Numéro 9 - Retour au sommaire

Etude biblique à quatre voix

Ecrit par Julien, Barbara, Céline, Maxime

Le terme araméen ‘havrouta désigne le compagnon d’étude et, plus généralement, le fait d’étudier les textes à deux. Ceci afin de les rendre vivants et, dans la confrontation féconde, de faire jaillir des commentaires inédits. Les éditions traditionnelles de la Bible présentent le texte encadré de nombreux commentaires de théologiens d’époques variées et ayant des approches diverses, parfois contradictoires. Mais l’étude est l’affaire de tous et la découverte des commentaires classiques n’exclut pas d’en envisager d’autres. Au contraire, la parole des sages attise notre intérêt pour le verset et notre désir d’apporter une touche personnelle à la lecture infinie des textes. Un enseignement de la kabbale dit même que chaque âme est porteuse d’un commentaire original (‘hidouch) qu’aucune autre ne peut formuler à sa place.

Pour donner vie à cette idée, nous avons réuni quatre animateurs E.I. invités à lire un verset biblique avec la plus grande attention. Nos quatre participants ont pu découvrir ensemble les commentaires du Talmud et du Sifré (Midrash halakhique) rapportés dans le Tora Témima (Rabbi Baruch Epstein, 1860-1941), qui associe à chaque verset tous les commentaires talmudiques qui s’y réfèrent. Ils ont également pu lire divers commentaires hassidiques.

Le verset qui nous intéresse est extrait du Deutéronome (Dévarim), le cinquième et dernier livre de la Tora. Il est question de l’obligation de tsédaka (justice sociale) quand les Hébreux seront entrés en Terre promise :

« Il ne cessera d’y avoir des nécessiteux au sein du pays, c’est pourquoi je te donne un commandement en disant : ouvre, ouvre ta main à ton frère, à ton pauvre, à ton nécessiteux dans ton pays. » (Deutéronome 15,11)

 

Barbara. On est surpris par le début du verset qui semble considérer la pauvreté comme une donnée incontournable. De plus, l’aide aux pauvres est présentée comme une commandement et non comme l’expression d’un élan naturel de charité.

Maxime. Au niveau de la formulation, on s’étonne de la répétition du verbe « ouvrir », du mot lémor (« en disant ») qui semble en trop, et des différents termes pour désigner le pauvre. 

Céline. D’ailleurs, pourquoi dire « ton pauvre » et lier cette obligation à un pays donné (« ton pays ») ?

TORA TEMIMA

 

Réprimande, réprimande. Le premier verbe concerne le devoir pour le maître de réprimander le disciple, le second le devoir pour le disciple de réprimander le maître (Talmud de Babylone, traité Baba Metsia, p.31a).

Réprimande, réprimande. Le verbe est répété pour te dire que, s’il le faut, tu renouvelleras ta réprimande même cent fois. (Idem).

 

 

Maxime. Le Talmud et les commentateurs répondent à une partie de ces questions On déduit notamment de ce verset qu’il faut aider tout le monde mais en accordant toujours la priorité à ceux qui nous sont proches (familialement ou géographiquement).

Lorsque Dieu dit qu’ « il ne cessera d'y avoir des nécessiteux », c'est comme un aveu que le monde n'est pas parfait, qu'il ne faut pas tout attendre du Créateur mais qu'il est au contraire nécessaire de nous prendre en mains, ce qui fait du judaïsme une « religion d'adultes » comme dit Levinas. Le monde est sous la responsabilité commune de Dieu et des hommes et si Dieu a prévu suffisamment pour tous, c'est à nous d'assurer la bonne répartition des ressources. 

Julien. Rappelons que les Hébreux sont dans le désert, ils reçoivent la manne. Auparavant, ils étaient esclaves en Égypte. L’obligation de se soucier des pauvres ne commence qu’une fois arrivés en Terre promise et c’est pourquoi cette terre est évoquée au début et à la fin du verset. Dieu responsabilise les hommes et leur dit que c’est désormais à eux d’établir la justice sociale sans s’en remettre à la providence. D’où le possessif, « ton pauvre » : c’est ton affaire, tu ne peux pas fuir tes responsabilités.

Céline. Ou alors, « ton pauvre » signifie « ta pauvreté » :  tu dois considérer sa pauvreté comme la tienne, dans une logique de responsabilité collective. Le « vivre ensemble » implique que chacun considère les problèmes de l’autre comme les siens. 

De plus, « ton pauvre » signifie que quel que soit notre propre rang, on a toujours quelque chose à donner à quelqu’un qui possède (ou qui sait) moins que nous, relativement à nous.

Julien. On peut entendre « ton pays » autrement. Non pas « la terre d’Israël » mais « le pays où tu te trouves ». Les Juifs, où qu’ils se trouvent, doivent participer à l’effort national de lutte contre la pauvreté (comme Joseph qui sauva tous les Égyptiens de la famine grâce à sa gestion de la période des « vaches maigres »).

Céline. Dieu laisse donc les hommes prendre les choses en mains (« ta main » dit le texte, et non plus celle de Dieu). De plus, le rapport au divin se matérialise dans le souci de l’autre. Comme si Dieu disait : tu me (anokhi) cherches ? Tu me trouveras en ouvrant ta main à ton prochain.

Barbara. Or ce souci du prochain est une obligation (« Je te donne un commandement »). En hébreu, on ne parle pas de charité mais de tsédaka, mot qui vient de tsédek, la justice. Ce n’est donc pas la pitié qui motive le don mais le souci d’établir une société équitable.

Céline. En effet, ce verset apparaît comme un rappel par Dieu du fait que pour établir une société juste il faut rester tourné vers les autres et viser le bonheur de tous et non pas que celui de l’individu. Et ce, même si on sait qu’il y aura toujours des inégalités.

Maxime. À propos de la répétition du verbe « ouvrir », on peut dire qu’il faut non seulement ouvrir sa main (donner de l’argent) mais d’abord et avant tout s’ouvrir à l’autre, s’intéresser à lui et peut-être même lui ouvrir sa porte. D’ailleurs, le verset précédent (Deutéronome 15,10) dit qu’il faut donner tandis que celui-ci parle d’ouverture. Le don matériel doit s’accompagner d’une attitude d’ouverture et d’empathie.

Barbara. Le verset ne spécifie d’ailleurs pas la nature de cette pauvreté. Le verbe « ouvrir » est peut-être répété pour signifier l’aide matérielle mais aussi le partage de connaissances, la transmission culturelle, etc. Un verbe pour l’aide matérielle, un second pour l’aide immatérielle. 

 

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Barbara, 22 ans, étudiante en sciences économiques, politiques et sociales. 

Céline, 20 ans, étudiante en sciences économiques, politiques et sociales

Julien, 22 ans, étudiant en école d’ingénieur. 

Maxime, 21 ans, étudiant en école de parfums. 

 

 

 

כִּי לֹא יֶחְדַּל אֶבְיוֹן מִקֶּרֶב הָאָרֶץ עַל כֵּן אָנֹכִי מְצַוְּךָ לֵאמֹר פָּתֹחַ תִּפְתַּח אֶת יָדְךָ לְאָחִיךָ לַעֲנִיֶּךָ וּלְאֶבְיֹנְךָ בְּאַרְצֶךָ 

 

« Il ne cessera d’y avoir des nécessiteux au sein du pays, c’est pourquoi je te donne un commandement en disant : ouvre, ouvre ta main à ton frère, à ton pauvre, à ton nécessiteux dans ton pays. » (Deutéronome 15,11)

 

Tora Témima

 

Il ne cessera d’y avoir des nécessiteux

Il n’y aura pas de différence entre le temps présent et les temps messianiques si ce n’est dans l’oppression d’Israël par les Nations (qui cessera). La preuve, c’est qu’il est dit : « Il ne cessera d’y avoir des nécessiteux au sein du pays ».

[Traité Chabbat, p.151b]

 

Ouvre, ouvre ta mainLe premier verbe concerne les pauvres qui nous sont proches, le second concerne les pauvres des autres villes.

Autre explication : si tu ouvres ta main (aux pauvres), le Ciel ouvrira la sienne pour toi, d’où la redondance.

[Traité Baba Metsia, p.31b]

 

 

A ton frère, à ton pauvre, à ton nécessiteux dans ton paysUn pauvre qui est un proche parent a priorité en matière de tsédaka sur tout autre homme. Les pauvres de notre maison passent avant les (autres) pauvres de la ville et ceux de la ville passent avant ceux d’une autre ville, ainsi qu’il est dit : « Ouvre, ouvre ta main à ton frère, à ton pauvre, à ton nécessiteux de ton pays. »

[Sifré]

 

 

 

Commentaires hassidiques

 

En disantLe mot lémor (« en disant ») semble superflu et suggère une interprétation. On le retrouve souvent, notamment dans le verset : « Dieu parla à Moïse en disant (lémor) », ce que le Talmud (traité Yoma p.9a) interprète ainsi : « Dieu parla à Moïse en lui demandant de parler à son tour aux Hébreux ». La précision lémor invite donc celui à qui l’on parle à s’exprimer à son tour.

Comment comprendre son usage dans notre verset ? Une explication est proposée par rabbi Yé’hiel Halpérin (1660-1742) : Si un homme n’a pas les moyens ou la possibilité immédiate d’aider un pauvre avec de l’argent, il lui reste un autre devoir : lémor : parler ! C’est-à-dire, user de son influence pour convaincre les autres de se mobiliser financièrement.

 

Rabbi Isaac Kalich (1779-1851) propose une autre explication à lémor : « Quand un homme donne de la tsédaka à un pauvre, un autre devoir lui incombe, c’est lémor : lui parler, c’est-à-dire l’apaiser par des paroles d’encouragement. » 

 

 

 

 

 

 

Rabbi Céline : « Ton pauvre » signifie « tapauvreté » :  tu dois considérer sa pauvreté comme la tienne, dans une logique de responsabilité collective. Le « vivre ensemble » implique que chacun considère les problèmes de l’autre comme les siens.

De plus, « ton pauvre » signifie que quel que soit notre propre rang, on a toujours quelque chose à donner à quelqu’un qui possède (ou qui sait) moins que nous, relativement à nous.

Dieu laisse les hommes prendre les choses en mains (« ta main » dit le texte, et non plus celle de Dieu). 

Le rapport au divin se matérialise dans le souci de l’autre. Comme si Dieu disait : tu me (anokhi) cherches ? Tu me trouveras en ouvrant ta main à ton prochain.

 

 

 

 

 

 

Rabbi Maxime. À propos de la répétition du verbe « ouvrir », on peut dire qu’il faut non seulement ouvrir sa main (donner de l’argent) mais d’abord et avant tout s’ouvrir à l’autre, s’intéresser à lui et peut-être même lui ouvrir sa porte. D’ailleurs, le verset précédent (Deutéronome 15,10) dit qu’il faut donner tandis que celui-ci parle d’ouverture. Le don matérieldoit s’accompagner d’une attitude d’ouverture et d’empathie.

 

 

 

 

Rabbi Julien : Les Hébreux sont dans le désert, ils reçoivent la manne. Auparavant, ils étaient esclaves en Égypte. L’obligation de se soucier des pauvres ne commence qu’une fois arrivés en Terre promise et c’est pourquoi cette terre est évoquée au début et à la fin du verset. 

Dieu responsabilise les hommes et leur dit que c’est désormais à eux d’établir la justice sociale sans s’en remettre à la providence. D’où le possessif, « ton pauvre » : c’est ton affaire, tu ne peux pas fuir tes responsabilités.

Cela dit, on peut entendre « ton pays » autrement. Non pas « la terre d’Israël » mais « le pays où tu te trouves ». Les Juifs, où qu’ils se trouvent, doivent participer à l’effort national de lutte contre la pauvreté.

 

 

 

 

 

 

 

 

Rabbi Barbara. Le souci du prochain est une obligation (« Je te donne un commandement »). En hébreu, on ne parle pas de charité mais de tsédaka, mot qui vient de tsédek, la justice. Ce n’est donc pas la pitié qui motive le don mais le souci d’établir une société équitable.

La verbe « ouvrir » est répété pour signifier l’aide matérielle mais aussi le partage de connaissances, la transmission culturelle, etc. Un verbe pour l’aide matérielle, un second pour l’aide immatérielle.

 

Publié le 27/11/2020


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