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Anticiper les choix tragiques quand on ne peut pas sauver tout le monde : éthique juive et triage

Ecrit par Frédérique Leichter-Flack - Universitaire en éthique et littérature

Que nous ayons su y échapper lors de la première vague épidémique ne relègue pas cette hypothèse terrifiante au rang de jeu de l’esprit. Dans les hôpitaux d’Italie du Nord, que l’épidémie a pris par surprise avant le reste de l’Europe, les médecins ont fait face sans préparation à un afflux de malades qui les a contraints, au pied du mur, à des arbitrages tragiques. Dans une telle situation, on n’échappe pas au tri des malades : si vous vous refusez à poser des critères pour décider à qui iront les respirateurs, vous risquez de voir tous les lits de réanimation occupés par des personnes âgées ou fragiles arrivées les premières mais qui ont peu de chances de s’en tirer, au détriment des malades plus jeunes susceptibles d’arriver plus tard avec un meilleur pronostic. Le tri selon le principe du « premier arrivé premier servi » n’est pas optimal : pour espérer maximiser le nombre de vies sauvées, il faut rationner l’accès à la réanimation selon des critères plus pertinents.

Depuis longtemps l’éthique médicale, au moins en théorie, se prépare à de telles situations hypothétiques en s’interrogeant sur les plus justes modalités de priorisation des soins. Inventé sur les champs de bataille au tournant du XIXe siècle par le chirurgien en chef des armées de Napoléon, dans un contexte de médecine de guerre où le nombre de blessés à prendre en charge excédait celui des chirurgiens disponibles, le triage est un mode de distribution des ressources médicales qui se donne comme objectif de sauver le plus de vies possible : en pénurie, en contexte de catastrophe, s’opère un basculement d’une médecine individuelle, qui donne à chacun tous les soins dont il a besoin au regard de son état, à une médecine collective, qui oblige le sauveteur à prendre en compte, à côté de la victime qu’il a en face de lui, les besoins de tous les autres malades et l’intérêt collectif. Quand les ressources sont limitées, il devient justifié d’affirmer d’autres exigences éthiques que celle de la « rule of rescue » à l’égard du patient individuel, ou que celle de l’égalisation des chances que constitue d’ordinaire la priorité donnée aux plus vulnérables. 

Aussi la plupart des protocoles de triage à travers le monde reposent-ils sur quelques principes communs, comme la justice distributive, l’utilitarisme, ou l’efficience qui rappelle que les ressources médicales rares ne doivent pas être « gâchées » : si l’on veut sauver le plus grand nombre de vies, il faut prioriser ceux qui ont les plus grandes chances de pouvoir être sauvés, c’est-à-dire ceux qui, au regard de la gravité de leurs atteintes organiques, de leur état de santé antérieur, de leur âge, de leurs capacités de récupération, de leur pronostic en un mot, ont de plus grandes chances de tirer profit de la ressource rare à allouer – soit le passage en réanimation dans le cas de l’épidémie de Covid. Plus la pénurie se tend, plus on aura tendance à limiter les indications thérapeutiques de réanimation aux malades jugés les plus aptes à en bénéficier, et moins on s’autorisera un usage « compassionnel » des ressources disponibles : des personnes âgées ou atteintes d’autres fragilités antérieures pourraient alors se retrouver d’emblée exclues de la réanimation, même si, en temps normal, on aurait peut-être tenté quelque chose pour elles en dépit du faible espoir de succès.  

Si les principes généraux du tri d’urgence médicale collective sont très similaires d’un pays à l’autre, tous fondés qu’ils sont sur un objectif utilitariste de maximisation du nombre de vies sauvées, de tels enjeux éthiques ont cependant une forte composante culturelle. Ces sujets de priorisation ne sont pas seulement techniques, au sens où ils seraient uniquement fondés sur une expertise médicale : ils mettent aussi en jeu les représentations qu’une nation se fait d’elle-même, les valeurs fondamentales auxquelles elle tient. Qu’en dit l’éthique juive ? La halakha s’est-elle prononcée sur ces sujets de triage ? Le Talmud peut-il éclairer ces dilemmes que l’ampleur de la pandémie désigne comme totalement inédits ? La question n’est pas que théorique : Israël a dû se préparer à l’hypothèse de la nécessité d’un triage en cas d’aggravation de l’épidémie, et, aux États-Unis, la large contamination des populations juives orthodoxes dans les premiers clusters épidémiques et leur sur-représentation consécutive dans les hôpitaux locaux de ces quartiers au début de l’épidémie à New York ont rendu la question très concrète. La réflexion sur le triage, le rationnement et la priorisation morale, discutée de longue date sur un plan théorique entre talmudistes, a ainsi trouvé dans le contexte inédit de la pandémie de Covid-19 une actualité et une urgence opérationnelle nouvelle, donnant même naissance, en Israël ou aux États-Unis, à des responsa spécifiques. 

Ce n’est évidemment pas la première fois qu’on va chercher, dans l’interprétation d’analogies partielles avec les cas discutés dans le Talmud, une guidance éthique cruciale pour assumer des décisions de vie ou de mort. Au travers de son histoire, le peuple juif a à de multiples reprises fait face à des situations d’extrême contrainte ou de « pénurie de vie », où il lui a fallu se confronter à la perspective de choix tragiques, quand il n’y avait pas assez de ressources ou de chances de survie pour tout le monde. Fallait-il accepter de décider qui vivrait et qui mourrait quand il n’était pas possible de sauver tout le monde… et choisir qui serait évacué, exfiltré, protégé, même au détriment des autres, en plein génocide ? Ou fallait-il refuser de choisir ? J’ai évoqué dans un précédent livre[1] certains des contextes historiques dans lesquels ces questions se sont imposées, par exemple sous l’occupation nazie dans les ghettos : les responsables communautaires devaient-ils accepter de faire les listes de déportation pour le compte des nazis, et leur désigner les plus âgés ou les plus malades dans l’espoir de sauver de la destruction générale les forces vives de la communauté, ou devaient-ils refuser de « déplacer la main de l’ange de la mort » et laisser les nazis procéder à leurs rafles aléatoires? Devaient-ils distribuer des cartes de travail aux travailleurs indispensables à l’activité économique du ghetto, en sachant que ces cartes de travail offraient un sursis à leurs possesseurs, et que ceux qui n’en disposeraient pas seraient déportés, ou fallait-il refuser de prendre la responsabilité de cette distribution ? Était-il même permis de tout mettre en œuvre pour sauver sa vie quand on savait que c’était au détriment d’un autre, sachant que le Talmud dit clairement « meurs, mais ne tue pas » ? Dans de tels contextes, difficile sans tremblement de prendre la mesure de la responsabilité assumée par les rabbins sollicités pour aider à la décision[2]

Même sans intentionnalité malveillante pour imposer la pénurie des ressources de survie, une situation de catastrophe sanitaire comme la pandémie de Covid peut soulever des dilemmes éthiques qui se laissent formuler dans des termes proches : est-il permis par exemple de sauver une vie au détriment d’une autre vie ? A-t-on le droit de penser des protocoles de tri qui équivalent à assumer la responsabilité de remettre de l’ordre, de l’efficacité, et de la justice, dans la distribution aléatoire de la mort, ou est-ce « jouer à Dieu » que de prétendre décider qui aura une chance et qui se la verra refuser ? Bien sûr, l’enjeu n’est pas du tout comparable : dans cette crise sanitaire, si massive soit-elle, les décisions à prendre ne se détachent pas sur fond d’une menace de destruction complète et générale de la communauté, et les responsa sur le triage Covid ont été pensées pour anticiperl’hypothèse d’une situation plus tendue encore que celle que nous avons eu à connaître. Mais ce sont les mêmes ressources talmudiques qui inspirent la réflexion sur l’allocation de ressources vitales - à commencer par la célèbre expérience de pensée du traité Baba Metsiap.62a. Deux hommes dans le désert avec une seule gourde d’eau : si les deux boivent, les deux meurent, si l’un seulement boit toute l’eau, il survivra et atteindra un lieu habité – qu’est-il juste de faire ? Contre l’opinion de Ben Petoura, qui préférait voir l’eau partagée au risque de la mort des deux, plutôt que de voir l’un sauver sa vie au détriment de l’autre, la halakha a adopté l’opinion de rabbi Akiba, qui déduit de « Et ton frère vivra avec toi » que « ta vie a précédence sur celle de ton frère », donc que le possesseur de la gourde doit en boire l’eau et sauver sa vie. 

Ainsi, quand deux malades se présentent en même temps en détresse respiratoire, s’il n’y a qu’un respirateur, il peut être attribué. Le principe général qui doit guider la décision est bien, pour l’éthique juive comme pour les autres traditions d’éthique médicale, la maximisation du nombre de vies sauvées : c’est le malade qui a les meilleures chances de survie qui doit passer d’abord – tout autre critère éventuel de considération de l’utilité sociale par exemple étant rigoureusement proscrit (car « Qui te dit que ton sang est plus rouge que le sien ? », prévient le Talmud). Mais s’il est halakhiquement acceptable de prioriser ceux des malades qui ont les plus grandes chances de s’en sortir, le problème demeure de savoir comment faire à l’intérieur d’un groupe d’égal pronostic, car la halakha insiste sur le fait qu’on ne peut pas choisir une vie sur une autre vie (« ein dokhin nefesh mipne nefesh », un principe formulé dans le Talmud à propos d’un dilemme médical, sauver la mère ou sauver le bébé dans un accouchement qui se passe mal). Et ces principes généraux à peu près consensuels ne suffisent pas à trancher tous les cas pratiques : l’interprétation de leur articulation avec les spécificités de la prise en charge des malades Covid devient particulièrement cruciale. 

Le contexte de la pandémie Covid formule ainsi de nouvelles questions brûlantes : un médecin a-t-il le droit de choisir en fonction de l’âge lequel des deux malades arrivés en même temps avec un pronostic équivalent sera intubé s’il n’y a qu’un respirateur disponible, ou doit-il « tirer au sort » ? Peut-on, pour autoriser le principe même du tri, traiter, comme s’ils étaient arrivés en même temps, des malades qui arrivent successivement, et refuser l’accès à la réanimation d’un malade à mauvais pronostic pour tenir compte de la forte probabilité que se présente un peu plus tard un patient en état de tirer un meilleur profit du seul respirateur disponible ? C’est l’opinion du rabbin Hershel Schachter, professeur de droit talmudique à la Yeshiva University à New York, dans une série de « responsa Covid » publiées en mars/avril de cette année. Pragmatique, il va même jusqu’à autoriser les médecins à partager un respirateur entre plusieurs patients, même si le partage du dispositif diminue leurs chances à chacun. Une question soulève le plus de difficultés entre toutes : est-il moralement équivalent – comme le pensent différents spécialistes d’éthique médicale et sociétés savantes d’anesthésistes-réanimateurs – de décider d’interrompre un traitement thérapeutique de réanimation ou de décider d’entrée de jeu de ne pas l’initier – refuser un respirateur vs retirer un respirateur ? Pour le rabbin Hershel Schachter, laisser les réanimateurs décider, au regard du stock de ressources disponibles, de l’opportunité d’intuber un malade en détresse respiratoire pour lequel le pronostic est peu favorable est une chose, mais interrompre une réanimation même mal engagée et débrancher un malade d’un respirateur parce qu’on a besoin de l’appareil pour d’autres malades qui en tireraient meilleur profit en est une tout autre : il écarte la possibilité d’accélérer la mort d’un malade pour assurer la survie d’un autre, l’équivalant à un meurtre, réintroduisant ainsi, de fait, un principe de « premier arrivé premier servi » peut-être couvert par la Providence. En revanche, écrit-il, les médecins ne sont pas obligés de tout faire pour prolonger la vie sous ventilation artificielle d’un malade qui va mourir : les DNR orders éventuellement souscrits par les malades (Do not Ressuscitate) peuvent être suivis. Le débat halakhique n’est du reste pas clos : un autre rabbin et spécialiste d’éthique médicale américain, Jason Weiner, trouve dans le Talmud matière à autoriser, au cas par cas et avec l’accord d’un décisionnaire halakhique, le retrait d’un respirateur à un patient dont l’état se dégrade, si l’on est certain que sa mort est inéluctable à court terme, car ce ne serait rien d’autre que supprimer un élément extérieur qui empêche la mort naturelle qui pourrait avoir lieu sinon – ce que la halakha permet. 

Le détour par le raisonnement talmudique ne fournit pas seulement des reformulations métaphoriques des grands principes d’éthique autour desquels tourne le débat public, comme par exemple la « rule of rescue », qu’on peut associer au principe talmudique « tu ne te tiendras pas debout sur le sang de ton frère ». Il permet surtout d’affiner la compréhension des bonnes et des mauvaises raisons de justifier des pratiques d’éthique médicale en vigueur. Prenons l’exemple du débat sur le rôle à faire jouer à l’âge dans les décisions de triage fondées sur l’espérance de vie : le Talmud ne donne aucune autorisation de discriminer par l’âge, les vies âgées ayant la même valeur que les vies jeunes, mais il permet d’introduire une distinction qui relève malgré tout d’un critère d’espérance de vie, entre les malades à qui la réanimation offrirait « ‘hayé chaa », un instant de vie (quelques semaines ou mois de sursis, parce qu’ils sont de toute façon au stade terminal d’une maladie dont ils vont mourir), et ceux auxquels la réanimation rendrait « ‘hayé olam », toute une vie, la pleine possibilité de vivre toute leur vie. C’est l’un des points rappelés par le rabbin et spécialiste d’éthique médicale israélien Avraham Steinberg. Le rabbin Moshé Feinstein, dont la contribution à l’éthique médicale juive a été déterminante dans les années 1980, insistait sur l’interdiction de retirer un traitement une fois celui-ci accordé à un patient pour le donner plutôt à un autre, par crainte de la pente glissante : dès lors qu’on s’autoriserait à formuler des critères de priorisation, même fondés sur des paramètres en apparence consensuels comme l’espérance de vie, en fait on risquerait d’ouvrir la voie à des jugements sur la valeur de la vie, et au risque de discriminations, par exemple contre les personnes âgées ou contre les handicapés physiques ou mentaux… Enfin, sur la question de l’utilité sociale, un facteur de priorisation qu’aucun protocole hospitalier de tri ne retient comme éthiquement acceptable mais qu’on trouve cependant sollicité implicitement au travers de l’idée d’une priorité à réserver au personnel soignant, le Talmud fournit également des sources qui l’évoquent (priorité au grand maître de Tora en raison du service rendu à la communauté ?) mais les commentateurs talmudiques ont la plupart du temps veillé à refermer cette piste ou à rester très prudents sur sa pertinence. 

Sur ce sujet du triage, il est intéressant de regarder comment les opinions adossées à la halakha entrent en résonance avec les pratiques et les recommandations des comités d’éthique médicale : parfois les rabbins font un effort d’interprétation pour ajuster la halakhaaux pratiques dites « dégradées » rendues nécessaires par la contrainte de pénurie, prenant en compte l’impératif de pragmatisme au service de l’intérêt collectif (comme dans le cas du partage de respirateur entre plusieurs patients, autorisé parce que pratiqué dans l’intention de sauver plus de vies, même s’il implique une perte de chance pour chacune de ces vies), parfois ils insistent sur les principes moraux irréductibles au nom desquels la halakha doit prendre ses distances avec les pratiques de tri en vigueur (comme dans le cas d’une éventuelle décision d’accélérer la mort d’un malade condamné en le débranchant du respirateur dont il jouit, pour espérer sauver d’autres vies avec). Aucune de ces responsa ne referme la discussion entre talmudistes, qui peut rester vive sur ces questions particulièrement controversées[3]. Au-delà de la dimension prescriptive de ces interprétations pour réguler les pratiques dans certains hôpitaux israéliens ou américains – ce qui est impensable en France -, il faut surtout retenir la fécondité argumentative et la force d’inspiration du raisonnement talmudique sur la question du tri : elles plaident clairement pour une meilleure intégration de l’éthique juive au débat public général, y compris en France, sur tous ces sujets que la pandémie a soudainement projetés sur la place publique.

 

[1] Qui vivra qui mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde, éd. Albin Michel, 2015.

[2] Voir par exemple le recueil des responsa du rabbin E. Oshry du ghetto de Kovno, La Torah au cœur des ténèbres, éd. Albin Michel, 2011.

[3] Voir en particulier le cours vidéo (en anglais) délivré en avril dernier à l’Institut Drisha de New York par le rabbin Shlomo Zuckier, consultable en ligne sur YouTube sous le titre « Halakhic responses to coronavirus. Who gets the ventilator ? » (

). Le rabbin Zuckier fait d’ailleurs remarquer que les opinions halakhiques divergentes sur ces pratiques de triage ne recouvrent pas les lignes de démarcation entre orthodoxes et massortis : il y a de la diversité à l’intérieur de chaque groupe.

Publié le 27/10/2020


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