un, avec son matin, son midi, et son soir. Au matin, la liberté se cherche, auprès du despote ou du prophète qui en prend l’initiative ; à midi, elle se trouve, chez quelques peuples libres ; et le soir, elle s’installe chez tous. Comme le soleil se lève, passe au zénith, et rejoint l’horizon.
L’exemplarité est alors celle rappelée à Moïse, en Exode 3,6, par « le dieu d’Abraham, dieu d’Isaac, et dieu de Jacob » : un même Dieu un, mais dont la manifestation en devenir, nous apprend à commencer, continuer et finir notre journée de vie, individuelle et collective. Pascal l’a senti, dans son Mémorial. Un Dieu évoqué tour à tour comme grand, vaillant et redoutable, dans la Amida, prière centrale. De là, les trois offices rituels juifs quotidiens : Cha’harit, celui, en regard d’Abraham, de la confiance aurorale dans les possibilités d’avenir du nouveau jour, selon la magnanimité divine du el hagadol , du « dieu grand »; puis Min’ha, celui de l’après-midi, en regard de son fils Isaac, qui en affirme au zénith l’exigence sainte rigoureuse, en référence au dieu de la vigueur, el haguibor, « dieu vaillant » ; et Arbit, celui du soir, de la lutte de Jacob avec l’Ange, petit-fils Petit Poucet, en regard du dieu si exigeant, du el hanora, « dieu redoutable » : lutte qui unit bonté et rigueur, pour promouvoir patiemment un séjour humain fraternel à venir, par un combat nocturne à long terme contre les pesantes rémanences de l’adversité.
Ce qui est exemplaire, c’est l’association vécue de ces trois moments, comme une suite d’engendrements heureux : comme Sarah accompagne Abraham et le concentre vers la reconnaissance d’Isaac, et comme Rébecca fait reconnaître Jacob par Isaac. Les épouses tressent la corde que les époux nouent. Et Léa, grâce à Juda, ouvre la perspective d’une souveraineté politique singulière de l’humanité de Jacob, par la soumission à terme du pouvoir de David au Droit, tandis que Rachel, avec Joseph, en exporte aux Nations le rayonnement universel immédiat, propre à catalyser leur concorde à venir.
Un rapprochement avec la théorie de la justice de Platon, dans La République, est ici éclairant : il la définit aussi par la suite harmonieuse de la sagesse, du courage et de la tempérance. Ces trois vertus, distribuées selon les parties de l’âme une et triple, sont liées physiquement à la tête, au cœur et au ventre. Elles sont d’emblée évoquées, dans ce livre majeur, par la suite des trois premiers interlocuteurs de Socrate : Céphale, belle « tête » de vieux sage, son fils et bras, vif et loyal, Polémarque, au nom allusif aux combats justes, et Thrasymaque. Comme avec El, père céleste des dieux phéniciens, et Baal, son fils guerrier, dieu de l’orage et des pluies bienfaisantes, il y a d’abord, dans la Cité juste, l’alliance du sage magistrat et du vaillant guerrier, des âmes d’or et d’argent. Et l’enjeu de cette alliance entre père et fils, comme entre Abraham et Isaac, est de penser et bâtir une justice d’airain.
Mais le troisième interlocuteur de Socrate n’est pas comme Jacob-Israël, l’intègre qui unit sagesse et courage pour traverser la « nuit » de longs exils : c’est au contraire Thrasymaque l’injuste, tragique âme tyrannique, figure de cauchemar rebelle, surgie des aspirations viscérales du bas-ventre, comme le « Mr Hyde » de Stevenson. Il défend le droit de la force, en alias d’Ésaü, oppose la violence au dialogue, menace Socrate, et indique sa future mise à mort. La rémanence de l’injustice est proprement le tragique de l’Histoire, le vrai « cauchemar », ce nightmare anglais, selon l’image du mare, démon jument danois, qui cauche : chevauche et oppresse, en vieux français, l’homme endormi. Pendant le sommeil, qui, dit Platon, « endort la partie de l’âme qui est raisonnable, douce, et faite pour commander à l’autre, la partie bestiale et sauvage … ne craint point d’essayer, en imagination, de s’unir à sa mère, ou… de se souiller de n’importe quel meurtre ». Ni sage ancien, ni jeune loyal, Thrasymaque évoque donc ce pervers polymorphe infantile freudien, venu du Ça sans Loi, qui, en chacun, tend à ruiner l’élaboration juste d’un monde humain. Il pose dramatiquement le problème moral récurrent de l’empire de la raison sur les passions. Et comme l’office juif du soir dispose à affronter la nuit, seul le « partisan de la justice » platonicien peut espérer, la nuit, grâce à « l’exercice spirituel intérieur (sunnoian) », que son âme entière « s’élève en acquérant la modération avec la justice et la sagesse » (République 9, passim). Ainsi, « tous les démons de la nuit s’enfuient loin de celui qui dit le Chéma au lit » (Talmud Bérakhot p.5a).
Mais au-delà du problème moral individuel, demeure celui de l’amère difficulté politique de la modération des emportements populaires. La Bible y répond par la succession opiniâtre des descendants de Jacob, amenant le Peuple hébreu à reconnaître, au désert, la Loi qui l’unifie et le pacifie : « Moïse vint rapporter au peuple toutes les paroles de YHWH, et toutes les lois. Et tout le peuple répondit d’une voix une, et ils dirent : selon toutes les paroles que YHWH a dites, nous ferons. » (Exode 24,3).
Levons-nous donc avec au cœur la visée lointaine d’Abraham, qui ouvre la voie d’une Histoire linéaire messianique, et délivre du temps cyclique, du vain retour à la poussière. Avançons avec le parcours du soleil dans le ciel, comme Isaac, fortifié de cette assurance paternelle, sème et récolte au centuple. Et recueillions-nous au coucher, avec cette foi unie à cette capacité, pour les intérioriser et les transmettre. « En Sa main je confie mon esprit, quand je m’endors et quand je m’éveille » (prière du Adon olam).
Quand le soleil se couche, insiste Hegel, la lumière s’allume dans les maisons : la conscience de soi naît de l’unification du geste d’Abraham de penser en homme d’action, et de l’art d’Isaac d’agir en homme de pensée, selon la belle formule de Bergson. Ces lumières du soir, éparses dans chaque foyer, reflet sur terre du ciel étoilé, Saint-Exupéry les évoque, dans son essai simple comme la Bible, quand, pilote de l’Aéropostale décollant au soir, il en contemple l’essaim sous ses ailes, et y voit le signe d’espoir de l’accomplissement de la Terre des hommes, de son Chalom : « Paix. Paix à celui qui est loin, et paix à celui qui est proche, dit YHWH. Oui, ce peuple, je le guérirai. » (Isaïe 57,19).
Publié le 23/03/2021