Numéro 9 - Retour au sommaire

Pourquoi ce bateau ? Épisode 7

Ecrit par Noé Debré - Scénariste

Un simple courriel l'avait informé de la suspension de Lekh Leha, le projet de colonisation martienne d'Oren Talchinsky. Ou plutôt de sa mise entre parenthèses. Dans le monde de positivité à toute épreuve qu'est le capitalisme techno-futuriste, l'échec et le renoncement n'existent pas. On parle de nouvelle orientation, voire de pivot. 

 

Pour Simon, cette nouvelle orientation était celle de Pôle emploi, des prises de contact informelles, des CV en ligne et d’une manière générale de la galère. Il ne pouvait se résoudre à écrire à ses anciens collègues de l'université dont il redoutait les sourires sournois et la joie mauvaise de le voir revenir penaud de son aventure loin du continent domestiqué de l'UFR de sciences de l'environnement. Quitter l'université était un voyage sans retour, il le savait. 

 

Pour échapper au déconfinement chez ses parents, il avait rejoint Julien, un copain des E.I. qui avait acheté une ancienne ferme dans la Beauce. Comme ça, sur un coup de tête de télétravailleur émancipé des contraintes du « présentiel », Julien s'était décidé du jour au lendemain à faire l'acquisition de ce bout de France où il espérait renouer avec les vraies choses

 

Simon s'était donc retrouvé aux côtés de son vieux copain, bientôt rejoint par quelques autres amis, avec le projet de prendre le temps de réfléchir. Les premiers jours furent euphoriques. On regardait des tutoriels de permaculture sur YouTube, on allait au marché du coin sympathiser avec le fromager, on s'allongeait dans l'herbe pour penser et l'on se réveillait quelques heures plus tard, hébété et la bouche sèche. Les règles de vie commune étaient tacitement fixées sur le modèle de celles des E.I., que l'on pouvait résumer ainsi : ceux qui ne cuisinent pas feront la vaisselle. Comme un principe universel du vivre-ensemble. Certains, rapides à se sentir exploités, avaient tendance à faire une publicité appuyée de leurs moindres efforts au profit de la communauté, les autres prenaient sur eux et laissaient dire. On mangeait rarement avant la nuit tombée. Bref, le navire voguait. 

 

Au bout de la première semaine cependant, le doute commença à s'insinuer dans l'esprit de Simon. Il avait d'abord eu en effet le sentiment d'avoir renoué avec les vraies choses. Il contemplait les arbres en fleur et marchait pieds nus dans les herbes hautes. La même conversation se répétait presque chaque jour avec ses camarades, tous communiant dans la satisfaction d'avoir échappé à l'oppression et à la violence morale et physique de la ville. Et pourtant, au milieu de ce concert de contentements, Simon dut bien reconnaître qu'il s'ennuyait. Plus grave, si les journées passaient de plus en plus lentement – ce que tous considéraient comme une bénédiction, preuve que l'on avait changé de rythme pour s'adapter à celui de la « nature » –, les semaines, elles, passaient de plus en plus vite. Trois mois que Simon était là et il lui était impossible de distinguer quoi que ce soit dans le paquet de journées qui s'était écoulées. Le temps n'étant plus retenu par des événements, il s'écoulait d'un flot ininterrompu. Simon fut saisi d'effroi à l'idée que la vie pourrait elle aussi tout entière être passée comme ça, à répéter sans cesse la même journée, les mêmes saisons, emportée dans ce fameux cycle naturel qui détruit et renouvelle tout, sans considération pour les individus et leurs ambitions grotesques de singularité. Il reconnaissait théoriquement la sagesse qu'il y aurait eu à renoncer à tout désir propre, à se perdre dans la roue du temps, à se satisfaire de la contemplation du monde… mais il en était incapable. 

 

Un soir, au coin du feu, alors que l'on rejouait pour la deux-cent-trentième fois « Bonne Idée » de Jean-Jacques Goldman – dont Jérémie connaissait l'intro –, Simon prit la parole. S'ils étaient en effet sur un camp E.I. à durée indéterminée, ce dont tous convenaient et s'amusaient, alors quels étaient le thème et la fiction de ce camp ? La question suscita quelques rires, on crut à une blague. Mais comme Simon insistait, parfaitement sérieux, les rires retombèrent. Peu à peu, le silence se fit. Les membres de leur petite assemblée furent progressivement saisis par la gravité du sujet. 

La question se posait, brutale, définitive : que faisaient-ils là ? 

 

On fit un premier tour de table. Des mots-valises furent déballés sur la chaussée. On parla de modes de vie écologique, solidaire et durable. Sauf que voilà, objecta Simon, tout ça n'était qu'un moyen, mais nullement une fin. Et puis quelle était la fiction du camp ? La conversation cahota ainsi jusque tard dans la nuit. 

 

En allant se coucher, Simon ne réussit pas à trouver le sommeil. Une angoisse l'étreignait. Il comprit que le moment de leur première insouciance avait pris fin par sa faute. 

Le ver était dans le fruit. 

Le ver du sens dans le fruit de leur existence. 

 

 

Publié le 15/10/2020


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