Élisabeth Badinter, pourquoi vous être intéressée à l’identité masculine ?
Eh bien parce que cela n’intéressait personne ! Dans les années 1990, j’avais remarqué que tout le monde parlait de l’identité féminine mais pas de l’identité masculine. Je me suis rendue à la Bibliothèque nationale pour voir ce qui était publié sur ce sujet. Sur les femmes, j’ai trouvé des centaines d’articles et de livres. Mais s’agissant des hommes et de l’identité masculine : rien. J’ai trouvé cette absence bien curieuse. L’identité masculine était-elle si simple, si évidente ? Or j’adore travailler sur des sujets dont personne ne s’occupe. Mais puisque rien n’était publié, comment faire pour avoir de quoi réfléchir sur ce sujet, moi qui suis une femme ? J’ai eu de la chance de croiser une vendeuse de chez Gallimard extrêmement cultivée qui m’a indiqué tous les romans où cette question était abordée et c’est donc à partir de la littérature que j’ai orienté mes recherches. De nombreux hommes, de tous âges, ont en effet écrit sur eux-mêmes.
Le fait d’être une femme a-t-il facilité la tâche ou, au contraire, constitue-t-il une difficulté ?
Les deux. Certes, n’ayant jamais été dans la peau d’un homme, il y avait une forme d’objectivité, de distance. En même temps, évidemment, c’était un handicap car je ne pouvais atteindre la subjectivité masculine et c’est ce qui m’a justement intéressée : que se passe-t-il, du bébé à l’adulte mâle, dans la genèse de l’identité masculine ? Outre les romans, je dois beaucoup à la psychanalyse (de différentes tendances) dans ma compréhension du masculin. Par ailleurs, le livre XY, De l’identité masculine (éd. O. Jacob, 1992), qui résume mes recherches sur ce sujet, est le résultat d’un séminaire à l’École polytechnique qui a duré trois années et qui n’était fréquenté que par des hommes. Ils m’ont aidée à préciser mes intuitions ou hypothèses. L’homme fut donc un sujet à la fois inconnu et familier. Je n’en ai peut-être pas dit assez, mais je ne crois pas avoir dit de choses erronées. J’ajoute, et cela a son importance, que j’ai toujours eu des rapports heureux et apaisés avec les hommes. J’ai eu un père formidable, des fils et un mari exceptionnels. Je n’avais donc pas de comptes à régler. J’avais donc une certaine sympathie pour la question que j’étudiais.
On parle beaucoup du statut historiquement peu enviable des femmes et du fait que l’Homme se définit à partir de l’homme. Mais vous montrez dans vos livres qu’il n’est pas du tout aisé d’être un homme et d’obéir à cette injonction : « Sois un homme ! » Pourquoi est-ce difficile ?
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec l’idée selon laquelle le mâle serait le modèle de l’humanité. Certes, durant des millénaires, l’homme était considéré comme l’incarnation de Dieu. Le roi représentait Dieu sur terre et le père jouait ce rôle au sein de la famille. D’un autre côté, l’homme et la femme possèdent chacun des éléments de l’autre sexe. Biologiquement, l’homme a des hormones féminines et la femme des hormones masculines. Je suis donc gênée quand on veut nous faire croire, encore aujourd’hui, que l’homme est toujours l’unique patron à qui reviennent tous les avantages. Le fœtus, mâle ou femelle, naît dans le corps d’une femme. Et cette relation de contact complet avec une femme, la mère, marque énormément le bébé à naître. Mais, pour un bébé fille, cette relation étroite est un avantage car elle ancrée dans la féminité depuis le début et ce rapport renforce l’identité féminine de la petite fille. Tandis que pour un bébé mâle, c’est bien plus difficile. La grande affaire de l’enfant mâle depuis sa naissance, c’est la nécessité de se désengager de cette relation avec la mère pour devenir un mâle, comme le père. Pour être un homme – celui qui doit affirmer sa force et son autorité selon les attentes de la société, du moins pendant longtemps –, il faut rompre avec la mère. Ce n’est pas le cas pour la fille. Durant les siècles, le rôle de l’homme et celui de la femme étaient bien distincts : l’homme devait être un dur, un guerrier, etc. Or le bébé mâle était étranger à tout cela, lui qui a vécu dans le corps d’une femme durant neuf mois. « Sois un homme ! », cela voulait dire : « ne sois pas une femme ! », dans le sens de : « ne sois pas une femmelette ! » Car l’homme devait être capable d’affronter le monde extérieur, ce qui, à l’époque, exigeait d’être capable de mourir à la guerre (quant aux femmes, elles mourraient souvent en couches… chacun son « job » !). D’où l’horreur de l’homosexualité masculine durant des siècles puisque l’homosexuel tranchait avec cette image du mâle, du « dur de dur »...
Certes, les choses ont changé et on assiste à une « féminisation de la société » (bienveillance, éloge de la paix, égalité des sexes et donc accès pour l’homme à des tâches traditionnellement féminines, etc.). Ce phénomène a des avantages indéniables. Mais on peut aussi se demander ce qui demeure de la noblesse de la masculinité d’antan : quand une femme se fait agresser dans le métro, les hommes ne viennent plus automatiquement la secourir avec bravoure… C’en est parfois choquant et bien éloigné du modèle masculin d’une époque désormais révolue.
Dans la petite enfance, c’est un fait, il y a une séparation des sexes. Les garçons jouent avec les garçons et les filles avec les filles. Cette séparation a son importance car c’est aussi avec ses pairs qu’on forge son identité sexuelle. Les enfants se moquent d’un garçon qui irait jouer avec les filles ou l’inverse. Aujourd’hui, on voudrait forcer les choses en poussant les enfants filles et garçons à se mélanger alors qu’il me semble important de laisser cette séparation spontanée des enfants selon leur sexe.
Dans ce « devenir homme », quel rôle joue le rituel de la circoncision ?
Dans le cas du judaïsme, la circoncision marque l’appartenance religieuse. Mais je me suis surtout intéressée à la dimension plus symbolique de ce geste : la séparation d’avec la mère. Le psychanalyste Georg Groddeck disait que la circoncision des Juifs était le refoulement de la bisexualité, ce qui les distingue de tous les autres humains non circoncis. Le prépuce est le vagin symbolique dans lequel est fourré le gland masculin. La circoncision ôte symboliquement le caractère féminin chez le mâle car la bisexualité n’appartient qu’à Dieu. Les hommes doivent donc se séparer de la mère et renoncer à l’idée d’une toute-puissance divine qui résiderait dans la bisexualité du Créateur. La circoncision est un renoncement à cette bisexualité et la marque d’une différence claire entre hommes et femmes.
Dans XY, De l’identité masculine, vous évoquez différentes crises de la masculinité. De quoi s’agit-il ? Peut-on en sortir et devenir un « homme réconcilié », selon votre expression ?
J’entends par là la réconciliation, pour un homme, avec sa partie féminine qu’on lui a tellement demandé de nier et d’évacuer. Alors que, comme je vous l’ai dit, le mâle porte en lui quelque chose de féminin, sur le plan physiologique mais aussi psychologique, on a demandé aux hommes d’oublier toute forme de passivité, d’oublier la peur, de renoncer à la douceur, de faire fi de réactions humaines, pourtant naturelles mais associées à la féminité. Cela a dû être très dur pour beaucoup d’hommes de se conformer à ce modèle. L’homme réconcilié reconnaît chez lui des éléments de féminité et n’en est pas gêné. Il vit cela comme un plus. Il n’a pas peur de pleurer s’il est malheureux, ce qui était inconcevable il y a encore un siècle. Il assume sa tendresse et ses faiblesses. Si je devais vous donner une image de cet homme réconcilié, ce serait un homme tenant un bébé dans les bras. Je songe à une photo d’un rugbyman – un vrai mastodonte viril ! – portant dans ses bras un nouveau-né, avec toute la gestuelle de la douceur qu’on aurait cru, à tort, n’appartenir qu’aux femmes. Cette part de féminité n’est en rien un handicap pour sa virilité. L’homme réconcilié (et les femmes d’aujourd’hui font de même) alterne féminité et virilité sans que cela dérange qui que ce soit. Tout comme une femme dont le métier exigerait une certaine poigne et qui, de retour à la maison avec les enfants, changerait de jeu en laissant sa féminité s’exprimer dans son rôle de mère. Qu’on soit homme ou femme, on peut être maternel et viril, selon les heures de la journée.
Vous évoquez souvent Philip Roth. Que nous apprend l’œuvre originale et subversive de cet écrivain juif new-yorkais de l’identité masculine ?
Il nous apprend ce que beaucoup d’hommes juifs connaissent : à savoir que le fait d’avoir une mère juive est à la fois un grand bonheur et une lourdeur épouvantable. La mère juive est tellement possessive et présente que se séparer d’elle est quasiment impossible !
Publié le 01/02/2021