Numéro 10 - Retour au sommaire

La couleur des genres

Ecrit par François Ardeven - Psychanalyste, lecteur du midrash laïque au centre Medem

M’avait beaucoup frappé cette sentence le jour où je l’avais lue dans un folio du Talmud de Babylone. Je l’avais même notée pieusement comme une importante maxime et presque comme une révélation dans un cahier que je ne retrouve hélas plus, exilé à son tour. La citation perdue en est devenue d’année en année plus inoubliable. D’être flottante, et juste un peu incertaine, elle n’en insiste que davantage dans mes pensées. 

Si on lui prête d’abord juste une attention un peu trop désinvolte ou trop immédiate, on peut y entendre assez simplement que le premier exil (avec la destruction du premier Temple, et peut-être celle du premier temps) relève encore des affaires des hommes, qu’il y est encore question des territoires, de la terre, de la chtonie dirait-on en grec, des propriétés et des clans. Le premier exil serait de type territorial si on veut, et le retour – la reconquête – devra y mettre un terme. Le deuxième exil serait quant à lui bien plus radical. Il annoncerait la transformation des genres et l’entrée dans un deuxième temps. Un état donné de nature – le plus primordial peut-être : le sexe – serait abandonné comme évidence dans ce second et dernier volet. 

Voilà bien une pensée classique : l’exil efféminerait, car il éloigne de la terre d’origine, la mère, à laquelle il reviendrait de distribuer les rôles selon les habitudes sexuelles traditionnellement transmises. La terre conserve les fonctions, leur attribution, l’exil les renverse, les compresse, pour reprendre le mot d’Amir Gutfreund[1]. Les territoriaux verraient en somme toujours les exilés comme faisant planer une menace sur la distribution entendue, tacite, régulière des genres. Angoisse donc du retour si celui-ci signifie reprise des vieilles habitudes de genre. Ne pourrait-on vivre le pourim des genres qu’en exil ? 

Les Juifs partageraient avec les homosexuels (on trouve ces deux races mêlées parfois, comme dirait Proust) sans doute d’avoir « mauvais genre », c’est-à-dire littéralement de subvertir les habitudes sexuelles, qui ont eu d’abord et surtout la fonction structurale du partage des femmes et finalement peu celle du plaisir. Les Juifs refuseraient le système d’apanage proposé par les Nations, ce qui leur vaudrait des accès rabiques de la part des autres, les homosexuels quant à eux pourraient être, en un commerce particulier et non sexuel avec les femmes et par là mettre en compétition des formes différentes de séduction. Les deux mettent alors en péril fantasmatiquement l’organisation sexuelle de la société, les deux la troublent pour reprendre le mot que Judith Butler a rendu d’un usage mondial.  

 

On peut aussi solliciter cette formule talmudique un peu autrement et y comprendre que le genre est toujours le résultat d’un exil, et peut-être même de deux, d’un détachement centrifuge de soi, et qu’on y est davantage actif ou responsable, ou acteur, qu’on ne le croit ou qu’on ne veut le savoir. Frappant de se dire qu’à rebours des habitudes la femme que Baudelaire, dans Mon cœur mis à nu, déclarait « naturelle, c’est-à-dire abominable », n’est pas au début de la procession de l’exil mais en deuxième position, en position non de passé, mais d’avenir. C’est le genre qui fait le sexe. 

 

 

Charles Mopsik dans son avant-gardiste Sexe des âmes[2] ne barguigne pas. Le texte biblique décrit une société sans grande ambiguïté. Adam et Ève semblent garder pour toujours le modèle de la famille. Lilith, la première Ève qui refuse l’arroi traditionnel imposé aux femmes, n’apparaît que dans les légendes et disparaît vite dans sa fureur de se nourrir de tout le sperme qui n’a pas trouvé de destination féconde. La circoncision au huitième jour de la vie du garçon est d’abord le jour de la détermination de son genre. Le rachat du nouveau-né destiné à Dieu (Ex 13,11-16) démontre que, dans le « système de circulation des biens entre la sphère divine et la sphère humaine », le garçon seul est réservé à Dieu, c’est-à-dire qu’il est seul à pouvoir être arraché à l’emprise sociale familiale. Les mentalités bibliques séparatistes semblent, si on suit Charles Mopsik, enfler encore dans le corpus rabbinique. Qu’on veuille réduire un pharaon tombé dans l’idolâtrie de lui-même, et aussitôt « le Saint Béni Soit-Il fait de lui une femme et pour être possédé comme un femme », enseigne le midrash Tanhouma (Vaéra)[3]. Les exemples abondent : la cause de la vieille Bible, genrée, est entendue, ou presque.

L’exil intense comme il est vécu en Espagne et en Provence semble pourtant faire vaciller ces catégories et fait vibrer et scintiller un autre texte : le Zohar. La kabbale donne aux genres d’autres nuances. S’éloignant du schéma aristotélicien (qui est aussi largement celui de l’anthropologie talmudique) où la femme est sans semence et où c’est l’homme seul auquel il revient d’actualiser l’espèce, la kabbale détermine une nouvelle pulsation : les dix sefirot sont les émanations de l’In-fini (eyn-sof), elles en reçoivent l’influx et l’épanchent à leur tour. D’autres opérations structurent l’univers et le féminin et le masculin se distribuent tout autrement. On est bien plus proche du Banquet de Platon, de l’éros démonique, toujours à cheval entre trop et trop peu, que de l’organon aristotélicien dans la façon dont donner et recevoir (comme dans le mythe de Poros et de Pénia[4]) rythment la vie des émanations. D’autres catégories interviennent. C’est ainsi, et c’est fort important, que la pensée kabbaliste s’est demandé, contrairement à la facilité d’une trop confortable altérité, pré-donnée là encore, comment on pouvait désirer un autre sexe que le sien. 

Se distingue spécialement, découvre Charles Mopsik, dans la constellation ésotérique, dans la deuxième partie du XIIe siècle, la figure de Joseph de Hamadan[5] dont le commentaire du passage biblique sur la création de l’homme (Genèse, chapitre 2) met au point une physique dégenrée (et androgyne) des sefirot, chacun.e est à la fois mâle et femelle, chacun.e reçoit et émet. Puissances de réception et d’émission font le genre, puissance d’expression si on reprend le vocabulaire de Spinoza. Ne pas imaginer en conséquence bien sûr que l’émission est réservée au masculin. Remarquable par exemple que dans les tablatures kabbalistiques les genres du couple ne s’opposent pas classiquement, en tout cas pas de la façon par exemple dont Pierre Bourdieu les récapitule dans son livre La Domination masculine. On trouve par exemple la miséricorde ou la quiétude du côté mâle et du côté femelle le jugement et l’activité. Les sefirot obligent à dégenrer la pensée : n’est pas passif celui ou celle qu’on croit. Chaque sefira, écrira-t-il, possède une couleur (gaven), « celle des dimensions qui s’épanchent en elle, gravée en leur sein »[6]. Cette couleur bariole la monotonie attendue des genres. Les éteint ?

Est-ce à dire que la vieille Bible ne contenait pas quelques germes de ces variations ? 

Dans le Cantique des Cantiques, ou Chant des Chants, Israël – le peuple d’Israël – est allégorisé en bergère. Déjà peut-être sourdait l’hypothèse d’un deuxième exil alors qu’en même temps, de l’autre main presque, le roi Salomon, l’auteur putatif du grand poème d’amour, construisit le Temple, monument territorial. Ce sont aussi les deux versets dans Osée (2, 21-22) qui accompagnent les promesses de fiançailles. « Et je te fiancerai à moi. »[7] La flexion – le réfléchi en français ici – est au féminin, Dieu parle au féminin. Féminin, il l’est aussi à la fin du psaume 47 : éLôHIM Me’ôD Na’’LâH : le Seigneur est très élevée. »[8]

 

Il faut admirer, entre mille choses, la façon dont Judith Butler dans Trouble dans le genre, s’interroge, malgré son attaque contre les formes symboliques héritées des monothéismes, sur le supposé patriarcat porté par la Bible, qui n’est peut-être pas autant réductible au totémisme que Lacan a pu le croire. L’aliénation sexuelle n’est peut-être pas dans chaque verset, tous n’annoncent pas la fin de Sodome. Cette philosophe, éduquée dans un milieu juif orthodoxe, est informée du trouble biblique. 

Trouble dans le genre n’est pas un livre d’un genre qui peut être résumé. Résumer du reste, c’est toujours un peu phalliciser, rassembler le divers sous une unité. Peu de livres plus divers que celui-ci, ces dernières décennies, où, assez talmudiquement, les doctrines (il y est question beaucoup de Freud et de sa théorie de la bisexualité psychique, mais aussi de Lacan, de Beauvoir, d’Irigaray, de Wittig, etc.) sont disposées dans une très grande érudition et en dialogue, sans conclusion. Une abat l’autre, sans l’abattre tout à fait. Comme au jeu du mikado, les baguettes se retirent une à une.  

Reste toujours une forme de couleur aussi à un livre qu’on referme, un timbre qu’on retient pour soi. Judith Butler a le génie d’examiner, depuis Histoire de la sexualité de Michel Foucault (la kabbale est peut-être le seul objet dans cet ordre qu’il n’investigua pas), le lien sombre qui lie absolument la sexualité, son développement, et l’interdiction. Dans la conception classique, c’est le rapport à l’interdiction et à l’inhibition (ou prohibition) qui fait le genre. Le masculin est masculin d’être coupable d’avoir tué son père et de porter la loi par-là, la femme est femme dans son lien substantiel au manque. Voilà le théâtre caché des attributions des genres. Judith Butler propose une sexualité fondée exclusivement sur le plaisir, et presque hors sexe comme on a pu dire parfois. Elle promeut la parodie, le « drag ». Le genre n’est plus un acte du sujet – nécessairement aliéné à une place qui l’attend depuis toujours –, il se substitue au sujet. Le Je est assis par le langage, mais il n’est plus la conséquence logique de celui-ci et virevolte : queer est sa couleur. 

 

 

   

 

 

[1] Les gens indispensables ne meurent jamais, Amir Gutfreund (collection folio).  

[2] Le sexe des âmes, Charles Mopsik, Éditions de l’éclat, 2003.

[3] Ibidem, p. 35

[4] Le Banquet, Platon, 203 b - 203 c. 

[5] Joseph de Hamadan, Fragment d’un commentaire sur la Genèse, traduction Charles Mopsik, éd. Verdier, Paris, 1998.

[6] Ibidem, p. 52, dans la traduction et p. 5 dans le texte hébraïque.

[7] Vearchrikhk li (Osée 2, 21). 

[8] Bernard Vaisbrot, avec bien plus de savoir que moi, m’expliqua un jour cette règle subtile de cantillation qui me laissa rêveur : en sof-passouk, le segol devient tout simplement kamats. Kamats-outra hébraïque…

Publié le 21/02/2021


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