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Pharaon, le hoquet et les grenouilles

Ecrit par François Ardeven - Psychanalyste, lecteur du midrash laïque au centre Medem

Lors du voyage que Freud entreprit aux États-Unis en septembre 1909, invité à donner une série de conférences à la Clark University, il fit à Ferenczi et à Jung qui l’accompagnaient – et avec lesquels il se fâcherait plus tard – une des plus célèbres confidences de l’histoire de la psychanalyse[1] : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste. » Le temps où la psychanalyse pouvait sembler une épidémie ou une plaie, une révolution, sembla bien loin à l’analyste quand c’était aujourd’hui la Covid-19 le roi microscopique du monde. Dans la perspective du tout nouvel analysant qu’il s’apprête à recevoir, il ajusta plus ou moins rêveusement le masque prophylactique qui lui fait un visage de batracien.  

Pharaon fit son entrée en inclinant son pschent blanc et rouge, symbole des deux Égyptes, trop haut pour le modeste cabinet. Après avoir consulté mille et un spécialistes médecins de la respiration, il venait rencontrer celui qui tire son savoir d’une certaine ignorance. 

Hoqueter pour un pharaon, qu’est-ce que cela peut signifier ? 

Pharaon expliqua très simplement que, dans le monde sphérique qu’il dirigeait depuis lui-même et sur lequel seul planait le faucon Horus, la vie connaissait un étrange dérèglement. Un homme un peu égyptien aussi[2], un surnommé Moïse, sorti de l’eau comme une grenouille si on veut, balbe qui plus est, avait déréglé la sempiternelle et grandiose pulsation du Nil. Au nom d’un dieu imprononçable et prétentieux, quarteron de lettres, cet homme avait déclenché avec son frère toute une série de plaies[3] – de frappes (maccot), comme dit la langue des esclaves que le pharaon entendait assez peu –, avec un inédit mouvement d’amplification. Mais la plus grave des plaies, pour l’immobile souverain, fut d’être affecté d’un assez fort hoquet. Les sorciers, les idéologues, qui vivaient à la cour dans un non moins éternel oui[4]au grand roi solaire, avaient eux aussi échoué à le soigner. 

 

L’analyste se recroquevilla derrière son masque et demanda juste à Pharaon quel était en langue des hiéroglyphes le nom de la grenouille. Grenouille est la déesse de la fécondité et de la résurrection des morts, Heqet est son nom. 

Pharaon fit un saut : il avait compris qu’il avait non le hoquet comme il le croyait mais que c’est bel et bien la grenouille Heqet qui, non contente d’avoir envahi son pays, sa demeure, sa chambre, les pétrins et les fours[5], avait aussi colonisé le delta étroit de sa gorge. Il se rallongea dans un très grand et long soupir. Quelle était cette fable ? Pharaon connaissait les signes, mais lui étaient inconnus les symboles. Comment aurait-il tout à fait compris que la plaie des grenouilles était l’ironisation de son pouvoir, et que les grenouilles, par leur impulsivité même, mettaient du chaos, en inversant le principe de leur déesse, dans son monde richement calculé pour toujours. Et du reste, le roi Joseph que l’analyste avait reçu – quelle clientèle tout de même pour cet humble freudien de Paris ! – n’y était pour rien, lui qui avait mis toute sa virtuosité dans la prospérité de l’Égypte, il est vrai au temps où elle était sans doute dirigée par un pharaon de l’espèce raisonnable et tempérée. Pharaon s’était mis en tête le projet, le projet unique, d’exterminer le peuple de Moïse. Comment aurait-il compris que, dans la langue des esclaves, le mot grenouille  il faut toujours entendre les noms des choses dans les noms tseferdeah, pouvait être découpé comme justement une grenouille peut l’être tsefer, soit la couronne (corona en latin) ou l’essor, et deah, où on pouvait entendre un mot voisin de celui qui désigne la connaissance ? Couronne de connaissance intérieure, délivrance d’un coup de la pulsion. À la pulsion de mort de Pharaon répondait le pulsionnel libéré par les grenouilles. Comment aurait-il pu entendre leur coassement, leur pullulement, l’écho assourdissant des plus-values qui enrichissaient un seul et ruinaient tous les autres.

Alors que Pharaon, immanent à sa maison elle-même immanente à son royaume, avait cessé d’hequeter (sic), l’analyste qui parfois saute les époques se souvint d’un autre fameux hoquet. Les mots sautent eux-mêmes – sauter, c’est pessa’h – et les grenouilles de l’Égypte lui rappelèrent par association les grenouilles grecques que le comique Aristophane mit en scène dans une fameuse comédie éponyme. Aristophane fut aussi un des invités du fameux Banquetdont Platon écrivit la trace et au cours duquel quelques-uns devaient donner une définition de l’amour. Aristophane était sur le point de se lancer et de décrire à sa façon les êtres, presque des boules, composés de deux demi-sphères, soit deux mâles, soit deux femelles, soit un mâle et une femelle, chaque demi-sphère cherchant dans l’amour son autre, quand un magistral hoquet[6] l’interrompit, dissymétrisant son propos et introduisant à son corps défendant l’éros boiteux de Socrate. Le hoquet défait les sphères, c’est sa force comique. Pharaon ne pouvait pas plus entendre le grec que la langue des Hébreux. 

On ne sut rien d’autre de cette unique séance, on sut juste que, très brusquement, Pharaon, revenu en Égypte, accablé par la mort de son premier-né, dieu tout comme lui, laissa le peuple de Moïse partir.

Quant au bégaiement de Moïse, l’analyste se dit que peut-être, plus tard, lui serait donné de lui faire un sort. L’avenir après tout dure en général suffisamment longtemps. 

 

 

[1] Voir L’introduction de la psychanalyse aux États-Unisautour de James Jackson Putnam, collection Connaissance de l’inconscient, éd. Gallimard, 1978.

[2] Exode 2, 19. 

[3] En tout dix, quoique la Tora ne les compte pas. Ce texte traite avec une prudence générale la question des dénombrements, de quelque ordre qu’ils soient. Le roi David s’en souviendra avec amertume, alors qu’ayant désobéi et compté son peuple, il fut mis dans l’obligation de devoir choisir comme punition une peste de trois jours (II Samuel 24), assez énigmatique passage. Et du reste, on peut ajouter à la liste de plaies l’engloutissement des Égyptiens sous les eaux de la mer Rouge.

[4] La troisième plaie est celle dite des moustiques, des kinim. kinim tire son origine de la racine hébraïque kaf-noun d’où viennent aussi les mots « oui » et « honorer ». Les moustiques sont le renversement sarcastique du oui engloutissant et coassant des courtisans. On reconnaît une plaie à sa puissance sarcastique, à la façon dont elle vient nommer avec une ironie totale le corps malade. 

    Cette Covid par exemple, se dit dans la marge l’analyste bâillonné pour la bonne cause, est une plaie et, sans qu’il lui soit prêté une origine divine bien sûr ou le désir lisible de la nature, ne vient-elle pas, en nous confinant, dénoncer le faux mouvement d’une société qui, sous les prestiges de la variété sans fin (mauvais infini) des objets, frappés parfois cyniquement d’obsolescence et comme mort-nés, mettait peu à peu comme fin à elle-même. C’était le vœu presque réalisé de feu la Dame de fer du Royaume-Uni au siècle dernier.

[5] Exode 7, 28.

[6] Le Banquet, 185c.

Publié le 03/11/2020


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