16 mars 2020, le choc : le président de la République proclame l’état de confinement pour la France.
Confinés… En l’espace de quelques jours, notre existence a basculé : nos repères, nos habitudes, notre routine, notre rythme infernal mais rassurant se sont écroulés, la forteresse de notre vie que nous croyions immuable s’est révélée n’être qu’un château de cartes, un virus aveugle et conquérant, d’une chiquenaude indifférente, nous a exilés, nous jetant en proie au désarroi et à l’incertitude.
Nous sommes rentrés chez nous. Et, contraints et forcés, nous avons troqué notre orgueilleuse posture de pseudo-acteurs contre l’humble position de spectateurs. Désormais, ayant renoncé à notre course effrénée, nous avons regardé par la fenêtre, nous avons parcouru des yeux les longues rues vides, incroyablement rendues à elles-mêmes, rubans d’asphalte débarrassés de leur carapace de voitures, nous avons pris la mesure du silence que nous avions oublié, nous avons entendu, étonnés, les pépiements des oiseaux, le grincement des roues d’un Caddie, le vrombissement insolite d’un moteur qui se détachait, l’espace d’un instant, sur le silence nouveau, avant de disparaître.
La ville familière, que nous croyions si bien connaître, a subtilement changé de visage : derrière son silence insolite, le long de ses avenues désertes, dans l’air printanier, dans le bleu pur du ciel, se terrait et affleurait la menace. Une menace que beaucoup d’entre nous avaient d’abord essayé de se dissimuler, faisant comme si de rien n’était, sortant à la rencontre d’un printemps si longtemps attendu, mais une menace qui, dans sa logique aveugle et impitoyable, allait rapidement nous forcer à la regarder en face.
Brutalement, à travers un mot encore abstrait, voici que nous faisions connaissance, une connaissance intime, physique, avec une réalité nouvelle et contraignante : d’un seul coup, le confinement, nous privant d’une liberté qui allait de soi, nous faisait passer du dehors au dedans, du mouvement à l’immobilité, de l’activité à la passivité, de la liberté à l’enfermement, de la socialité à la solitude, des certitudes rassurantes aux interrogations inquiètes.
Sidération, étrangeté d’une situation inédite, qui a fait de chacun de nous un étranger à sa propre vie, un exilé en proie au désarroi et à l’incertitude.
Nous nous sommes sentis prisonniers. De nos familles qui grignotaient notre temps et notre espace. De nos maisons, qui se refermaient sur nous. De nos rues qui se refusaient à nous. De la ville qui exhibait sa beauté sans nous. Du printemps qui se passait de nous. Du ciel qui se drapait d’azur et d’or loin au-dessus de nous. De la parole publique qui meublait le silence et masquait, si mal, la solitude. De la polémique qui embrasait le pays quant à la chloroquine, médicament miracle pour les uns, poison potentiel pour les autres. Du téléphone qui creusait notre éloignement.
Nous avons expérimenté la grisaille de la séparation : séparés de nos enfants, séparés de nos amis, séparés de nos voisins, séparés des inconnus que nous croisions, au temps du bonheur et de l’insouciance, sur les trottoirs, au marché, dans les rayons inconscients des magasins.
Nous avons expérimenté la grisaille de la promiscuité : nous étions désormais, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, confrontés au face-à-face avec nos conjoints. Condamnés à nous mettre en quête d’un dialogue que nous avions tous, à plus ou moins grande échelle, perdu, dispersés que nous étions aux quatre coins de l’espace et du temps, égarés que nous étions dans les fausses urgences du shopping ou de la comédie sociale, distraits que nous étions de nous-mêmes et de notre vérité.
Nous avons changé de regard : les oubliés, les petits, les invisibles, les transparents, tous ceux à côté desquels nous passions sans les voir, réduits qu’ils étaient à leur utilité fonctionnelle, comme des machines, voici qu’ils ont pris épaisseur et consistance humaine sous nos yeux habitués, voici que nous les avons reconnus, voici que nous leur avons souri, parlé…
Nous avons reçu de plein fouet, avec stupeur, avec douleur, les mauvaises nouvelles, l’hécatombe, l’engorgement des services de réanimation, croulant sous les vagues incessantes des malades, l’épuisement des personnels soignants, exposés sans protection au virus, mais aussi leur dévouement et la réconfortante solidarité des hôpitaux français et étrangers qui accueillaient des centaines de malades acheminés dans des TGV médicalisés.
Les Juifs, en France comme partout ailleurs, en raison de l’intensité de leur vie communautaire et de la vitalité de leurs échanges, ont été plus que durement touchés et ont payé un tribut particulièrement lourd à la Covid-19 : les rassemblements occasionnés par les offices quotidiens et chabbatiques, les cours et plus que tout les festivités de Pourim ont constitué des facteurs privilégiés de contamination. Très nombreux ont été les malades, parmi lesquels nombre de rabbins et de dirigeants communautaires, beaucoup d’entre eux ont été gravement atteints et placés sous respirateurs artificiels. À Strasbourg, le président du Consistoire a été, parmi les premiers, transféré en service de réanimation et est encore, quatre mois plus tard, hospitalisé. Chacun, bon gré mal gré, est rentré chez soi, les offices ont été supprimés, les minyanim interdits par les autorités rabbiniques, toute vie communautaire, dans un premier temps, interrompue. Un silence pesant, incongru, s’est emparé des synagogues et des locaux communautaires. Et à l’approche de Pessa’h, l’angoisse nous a étreints : comment célébrer la sortie d’Égypte, l’ouverture de la maison des esclaves, le miracle inouï de la libération, lorsque, privés de nos familles, nous nous retrouvons emprisonnés entre les quatre murs de notre solitude ? Les rabbins et les responsables laïcs, soutenus par des figures connues du monde du spectacle ou de l’art, ont alors multiplié les interventions, les encarts publicitaires, les annonces, pour supplier les Juifs de rester chez eux, de demeurer strictement confinés et de ne pas se réunir. La mesure était particulièrement dure pour les personnes âgées, qui redoutaient de passer seules la soirée du séder. C’est alors que des rabbins orthodoxes israéliens, parmi lesquels le rav Abergel et le rav Shaul David Botschko, ont autorisé cette année l’utilisation de l’application Zoom afin de permettre aux isolés de participer au seder avec leur famille et de les arracher à une solitude potentiellement dangereuse pour eux. Cette autorisation, tout à fait nouvelle dans le cadre orthodoxe, a suscité des débats vigoureux, certains la contestant, d’autres apportant leur soutien. Mais elle a été largement validée et massivement utilisée par les communautés.
D’autres débats, relayés sur Internet ou dans la presse juive, ont opposé, parfois à l’intérieur même des communautés, les rabbins qui avaient ordonné la fermeture des mikvaot, les bains rituels, pour cause de pikoua’h nefech, mise en danger, une clause qui suspend ipso facto l’observance de tout commandement, et ceux qui voulaient, malgré tout, les maintenir en fonction, en appliquant des règles de désinfection strictes.
Cependant, la situation inédite et le confinement auxquels nous avons été confrontés ont généré une série de conséquences qui ont modifié profondément et heureusement le visage de la communauté. Nous avons assisté à une triple explosion : explosion de solidarité, explosion de bénévolat, explosion de créativité. Voici que soudain les membres de la communauté, silencieux, passifs, absents ou en tout cas souvent perçus et décrits comme tels, se réveillaient, s’impliquaient, proposaient, faisaient…Voici que, sous la houlette enthousiaste et novatrice d’équipes instantanément « sorties de terre », et venues prêter main-forte aux responsables institutionnels, voici que s’organisaient par Zoom des offices, des cours de guémara ou de paracha, des lectures quotidiennes de Tehilim, les Psaumes, dédiés à la guérison des innombrables malades, mais aussi des « Havdala Parties » musicales, des concerts, mais aussi une écoute et un contact téléphoniques avec les personnes seules. Voici que se créaient des émissions Zoom aussi nombreuses que variées, voici que les contes pour enfants, le sport, la culture, la littérature, l’histoire juive, la cuisine, les cours de langue, les panels de femmes se faisaient une place, et une place de choix, dans les activités proposées à la communauté, voici que naissait et se consolidait un public massivement présent, assidu, intéressé. Le recours à l’application Zoom a également eu d’autres conséquences qui me semblent réjouissantes : l’ostracisme rampant à l’égard des femmes dans les milieux rabbiniques a semblé céder du terrain, puisque, dans l’émission quotidienne « L’invité du rabbinat », ont été sollicitées plusieurs fois des femmes, chose inhabituelle à Strasbourg. Par ailleurs, de par la nature du support de Zoom, s’est trouvée potentiellement cassée la séparation têtue et de plus en plus répandue des hommes et des femmes, puisque celles qui le veulent peuvent entrer incognito dans la « salle » et participer, ni vues ni connues, à un cours de guémara pour hommes. Ce que certaines ne se sont pas privées de faire…
Enfin, d’une certaine manière, c’est la pyramide traditionnelle de l’organisation du pouvoir et de la gouvernance qui a été entamée au cours de cette période, puisque les initiatives sont parties de la base et ont permis cette explosion inédite d’activité et de créativité.
Espérons que cette nouvelle donne, inaugurée dans des circonstances difficiles, perdurera et s’enracinera de façon durable et féconde dans le terreau communautaire.
Publié le 01/11/2020