Numéro 10 - Retour au sommaire

Le couple étincelle divine

Ecrit par Sandrine Szwarc - Historienne et chercheuse

Éliane Amado Lévy-Valensi est une des figures majeures de l’École de pensée juive de Paris, une expérience apparue à la Libération et dont l’objectif principal fut la redécouverte des grands textes de la tradition juive à la lumière des questionnements contemporains. Philosophe et psychanalyste, agrégée et docteure en philosophie, ès lettres et en psychanalyse, elle fut la seule femme à participer à l’expérience autour de personnalités dont les noms résonnent avec admiration : Emmanuel Levinas, André Neher, Léon Askénazi, Vladimir Jankélévitch, Albert Memmi et tant d’autres. 

Sa réflexion demeure l’une des plus riches parmi les penseurs juifs d’expression française. Puisant aux racines de l’humanité, entre consciences grecque, romaine, hébraïque et juive et sciences universelles, Éliane Amado Lévy-Valensi entame un dialogue – une notion choyée dans sa réflexion – entre ses trois domaines de prédilection : philosophie, psychanalyse et pensée juive. Elle théorise notamment l’occultation de la pensée juive qui a de tout temps prévalu dans la culture de l’Occident, privilégiant ses racines gréco-romaines. Au même titre que les racines juives sont niées dans la réflexion des plus éminents philosophes qui s’en sont pourtant nourris, elle démontre comment les femmes ont été oubliées dans le dialogue envers autrui. 

La femme, le couple ou la quête de l’Un d’après les textes de la tradition juive apparaissent comme le nœud gordien de la pensée lévy-valensienne. 

S’inspirant du Maassé Berechit (récit de la Création), la philosophe met en évidence que la séparation originelle de l’homme et de la femme est une faute à réparer. La source de la philosophie d’Éliane Amado réside dans ce passage de la Genèse (1, 27) : 

וַיִּבְרָא אֱלֹהִים אֶת-הָאָדָם בְּצַלְמוֹ, בְּצֶלֶם אֱלֹהִים בָּרָא אֹתוֹ:  זָכָר וּנְקֵבָה, בָּרָא אֹתָם

« Dieu créa l’Homme à son image ; mâle et femelle Il les créa. »

Et Dieu les bénit. Le masculin et le féminin qui se réuniront annoncent la promesse des origines : celle de la recréation au sein du couple de l’étincelle divine à l’image de laquelle ils ont été créés. 

Le Couple, à qui elle octroie dès lors une majuscule, est donc à l’image du Tout-Puissant qui ne réside plus là où le mâle et la femme sont désunis. Le lieu où ils se réunissent devient celui de la bénédiction et le Couple prend alors le nom d’Adam.

Éliane Amado Lévy-Valensi évoque son désarroi devant ceux qui mettent en avant le caractère « second » de la femme dans le récit biblique. Elle s’oppose aux mythologies occidentales qui insistent sur la négativité de la femme qui aurait fait perdre à l’homme sa force, par la faute originelle. « Le péché », expression chrétienne, n’est pas à chercher à cet endroit, mais réside dans cette unité perdue des deux sexes, créés à l’image de Dieu. Le principe de l’union de la femme et de l’homme, du masculin et du féminin, reconstitue l’unité sacrée : l’amour en est le principe inconditionné. Elle tente dès lors de battre en brèche cette vision, considérée comme l’origine de l’infériorité de la femme. 

Ce concept est le fil d’Ariane de son œuvre : l’union de l’homme et de la femme incarne l’unité suprême retrouvée, à l’image de l’Unité qui est en Dieu. 

 

Ainsi, dans Berechit, le premier livre de la Genèse, sont exprimées les intentions du Créateur à l’égard de ses créatures. Éliane Amado rappelle aussi que le Zohar attache une grande importance à ce passage. Dans l’unité première, l’homme et la femme n’étaient qu’un tout. Le péché les a séparés et leur vocation est alors de retrouver l’unité première. Elle précise cette maxime de rabbi Abba mentionnée dans le Zohar : « Le mâle seul ne mérite même pas le nom d’Homme tant qu’il n’est pas uni à la femelle. »

Ni l’un ni l’autre seuls n’ont la ressemblance divine alors que le couple la détient. Allant plus loin, dans le récit de la Création, au livre II de la Genèse, elle rappelle que l’Éternel conçoit à côté d’Adam un « être semblable à lui ». Il crée Ève ezer kenegdo, autrement dit « une aide face à lui », même si l’expression est difficile à traduire mot à mot en français. Éliane Amado la reformule de différentes manières, mais toujours selon l’idée itérative d’une « aide comme son face-à-face ». Le Talmud souligne dans le commentaire de cette expression « ezer kenegdo » difficilement traduisible que son explication dépend des actes de l’homme : quand il est bon, la femme est pour lui une aide (ezer), mais quand il est mauvais, elle est comme (ke) face à lui (negdo) pour le redresser. Et inversement pour la femme : l’un corrige l’autre. À leur ressemblance s’ajoute le fait qu’ils portent le même nom en hébreu : Ich (l’homme) et Icha (la femme). La spécificité du couple humain n’est ni reproductrice ni sexuelle, car elle est dialogale, ce qui permet à Éliane Amado de convoquer sa philosophie du Dialogue. Ève se présente donc face à Adam et lui renvoie la parole. Pour la philosophe, dont le concept de Dialogue est primordial, Ève qu’elle n’hésite pas à traduire par « hommesse » est l’Interlocutrice fondamentale sans laquelle Adam serait condamné au solipsisme face au monde animal. 

Ève apparaît au chapitre II de la Genèse comme l’Interlocutrice d’Adam alors qu’elle est virtuellement créée dans son essence dès le chapitre I. La similitude du couple humain réside ainsi dans le fait de créer « un être qui nomme », quelqu’un qui parle, donc son Interlocuteur. « Et je crois que c’est très important : toutes les femmes de la Bible sauvent la situation en n’étant jamais dupes[1]. »

Ainsi, la création d’Ève ne relève pas de l’avènement de la féminité, mais de l’Autre par excellence. « L’union de la chair ne vient qu’au chapitre suivant. Elle consacre la complémentarité dans le dialogue, elle ne la précède pas. Là semblent donc être l’essence et la vocation de la femme, perpétuer non seulement la chair, mais le verbe et donner un sens au dialogue[2] », dit-elle. Un sens du dialogue qui entend prendre en compte à la fois sa précarité et sa force. Dans le passage de la création d’Ève, on entre dans l’Histoire, car l’on passe de l’Essence à l’Existence.

Ce dialogue véritable se constitue de manière triangulaire, elle l’a répété maintes fois : il n’y a pas que les deux interlocuteurs, on trouve également la vérité qui oriente et subordonne leur discours. À cette seule condition, le dialogue a un sens. Et cela rejoint la question ontologique de la connaissance, selon la philosophe, dans ce triangle où la philosophie dialogue avec la psychanalyse pour aboutir à la vérité logique du discours, autrement dit celle révélée par les Textes de la tradition juive. Ainsi le judaïsme fournit des réponses aux problèmes de la femme dans le monde moderne à condition qu’ils soient aussi ceux de l’Homme considéré comme le paradigme de l’humain, celui du masculin et du féminin réunis. En conséquence, la Bible se présente comme l’histoire de l’humanité.

Mais Éliane Amado Lévy-Valensi explique qu’il faut néanmoins attendre la génération d’Abraham et Sarah pour voir un vrai dialogue instauré dans le couple. En effet, ces derniers sont les premiers à s’adresser la parole : « Et c’est cette parole transmise, si l’on veut, à l’horizontale, qui sera condition de la parole transmise entre les générations[3]. » Ève comme Adam n’échangent de parole qu’avec eux-mêmes, Dieu ou le serpent. 

« Le problème du couple fonde celui des générations[4] » écrit-elle sans ambiguïté. Le couple exprimant l’essence de l’humanité de l’homme, alors même que le Juif est le substrat de l’humain et la femme, l’Autre et donc tout homme. L’Histoire n’existe justement que dans le sens de toledot, l’un des termes hébraïques utilisés pour désigner l’histoire, c’est-à-dire les engendrements de l’homme, illustrés par le couple. Ainsi l’histoire est préservée, garantie par l’émergence du couple humain, lequel fonde à son tour le sens des générations et de leurs engendrements. Éliane Amado confirme :

Il y a donc dans l’union de l’homme et de la femme, du principe mâle et du principe femelle, fidélité aux normes de la création. D’hypostase [l’action de se placer en dessous] en hypostase, de la Figure Suprême à l’union terrestre du couple humain, il y a, à chaque niveau ontologique, fusion et retour à l’unité première. Et pour ainsi dire rajeunissement et fécondité retrouvée. Un peu de la puissance de Dieu est passée en l’homme dans la mesure où il peut s’unir à la femme et dans la mesure où, l’un par l’autre, ils peuvent créer[5].

Le couple traduisant l’idée de Tselem, concept qu’Éliane Amado a puisé dans la philosophie de la Cabbale et du Talmud qui annonce qu’« un homme sans femme est considéré comme un homme mort ». É. Amado le relie à la question d’autrui, deux points essentiels de sa réflexion qu’elle articule en rappelant que la langue hébraïque confond en un même mot – zakhar – le mâle et le souvenir. Qu’est-ce à dire ? Que « la responsabilité virile d’un destin est dans la mémoire fidèle qui seule nous rend capables de répondre à l’attente d’autrui[6] ». Chez elle, le texte biblique et la langue hébraïque plus généralement « constituent une sollicitation permanente, une stimulation toujours présente, pour établir des niveaux d’interprétation qui se superposent sans jamais s’éliminer l’un l’autre[7] ». Par ailleurs, une autre articulation du Couple à autrui passe par l’Amour, qu’elle écrit encore une fois avec une majuscule, la quête de l’Autre dans le couple en exprimant inéluctablement quelque chose de soi[8].

À l’instar de la conception lévy-valensienne de l’unité originelle perdue, cette quête de l’amour véritable ne concerne pas seulement la relation amoureuse, mais traverse la civilisation en son entier.

Contrairement à d’autres penseurs, ce questionnement aboutit à des réponses et cela même est révolutionnaire. La solution aux problèmes actuels est donc de rechercher une « civilisation du couple » dans une société qui à la fois en ressent la nécessité, mais lui tourne le dos. Avec constance, ce postulat sera écrit à plusieurs reprises dans les articles ou les livres de la philosophe. Le couple s’inscrit donc dans l’Histoire, depuis le premier humain créé masculin et féminin à l’image de Dieu, comme condition du message qui cherche à être transmis ou qui se cherche. Là résiderait le messianisme d’Éliane Amado : « L’histoire, en fait, doit accoucher d’une promesse que l’homme doit se garder de faire avorter[9]. » « Car le Messie qu’est-il ? Un homme miraculeux, une ère accomplie ? Le dernier apaisement[10] ? » Son attente messianique repose ainsi sur l’avènement du couple originel.

[1] « Les femmes et la guerre » [Dialogue avec Éliane Amado Lévy-Valensi ou le temps des souhaits], propos recueillis par Danièle Kriegel et Regina Rittel, L’Arche, mai 1986.

[2] É. Amado Lévy-Valensi, La Racine et la Sourceop. cit., p. 208.

[3] É. Amado Lévy-Valensi, « Les patriarches ou de la transmission », Lumière et vie, 188, 1988, p. 73.

[4] É. Amado Lévy-Valensi, Le Grand Désarroi, op. cit., p. 177.

[5] É. Amado Lévy-Valensi, La Racine et la Sourceop. cit., p. 191.

[6] Id., p. 81.

[7] É. Amado Lévy-Valensi, Penser ou/et rêver, op. cit., p. 136.

[8] É. Amado Lévy-Valensi, La Racine et la Sourceop. cit., p. 74.

[9] É. Amado Lévy-Valensi, « Un regard juif sur l’attente messianique », Tychique, janvier 1991, p. 8.

[10] Id., p. 9.

Publié le 17/01/2021


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