La notion de genre introduit la dualité dans la conception biblique de la condition humaine. L’Homme, adam, est dit créé en Genèse 1, « masculin et féminin », « à l’image d’Elohim », créateur du Ciel et de la Terre. La cosmogonie figure l’anthropologie : pour le monothéisme éthique, le monde est donné pour l’émergence du sujet. Relier le Ciel et la Terre est la tâche humaine objective, subordonnée à l’union constituante subjective du masculin et du féminin. Le dieu d’Israël, un des fils de El dans la mythologie anthropomorphique prébiblique, est représenté avec sa parèdre Ashera. Yhwh est peut-être, à l’origine, un dieu de l’Orage, transcendant, venant du Ciel, tandis qu’Ashera préfigure l’immanente Présence divine conditionnelle sur Terre.
L’hébreu biblique nomme ainsi le masculin par le mot zakhar, qui désigne la remémoration virile, orageuse, intempestive, de l’immémorial, comme le mythe platonicien de l’anamnèse représente l’idée nouvelle par le souvenir paradoxal de ce que l’on n’avait encore jamais su. Faire ressurgir, à partir du virtuel, « la même Tora, mais toute autre », selon la formule audacieuse du Gaon de Vilna, indiquant la voie d’avenir. La suite de renouveaux grâce auxquels l’humain dure et se relance n’a pas sa source dans un passé disparu, mais dans la puissance du réel, dont les ressources excèdent infiniment les limites de l’expérience, rappelle Spinoza. Le masculin est ainsi un « grand bond en avant », la relance réitérée du projet messianique, figurée par les audaces successives menant d’Abraham à Jacob, Joseph, Moïse, et David.
Cette avance va vers son autre, le féminin qui l’accueille, et la développe. L’hébreu biblique le nomme nékva, creux, abri, recueil et ressort d’avenir. La pluie pénètre et féconde la terre ensemencée, qui la reçoit et fructifie. L’élan vers le Ciel est solidaire de son enracinement terrestre : le Yin des gestuelles chinoises est retour à soi fructueux, repli nocturne, de l’extension diurne du Yang hors de soi. Mais « le reste de chaos » qui « hante la Création » (Victor Hugo) figure la négation de l’humanisation des genres : le tohu-bohu ; tohou, violence impétueuse du désordre, privé d’orientation ; bohou, vertige du gouffre sans fond. Double hantise à conjurer, par Rahab la noble, qui préserve de la tyrannie du roi de Jéricho les espions de Josué (Josué,2,2) ; et par le roi Salomon, qui déjoue la malveillance de la prostituée envieuse (I Rois, 3, 27).
Mais L’Adam de Genèse 2 est d’abord un androgyne, selon le Midrash Rabba, unité du haut et du bas, de la droite et de la gauche, de l’avant et de l’après, en suspens dans l’entre-deux du Ciel et de la Terre : de la Tora révélée et de la praxis qui l’accomplit : de la Jérusalem céleste en attente transhistorique, et de la Jérusalem terrestre aux prises avec les aléas de sa reconstruction. Or la mise en œuvre de ces potentialités suppose que cette bipolarité close, stérile et comme incestueuse, se scinde en différenciation, décrite en Genèse 2. La différenciation sépare en deux « côtés » (tsela), pour les éveiller à leur altérité, et les unir, les pôles de l’androgyne en sommeil. Car ces deux côtés de l’androgyne se tournent le dos comme des siamois, et s’ignorent, comme dans le pastiche platonicien d’Aristophane, dans Le Banquet, où Zeus coupe en deux par pitié les androgynes empêtrés par leur fantasme de totalité, pour leur accorder « l’insuffisance » (Rousseau), qui permettra à chacun de partir humainement en quête de sa moitié perdue.
Le nouveau-né et ses promesses résultent de cette rencontre. Et l’enfant prépubère évoque un peu l’androgyne du commencement, dont il est la fin. La différence sexuelle est condition fondamentale d’altérité, invariant anthropologique universel, selon Claude Lévi-Strauss. Àl’émerveillement masculin de Genèse 2, qui commence à parler à la découverte de son tout autre soi-même, répond le surgissement sublime de la subjectivité féminine dans le Chant des Chants (Chir hacirim). Car le féminin est second, mais non pas secondaire. Selon Rousseau, dans l’Essai sur l’origine des langues, la parole est née de l’aubade amoureuse.
Cependant, le cheminement qui mène du possible au réel est semé d’obstacles. L’altération de la différence en domination, au mépris de l’altérité paritaire, conduit à la dégradation de la relation duelle harmonieuse. Comme le déluge abolira la distance liant Ciel et Terre, l’éloignement d’Adam en Genèse 3 (évoqué dans le film de Kubrick, Eyes Wide Shut) livre sa compagne à la possessivité, qui la mène à engendrer un fils meurtrier.
Le texte biblique anticipe cette dérive par un clin d’œil qui remonte aux Sumériens : le jeu de mots entre « côté » et côte, permis par le mot hébreu tsela. Secondariser le féminin comme si la nuit n’était que le jour amoindri mène aux malheurs de la condition féminine, dont se lamente Genèse 3,16. La création de la femme est ainsi présentée dans le Timée de Platon, par anticipation ironique, comme une déchéance, première étape d’une série de métempsychoses qui dégrade l’homme à l’huître ! « Parmi ceux qui sont nés mâles, tous ceux qui ont été lâches et qui ont mené une vie injuste, ont, suivant l’explication vraisemblable que nous proposons, été transformés en femmes à la seconde naissance » (90e, traduction Luc Brisson).
Ce propos moqueur dit l’usage grossier avéré qui confond féminité et soumission, réceptivité et passivité. Mais une prétendue lâcheté peut être une retenue judicieuse, comme le courage de Socrate est d’avancer et reculer au combat du même pas, selon son éloge par Alcibiade, à la fin du Banquet de Platon. Au mot misogyne de Platon, par ailleurs soucieux d’égalité entre hommes et femmes, répond la sagace indication de Rousseau dans L’Émile : la différence originelle entre hommes et femmes, dès « l’état de nature », est qu’une femme enceinte court moins vite ! « Le secret de la femme est grossesse », ajoute Nietzsche dans son Zoroastre. Et la « grossesse » est cette indisponibilité qui caractérise tout créateur occupé de son œuvre à venir.
Ce n’est donc pas que la féminité se réduise à la maternité. Bien au contraire, c’est la grossesse qui est l’une des mille manières dont l’être au féminin recueille, garde et développe les germes d’humanité, mystiques, éthiques ou politiques. La prétendue « lâcheté » féminine est une puissance d’engendrer, qui implique recueil et patience, une réceptivité corrélative du don masculin. C’est pourquoi le féminisme moderne, qui a pour évidente vertu de récuser l’oppression persistante des femmes, est fidèle à l’esprit biblique, trahi par mille régressions et dérives historiques.
Mais surtout l’être au masculin et l’être au féminin sont des dispositions et des attitudes qui existent en chacun, hommes et femmes, et qui permettent des relations faites de dons et d’accueils réciproques. Quant à la déconstruction des genres théorisée et expérimentée aujourd’hui, elle est ambiguë : destructrice si elle cède au fantasme de la confusion des genres, mais émancipatrice tant qu’elle vise la reconnaissance des droits des minorités sexuelles opprimées.
Publié le 12/01/2021