Numéro 11 - Retour au sommaire

Les confidences de Marek Halter

Ecrit par Propos recueillis par Karen Allali

Marek Halter, vos livres nous ont fait découvrir de grandes figures, notamment celles de l’histoire juive. Quels ont été vos modèles, influençant votre vocation et votre action ?

On ne commence jamais à s’identifier à des figures historiques, tout simplement parce qu’on ne les connaît pas. On admire d’abord un père ou un grand-père à qui on aimerait ressembler. Ce sont des « modèles à domicile ». Puis on découvre des personnages de romans qu’on ne veut pas forcément imiter, mais qui nous marquent de manière passagère : Julien, le héros de Stendhal dans Le Rouge et le Noir, ou certains personnages de Dostoïevski. Bien entendu, nos ambitions changent avec le temps, parfois au gré de nos lectures. Il n’est pas question d’admirer en tout point ces personnages de fiction mais de retenir d’eux le meilleur, en fonction de nos aspirations du moment. Enfin, on découvre de grandes figures historiques et certaines nous inspirent plus que d’autres.

Dans l’histoire juive, deux personnages m’ont particulièrement impressionné. Il s’agit d’Abraham et de Moïse. Je ne parle pas de l’effet qu’a eu sur moi la représentation qu’ont pu en faire Rembrandt pour le premier ou Michel-Ange pour le second, malgré la beauté des œuvres en question. Je parle de ce que chacun d’eux a inventé. Abraham est le véritable inventeur de la notion de justice, tsedek. Il va jusqu’à demander à Dieu de pardonner les fautes des habitants de Sodome et Gomorrhe, au prétexte qu’il y a peut-être des justes dans ces villes et que Dieu ne saurait punir le méchant comme le juste. Il inaugure ce que le Deutéronome exigera plus tard : « La justice, la justice tu poursuivras. » Quant à Moïse, qui mit fin à l’esclavage des Hébreux, il est l’inventeur de la liberté, ‘hérout. Ces notions héritées de l’histoire juive sont à la base de toute civilisation. Bien avant la devise : « Liberté, égalité, fraternité », Abraham et Moïse incarnent la justice (qui englobe l’égalité et la fraternité) et la liberté ; ils ont découvert l’essentiel.

 

Comment avez-vous rencontré ces deux personnages ?

J’ai découvert Moïse en premier, quand j’avais 4 ans, à la table de mon grand-père, durant la soirée du séder à Varsovie. Parce que j’avais demandé Ma nichtana etc., on m’a parlé du grand Moïse, l’inventeur de la liberté. Liberté qui nous rend responsables et qui n’est pas toujours aisée comme l’a montré Lévinas dans Difficile Liberté. Pour ma part, j’adore cette difficulté !

Plus tard, m’intéressant au judaïsme, j’ai admiré Abraham. Comme Mahomet qui s’en inspirera (et qui parlera avec respect d’Ibrahim), le patriarche fut d’abord un Mésopotamien analphabète mais qui comprit que quelque chose n’allait pas dans l’idolâtrie de son père. C’est son épouse, Sarah, une princesse sumérienne, qui va lui apprendre l’alphabet cunéiforme, alphabet abstrait, ce qui va permettre à Abraham de concevoir un Dieu unique et abstrait. L’alphabet a rendu possible le monothéisme d’Abraham. Il y a eu en Égypte antique, avec Toutankhamon, un début de monothéisme. Mais l’alphabet égyptien fait de pictogrammes n’a pas permis de véhiculer bien longtemps l’idée d’un dieu unique et abstrait, et donc l’Égypte est retournée au polythéisme idolâtre. 

 

Peut-on selon vous se construire sans modèles ?

On a toujours des modèles et des référents, mais c’est parfois inconscient et cela peut venir d’univers différents, comme James Bond incarné par Sean Connery. Même les terroristes ont des modèles, parfois issus des séries populaires dont ils veulent imiter jusqu’à la gestuelle dans la façon de manipuler leur kalachnikov. Tout dépend bien sûr du milieu et de l’éducation. Nul n’est vierge de toute référence, une tabula rasa est impossible. Quand on est conscient de ses modèles, on peut au moins être plus critique à leur égard, en changer au besoin. 

 

Le peuple juif, dont vous avez souvent raconté l’histoire, est appelé « peuple élu ». Dans quelle mesure doit-il et peut-il être un modèle pour l’humanité ?

La Bible n’a jamais parlé de « peuple élu ». Cette expression, qu’on retrouve dans les bibles chrétiennes, vient de la traduction grecque de la Bible à l’époque de Ptolémée, la Septante. Cette traduction contient plusieurs erreurs. On a par exemple traduit navi par prophète (« celui qui prédit l’avenir »), alors que ce mot, comme l’akkadien nabu, veut dire « celui qui crie », celui qui ne supporte pas l’injustice et qui la dénonce. Ce n’est pas du tout la même chose ! Idem pour la notion d’élection. Et quand le texte dit que Dieu a « choisi » ce peuple, c’est pour le désigner comme gardien d’un certain nombre de valeurs. On a beaucoup reproché aux Juifs de se croire élus de Dieu ce qu’ils n’ont jamais prétendu. Être juif, c’est rejeter l’idolâtrie. Le Talmud dit d’ailleurs qu’est considérée comme juive toute personne qui renonce à l’idolâtrie. Les Juifs sont les gardiens d’un trésor, les dix commandements et leurs ramifications dans les 613 mistvot. Ce statut de gardien n’implique aucun privilège, ne requiert aucune exemplarité. Il implique des devoirs aigus d’empathie, d’entraide, etc. Quand le Talmud dit qu’une communauté doit impérativement comprendre une institution d’entraide, une école, une maison de vieux, etc., il propose un modèle de société juste qui sera repris ultérieurement dans toute cité digne de ce nom.

Par ailleurs, comme l’écrit Goethe, « les Juifs sont le thermomètre du degré d’humanité des hommes », autrement dit l’acceptation ou le rejet des Juifs en dit toujours long sur l’état moral d’une nation donnée. 

 

 

Publié le 16/03/2021


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