Numéro 10 - Retour au sommaire

Solitude des sexes

Ecrit par Eric Smilevitch - Enseignant et traducteur. Auteur notamment du Corps vivant. Réflexions talmudiques sur la sexualité contemporaine (2017, éd. Hermann).

Il a toujours été particulièrement difficile de parler de la différence sexuelle entre l’homme et la femme, et plus encore de leur relation. Par « parler » j’entends : dire quelque chose qui pourrait être humainement vrai. Certes, on sait depuis longtemps proférer des énoncés à caractère scientifique décrivant les différences organiques et biologiques entre les individus d’une même espèce et exposer honnêtement les mœurs sexuelles de chaque espèce. La longue histoire de la biologie depuis Aristote en convainc aisément. Mais ces exposés purement factuels ne servent qu’aux biologistes ou aux médecins, et exclusivement dans l’exercice de leur profession. Car, dans le privé, eux-mêmes n’en ont que faire. De cela aussi, la longue pratique des hommes convainc aisément. Les relations humaines vécues entre les sexes relèvent toujours de la sphère dite « privée ». Même la prostitution. C’est uniquement dans l’espace exclusif, étroit et clos, de l’intimité physique que le vécu humain de la sexualité déploie son enjeu. Protégé par les murs d’une chambre à coucher, loin du vacarme du monde, et sans lien avec le reste de la société qui poursuit ses activités dans l’ignorance proclamée de ce qui se trame en ces lieux renfermés. Là gît la difficulté : en matière de sexualité, la sphère intérieure privée est si fortement, si existentiellement, opposée à la sphère extérieure publique ou sociale, que rien ou presque n’en transpire. Sur ce terrain, tout le monde est schizophrène et mène une double vie. Aucune autre relation humaine ne produit une si forte division de l’existence. Aucune autre n’est à ce point secrète et confidentielle[1]. On parle beaucoup, aujourd’hui, de la « sexualité » en général. L’époque adore les généralités. Elle est soutenue par le fait indubitable que sur le terrain des relations économiques, sociales ou de simple voisinage, la différence sexuelle compte peu. Cependant, ces généralités font oublier qu’il existe un domaine dans lequel cette différence est fondamentale et incontournable. La rencontre sexuelle d’un homme et d’une femme est un fait massif de l’existence humaine, qui irradie sur tous les aspects de la vie. Là, seulement, l’altérité sexuelle devient essentielle. Mais cette rencontre ne s’exhibe jamais. Elle est toujours secrète et tue. Elle demeure une intrigue capitale de l’existence.

Rav Kahana vint un jour se cacher sous le lit de Rav [son maître]. Il l’entendit converser et plaisanter avec son épouse, puis se livrer à ses activités. Il dit à son maître : On dirait que la bouche de Père n’a jamais dégusté ce mets auparavant ! Il lui répondit : Kahana, tu es là ! Sors d’ici, c’est une conduite indigne ! L’élève lui répondit : Il s’agit de Tora, et j’ai besoin d’apprendre ! (Bérakhot p.62a.)

Alors que la simple sagesse pratique nous enjoint d’en savoir toujours davantage sur les relations humaines en général, entre hommes ou entre femmes, et que chacun peut progresser quotidiennement pour mieux les connaître et savoir s’orienter, en revanche, on ignore tout de la relation vécue entre les sexes et on ne saurait véritablement l’apprendre. Notre existence est comme partagée en deux. La dichotomie est si marquée que le vécu majeur de la différence sexuelle échappe massivement au discours social, qui ne retient de l’altérité sexuelle que le partage des tâches domestiques et quelques signes vestimentaires. La sphère privée reste hermétique et le vécu fondamental de la différence sexuelle est scellé dans le silence.

On s’en rend compte facilement en prêtant l’oreille aux discours publics et légaux touchant la question. Dans ce domaine, harangues et péroraisons sur le sexe ne manquent pas. Du point de vue stylistique, ce sont en général des « exhortations » ou des « sermons ». À travers eux, chacun est incité à une forme de dévotion envers des modèles théologico-politiques qui n’ont rien à voir avec la réalité vécue. Ces discours, loin d’exprimer quelque chose de la différence sexuelle, lui appliquent avec véhémence certaines grandes idées auxquelles elle est sommée de se conformer. Telle la prétention de la modernité à légiférer sur la différence entre hommes et femmes au nom d’une grande et imposante Vérité, qui n’est jamais celle de leurs relations effectives, mais qui expose le mythe ou l’idéal social auquel chacun doit adhérer. La société prêche à la façon d’une Église, et soumet toute relation sexuelle à un principe qui lui est extérieur. Tout dépend de la devise du pays ou de la religion concernés. Nos sociétés fortement juridiques invoquent l’Égalité ou la Liberté. Ces péroraisons publiques n’allèguent aucun réel, ne cherchent ni ne manifestent aucune compréhension du vécu humain de la sexualité. Elles prescrivent à la différence sexuelle d’obéir à la loi de l’Un ; et ce faisant, elles la détruisent entièrement. À l’obscurité qui pèse déjà originellement sur l’altérité sexuelle, elles imposent un carcan d’obligations qui réduisent, jour après jour, toutes les incidences réelles ou possibles de cette différence. L’intimité des êtres humains, foyer de leur existence, finit défigurée.

Arrêtons-nous sur les deux grandes figures actuelles du discours social sur le sexe, soit la promotion légale et morale de l’homosexualité et celle de l’égalité homme-femme. La notion d’un mariage homosexuel est un oxymore juridique et social. Je passe sur la coloration politique du « mariage pour tous », synonyme d’une égalité enfin acquise. Car, légalement, le mariage a toujours déjà été « pour tous ». Il a toujours exprimé la possibilité matérielle de contracter un lien fort et spécifique entre tout homme et toute femme. Le point capital est que le terme « mariage » ne signifie que cela : un mode exceptionnel de relation qui n’est ni strictement économique ni strictement social ni simplement contractuel, et qui lie pourtant de façon forte et singulière les partenaires sexuels en constituant légalement une sphère privée. Un petit effort de réflexion suffit pour s’apercevoir que le principe juridique du mariage est la seule instance légale publiquement reconnue d’un lien entre les deux sexes. Il n’existe aucun autre principe juridique établissant une relation stable entre les sexes que l’institution du mariage. En intégrant l’homosexualité dans l’institution du mariage, les législateurs n’ont pas étendu la notion, ils l’ont détruite. Dans les sociétés modernes, il n’existe plus aucune forme légale spécifique protégeant la relation entre les sexes. Croit-on que le « mariage pour tous » nous éclairerait au moins sur l’homosexualité ? Qu’il exprimerait quelque vérité sur le vécu et l’intime de cette relation ? Évidemment non : il cache l’intime derrière une revendication d’égalité légale et formelle. Il ne nous aide pas à comprendre l’homosexualité ni à en juger par nous-mêmes en connaissance de cause. Il nie, au contraire, qu’il y ait là quelque différence signifiante ; il nie en fait l’évidence d’une divergence fondamentale du vécu sexuel que chacun est fortement incité à ne jamais évoquer. La différence homo/hétéro est simplement devenue illégale. Un brouillard de plus en plus dense recouvre toute pensée effective et concrète sur la sexualité.

La même remarque s’applique au principe de « l’égalité des sexes », dont la revendication est devenue si autoritaire qu’elle a engendré un conflit social et psychologique majeur dans la société actuelle. Il s’agit d’un discours public, plus précisément politique, qui ne révèle évidemment rien des rapports privés entre hommes et femmes. Il va de soi, globalement, que le vécu intime est ignoré massivement par le champ public. Toutefois, l’intérêt de ce discours est qu’il nie farouchement la simple possibilité d’une différence signifiante entre les sexes. Derechef, le fait organique et biologique de la différence physique entre les sexes est admis de tous. Cependant, cette différence naturelle n’exprime plus rien d’essentiel. Il est du devoir de chacun de la considérer comme négligeable, car seules les différences sociales sont signifiantes et discriminantes. Or, celles-ci ne dépendent que de la loi et de la culture, qui sont toutes-puissantes. Donc, la différence sexuelle n’est qu’un phénomène social, dont l’expression évolue en fonction de l’aspiration des êtres humains. Tel est, en résumé, le raisonnement qui supporte la revendication de « l’égalité des sexes ». Dans les sociétés modernes, nul ne peut contester la légitimité de ce raisonnement. Car il repose sur une doctrine opposant le Droit et la Nature qui opère depuis longtemps en Occident. Il n’est pas valide ailleurs, en d’autres cultures, dont le modèle juridique ne repose pas sur cette opposition, par exemple dans la Tora. Il n’y a pas lieu de s’étendre sur cette situation profonde et complexe[2]. Observons au moins que le discours éthique et politique contemporain ne se contente pas d’ignorer la différence sexuelle considérée en elle-même : il veut la refouler entièrement, l’exclure du domaine du légitime et du raisonnable. Alors même qu’elle supporte un vécu humain décisif, des mœurs et des sentiments privés fondamentaux, la société contemporaine ne veut plus en entendre parler, et malheur à qui s’en inquiéterait. Ainsi s’avancent les mœurs et les pratiques publiques sur le terrain sexuel : à travers un discours fabuleux et sans jamais s’inquiéter de l’intime des êtres humains, en prescrivant à tous la loi de l’Un et de l’Égal. La conséquence de cette immense machinerie de discours est le déferlement d’une ignorance existentielle massive et générale. Une inconscience bénie règne sans partage : elle veut de l’Un, et fait en sorte que personne ne sache ni ne veuille plus rien savoir de la différence sexuelle. Celle-ci est sommée de se taire à jamais.

La censure sociale sur ce point est devenue plus sévère encore depuis que la moralité s’en est mêlée. Il est de bon ton de parler du sexe en général, de l’acte d’amour entre partenaires indifférents, comme si tout était pareil et comme si tout fleurait la rose. La réalité sent beaucoup moins bon. Mais tout ce que l’on pourrait dire concrètement des pratiques amoureuses et de leurs significations, car elles en ont même plus d’une, tombe dans le domaine du malsain et du pornographique. Les pratiques sexuelles, dans leur réalité concrète, ne sont plus dicibles. Nul n’y voit plus de problème ni n’en ressent la moindre inquiétude, puisque tout a déjà été dit et répété par les grands discours sociaux sur l’amour, la liberté et l’égalité. Le reste, c’est-à-dire le vécu réel des êtres humains, leurs pratiques effectives de l’intimité, est perdu pour la parole et pour la pensée. Il existe, pourtant, une littérature immense touchant toutes ces questions dans la Tora et le Talmud. Y compris, bien entendu, une juridiction précise concernant les pratiques sexuelles. Eh oui, l’homosexualité est interdite dans la Tora ; tout comme la masturbation, l’avortement, etc. Le Talmud maîtrise aussi parfaitement la notion d’androgynie, et peut élaborer des décisions cohérentes sur la transsexualité. Toutes ces règles sont décisives, raisonnables et légitimes. Je n’en parlerai pas ici, faute de temps et de place ; je l’ai fait longuement et explicitement ailleurs[3]. Mais il faut au moins se pencher un instant sur la décision fondamentale de la modernité, de traiter toute forme de pratique sexuelle comme égale, et donc comme insignifiante. Car l’insignifiance est la conséquence nécessaire et immédiate de l’égalité. D’autant que, sur le terrain social et politique, cette dernière se transforme rapidement en demande pressante de conformisme. Aux individus ainsi dépossédés du sens de leur sexualité, il ne reste plus que l’émiettement individualiste et vide, incapable de reconnaître l’altérité concrète. Écoutons le chant prometteur de l’indifférence sexuelle : il voudrait que Jacob ne soit pas un homme et que Rachel ne soit pas une femme. C’est le prix à payer pour ouvrir l’éventail des possibles.

Un des objectifs de l’égalité entre les filles et les garçons, en lien avec l’éducation à la sexualité, est d’ouvrir l’éventail des possibles à tous (…) indépendamment de son sexe biologique. La promotion de l’égalité ne vise pas à l’indifférenciation des personnes ni à la fusion des sexes… Les différences individuelles sont à valoriser, et non les différences qui seraient liées aux catégories de sexe féminin ou masculin. Ces différences catégorielles nient les différences entre les individus et créent des stéréotypes[4].

Quelle espèce de sot et de fou peut croire que soustraire sa dimension masculine ou féminine à un être humain mettrait en valeur son individualité ? Et quel genre d’individu ainsi estropié penserait y avoir gagné quelque chose ? Pourtant, cette déclaration LGBT exprime simplement une indifférence sexuelle devenue banale. Elle expose crûment l’insignifiance physique des corps, sans soulever la moindre contestation. Lorsque tout devient égal et uniforme dans l’opinion et dans les mœurs, les discriminations concrètes sont perdues. Le corps même d’autrui n’est plus révélateur, plus rien ne fait sens dans les pratiques. Aux yeux de la Justice et de la Morale légiférantes, les corps se disloquent en amas de chairs munis d’orifices et de protubérances, tous semblables, tous asexués. La différence du masculin et du féminin, devenue stéréotype, ne marque plus les chairs. Qui, dès lors, se soucierait encore de sa nudité ou de celle d’autrui ? La nouvelle Morale ne veut rien savoir du corps, qui contredirait à la jouissance immédiate et sans règle, et qui l’exposerait au regard de l’autre. La nudité est pourtant une affaire décisive, la fragilité ainsi offerte au regard de l’autre est le moment radical du rapprochement des corps sexués.

Rav ʻHisda dit : il est interdit à un homme d’avoir un rapport sexuel pendant le jour, car il est dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19, 18). Que comprend-il de ce verset pour opérer pareille déduction ? Abayé répondit : Il craint qu’il n’aperçoive en elle quelque chose de dégoûtant et qu’il la prenne en dégoût (Nida p.17a).

Comment peut-on se targuer de justice et de morale, si l’on est indifférent à la honte, à la nudité et à la fragilité émotionnelle du corps d’autrui ? Comment, au nom du respect de l’autre, en vient-on à vider de toute signification le cœur même de l’intimité : la nudité ? Enveloppé dans le linceul de l’Égalité et de la Liberté, les corps disparaissent, supplantés par une jouissance d’organe indifférente. Tellement raturés et censurés, que toute proximité charnelle disparaît : le cœur n’y est plus.

Rav Joseph enseigne : Le terme שארה désigne la proximité charnelle[5], car le mari ne doit pas adopter la coutume des Perses qui restent habillés pendant l’acte conjugal[6]. Cette opinion va dans le sens de l’affirmation de rav Houna, stipulant que si le mari déclare qu’il ne veut accomplir l’acte conjugal que si tous deux sont vêtus, il doit divorcer de son épouse sur-le-champ et lui payer intégralement la Kétouva. (Kétouvotp.48a ; cf. Choul’han AroukhEven Haezer 76, 13.)

Cette uniformité ennuyeuse et répétitive révèle pourtant bien quelque chose. Elle raconte la mort du désir sexuel. Non pas que nul n’éprouverait plus ni désir ni passion. Mais nul ne veut plus s’en charger. Car le désir pèse lourd dans l’existence d’un individu. Il oblige à réfléchir sans relâche à ce que l’on veut, et à discerner précisément ce que l’on refuse. Le désir est souverainement énigmatique. Mais il n’est pas confus ni indécis. À celui qui l’assume, il impose une tâche et une recherche. Il le questionne, l’interpelle sans relâche. Il est polarisé, dédié à son objet et sans contrepartie :

Rabbi Siméon dit : Pourquoi la Tora dit-elle « lorsqu’un homme prendra femme » (Deutéronome 22, 14) et non « lorsqu’une femme prendra homme » ? Parce que la voie de l’homme est de rechercher la femme, mais la voie de la femme n’est pas de rechercher l’homme. Parabole d’un homme ayant perdu quelque chose : qui recherche qui ? C’est le propriétaire de l’objet perdu qui le recherche, et non l’inverse. (Kidouchin p.2b.)

Le désir pour l’autre sexe n’est jamais libre : il n’est pas un choix mais une contrainte subie, un destin. Assumer cette contrainte, l’accepter comme son destin d’être humain, et, en conséquence, vivre pleinement ce déplacement et ce débordement de soi en direction d’une autre, tout aussi déterminé que nous, est une charge contraignante. Cette responsabilité et ce tourment obligent à tenir le vécu intime et les pratiques sexuelles pour hautement signifiants, et donc à les discriminer méthodiquement. Tandis que la sexualité moderne est lâche et paresseuse, incapable du moindre effort amoureux. Elle exclut cette immense tension du désir en pianotant sur les touches du clavier culturel et linguistique, au nom d’une moralité supérieure. Comme dans un mauvais rêve, quand notre propre langue nous fait défaut et que notre parole se retourne contre notre désir, et que plus aucune barrière ne retient la déferlante sociale.

Comme la langue a le pouvoir de faire évoluer les attitudes culturelles et sociales, l’emploi d’un langage inclusif est un bon moyen de promouvoir l’égalité de genre et de lutter contre les préjugés (site officiel de l’ONU)[7].

Lorsque même le sexe de la langue s’effondre devant l’instance morale et idéologique, c’est que toute pensée s’est déjà absentée de l’amour. Reléguant la parole personnelle et intime aux seules officines d’experts en traitements psychologiques et médicamenteux. Comment pourrait-on dire encore quelque chose dans ce domaine ?

La sphère privée est aujourd’hui plongée dans un silence mortel. La liberté de ton que l’on rencontre souvent dans les textes bibliques ou talmudiques nous laisse désormais pantois. Car la différence sexuelle, vécue dans l’intimité, y affleure constamment. Qui oserait aujourd’hui explorer les enjeux de la Tora à travers Chir Hachirim (Cantique des cantiques) ? Cette œuvre est pourtant un « texte » majeur de la Bible, qui s’étudie et se médite, au même titre que les autres, plus encore que les autres. Qui soutiendrait comme rabbi Akiba : 

L’univers entier ne vaut pas autant que le jour où fut donné Chir Hachirim à Israël ; car tous les écrits bibliques sont saints, mais Chir Hachirim est le Saint des saints » (Michna Yadaïm 3, 5) ? 

La Tora n’est pas un recueil de contes du passé. Elle ne se contente pas de projeter des figures ou des discours héroïques sur l’écran de nos représentations. Elle est une invitation pressante, enjointe à chacun de répéter à son tour, dans sa langue et sa pratique personnelles, les grandes décisions qui firent notre histoire, notre culture et notre vie. Mais qui saurait dire à son tour, comme le fit en son temps notre maître Akiba, que l’intimité sexuelle entre un homme et une femme dépasse le sens de l’univers ? Puisque ce récit passionné de la rencontre entre les sexes vaut plus que l’univers tout entier. Même lu métaphoriquement, comme mise en scène de la communauté d’Israël ou du rapport de l’intellect humain au Créateur, il reste que cette œuvre exprime au plus vrai le lien entre Israël et son Dieu, sur le mode d’une rencontre amoureuse entre les sexes[8]. Nulle part, ce me semble, n’est exprimé avec autant de force qu’il y a un enjeu fondamental de pensée dans la question de l’altérité sexuelle, telle qu’elle est vécue dans la complicité de l’amour. Mais nulle époque n’a autant fait défection sur ce point que la nôtre.

Aucune parole ni aucune pensée issue de la sphère privée ne peut plus se faire entendre socialement. Soit cette pensée est réprimée parce qu’elle porte atteinte aux idéaux contemporains de Liberté et d’Égalité ; soit elle est réprimée parce qu’elle remet en cause le silence de bon aloi qui récuse la moindre discrimination en matière de pratique sexuelle. Pourtant, au niveau de l’intime, dans le vécu des êtres humains, les pratiques sexuelles ne sont absolument pas les mêmes selon qu’il s’agisse d’un couple homo ou hétéro. La moralité actuelle, légiférant au nom de l’Égalité, nous refuse le droit d’évoquer des différences, pourtant hautement signifiantes sur le plan humain, parce que ces différences pourraient peut-être nous amener à juger que ces pratiques n’ont pas le même sens ni la même valeur. Il serait, en effet, scandaleux que nous fassions appel à notre propre jugement concernant nos choix de vie intimes ! Pourtant, pour les êtres humains qui ne sont pas encore complètement formatés par les attitudes et les discours publics, qui ne sont pas obsédés par les modèles figés du champ théologico-politique, ce qui laisse peu de monde au total, la sphère privée demeure un champ d’humanité fondamental. Ils doivent impérativement se débattre avec le difficile problème de la différence des sexes à la fois sur les plans intellectuel, moral et psychologique. Pour ce faire, il leur faut avant tout se résoudre à maintenir la sphère privée à l’écart des grands mouvements sociaux et politiques qui agitent la modernité jusque dans sa culotte. Devant la restriction mentale et morale que le monde contemporain impose à toute pensée et à toute relation humaine, en face des individus estropiés fabriqués par la morale et les institutions, et des choix caricaturaux imposés par une sexualité paresseuse et lâche, il reste à soutenir la seule proposition que l’on n’a historiquement jamais réfutée, et même si dans son contexte celle-ci ne constitue pas un des préceptes de la Tora, elle doit se prendre aujourd’hui comme tel :

« Va, dis-leur : Retournez à vos tentes. » (Deut. 5,27).

Ce retour vers l’intime requiert ce que la Tora nomme une avoda ; c’est-à-dire un effort et un travail sur soi-même. Toute avoda commence par une séparation, une mise à part et à l’écart, une prichout. Séparer et réserver l’intime, afin de lui rendre sa prépondérance intellectuelle et morale d’être le « saint des saints », et de conférer aux relations humaines personnelles une importance plus grande, plus décisive, qu’aux relations sociales. Chacun doit assumer la schizophrénie de la vie humaine, que toutes ces péroraisons publiques s’efforcent de dissimuler en voulant tirer tout l’univers à elles, en réclamant sans cesse notre adhésion. Car elles s’efforcent de dissimuler la profonde solitude de chaque être humain, l’isolement fondamental au cœur de chacun d’entre nous, et le fond déchiré de notre singularité. Avec éternellement le même message : fusionnons ensemble dans la grande solidarité de l’Un et de l’Égal, adhérons au fabuleux programme qui nous assimile au grand « tous », et qui permet à chacun d’oublier son irrémédiable solitude. Pourtant, seule la solitude fait exister l’intime et donne sens à nos relations humaines. Elle seule nous montre la voie de ce qui nous est propre et personnel ; elle seule donne du prix et de la valeur à la rencontre avec autrui ; elle seule nous signifie et nous ordonne de chercher en l’autre quelque vérité qui lui serait propre à son tour. Seule la solitude est authentiquement humaine. À ce niveau uniquement, la différence entre les sexes devient signifiante. Et se fait jour la possibilité même de reconnaître face à soi une altérité sexuelle. C’est le point de départ du discours biblique sur la sexualité.

Il n’est pas bon que l’homme soit seul, Je lui ferai une aide à sa rencontre (Gen. 2, 18).

La réalité de la différence sexuelle ne se manifeste comme enjeu relationnel que lorsque hommes et femmes savent leur solitude profonde, et qu’ils comprennent que la simple compagnie d’autrui n’y peut rien, que seul l’autre sexe peut y remédier. La tâche est ardue, certes, mais avant notre époque bénie de liberté et d’égalité, mille générations s’y étaient déjà affairées. Nous ne sommes pas les premiers, serions-nous les derniers ? Le discours biblique montre une fin heureuse, mais aussi plus fine, plus profonde et plus complexe que la leçon banale qu’on en tire d’ordinaire sur la « côte » devenue femme :

Enfin, cette fois-ci, c'est l'os de mes os et la chair de ma chair ! Celle-ci s'appellera « épouse » (icha) car c'est de l'époux (ich) qu'elle a été tirée[9] (Genèse 2,23).

Lorsque l’homme reconnaît enfin sa femme, ce n’est pas en tant qu’alter ego qui lui ferait face ; ni comme un partenaire sexuel avec qui il partagerait son temps libre ; ni aucun « autrui » avec qui composer et habiter le monde. Ce qu’il reconnaît en elle, c’est une partie de lui-même. Pas même un autre qui lui serait particulièrement proche ou précieux, mais quelque chose de lui qui lui ferait face, sa propre solitude incarnée, pour lui seul. Et il lui donne son propre nom en le féminisant. Car elle seule répond à sa solitude, d’être seule pour lui, et qu’ils formeront ensemble « une même chair ».

La possibilité du couple ainsi appareillé, transformant sa solitude en une forteresse d’intimité, est suivie d’une conséquence. La conclusion du texte ne s’arrête pas uniquement au fait que l’homme et la femme sont plus profondément apparentés que tout exposé biologique ne le dira jamais. Forte de cette reconnaissance réciproque, la Bible enchaîne sur les interdits sexuels majeurs valables pour toute l’espèce humaine :

« C'est pourquoi l'être humain abandonnera père et mère, pour s'attacher à son épouse, et former avec elle une même chair. » (Genèse 2, 24)

La constitution d’un couple n’est évidemment pas spontanée. Elle obéit à une règle et à une dynamique. Celles-ci n’ont rien de mystérieux. Elles requièrent de s’extraire du milieu parental, pour créer une autre forme « d’attachement », et former un lien de « chair » entre les époux. Ce qui se traduit, concrètement, au niveau du vécu humain, par un ensemble de prohibitions découlant de la réalité sexuelle du couple. Le Talmud déduit, à partir de chaque expression du verset, les interdictions sexuelles fondamentales, qui s’appliquent à toute l’humanité sans restriction (bné Noah’), et qui forment le noyau de tous les commandements bibliques en cette matière. 

On enseigne : « C'est pourquoi l'être humain abandonnera père et mère, etc. » — (…) Rabbi Akiba dit : le « père » désigne la femme de son père, la « mère » désigne sa mère comme telle. « Pour s'attacher » exclut la relation avec un mâle. « À sa femme » exclut la relation avec la femme d’un autre. « Et former avec elle une même chair » : désigne le partenaire avec lequel ils forment ensemble une même chair, à l’exclusion des animaux avec lesquels ils ne peuvent former une même chair (Sanhédrin p.58a). À travers une interprétation littérale minutieuse du verset, Rabbi Akiba établit les prohibitions sexuelles majeures que la Tora interdit originairement à tout homme, qu’il soit juif ou non : l’épouse du père, la mère, l’homosexualité, l’adultère et la bestialité. Ces prohibitions sont, stricto sensu, les conditions de possibilité du couple. Elles deviennent ainsi évidentes pour ceux et celles qui savent leur solitude, qui ont entendu son appel et en ont saisi le sens. Aucun couple ne saurait exister sans cette discipline. Elle seule restitue la dimension de la différence sexuelle, aujourd’hui ensevelie sous le fiasco terrible d’une moder

[1] Je passe sur le mythe du « bon sauvage », dont la sexualité « libre et innocente » fascina tant les Européens ; Diderot a déjà réglé son compte à ce pauvre fantasme (Supplément au voyage de Bougainville), comme le confirmèrent ensuite tous les travaux ethnologiques.

[2] Pour le lecteur habitué à la réflexion juridique, je propose la méditation du manuel de Michel Villey, La Formation de la pensée juridique moderne, 2003.

[3] Cf. Le corps vivant, Hermann, 2017.

[4] Cf. https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Sante/29/9/FICHE_6_-_RELATIONS_INTERPERSONNELLES_-_EGALITE_FILLES_GARCONS_-_DISCRIMINATIONS,_SEXISME_ET_LGBT+PHOBIES_1294299.pdf.

[5] Le terme שארה est emprunté à Ex. 31, 10. Il exprime l’une des trois obligations fondamentales d’un mari envers son épouse.

[6] Cette coutume perse est une forme d’arrogance et de mépris pour le corps de l’autre. « Cette façon de faire ne repose pas sur l’affection envers autrui » (Chita Mékoubétset, ad. loc.). L’affection entre époux passe par une proximité physique véritable, sans oripeaux ni travestissements, soit donc par le contact des corps nus.

[7] Cf. https://www.un.org/fr/gender-inclusive-language/.

[8] Voir par exemple l’Introduction du Méïri à son commentaire de Michlé : « La formule ’le monde entier n'est rien’ s'applique à la création de l'homme, qui est la cause finale de ce monde inférieur ; celle-ci n'est rien au regard du jour où l'homme parvient au but auquel il est destiné et qui est décrit allusivement dans Chir Hachirim. Car telle est la fin dernière, tel est le pieu sur lequel tout repose : la conjonction de l'âme, qui se sépare de cette matière et s'unit à l'intellect séparé. Tel est le sens du verset : « Qu'il m'embrasse des baisers de sa bouche » (ibid. 2) et dont l'abondance de bonheur et de jouissance lui fait dire : « Car tes seins sont meilleurs que le vin » (ibid.) »

[9] Je suis la traduction d’Onkelos. La difficulté du texte, explicite dans le Midrash et le commentaire de Rachi, est la consonance des noms ich et icha, qui désigne dans tout le texte biblique l’homme et la femme. Pour le détail, voir mon travail déjà mentionné.

Publié le 25/12/2020


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