Déjà dans la Tora, Dieu établit une première alliance avec Noé après un confinement de plusieurs mois dans l’Arche, tandis que la genèse du judaïsme s’amorce par une réclusion nécessaire lors de la dixième plaie : « On prendra de son sang et on teindra les deux poteaux et le linteau des maisons dans lesquelles on le mangera […] Le sang, dont seront teintes les maisons où vous habitez, vous servira de signe : Je reconnaîtrai ce sang et vous épargnerai ; le fléau n’aura pas prise sur vous lorsque Je sévirai sur le pays d’Égypte » (Ex 12,7-13). Se confiner pour se sauver, voici l’annonce faite par la Bible.
Et toute l’histoire du peuple juif sera ainsi émaillée de périodes de réclusion. Le siège de Massada au Ier siècle est, d’abord et avant tout, un choix stratégique. S’enfermer pour mieux résister. De cet isolement naîtront, au fil des temps, des règles et des coutumes :
De l’isolement nécessaire au confinement contraint
Le bas Moyen Âge est une ère sombre pour l’ensemble des communautés juives d’Europe ; mais plus encore pour celles du Midi de la France. Entre le IXe et le XIe siècle, la période pascale contraint les Juifs de Toulouse, de Béziers et de Provence à éviter toute sortie inutile. Dans la première de ces villes, une étrange coutume chrétienne consiste à frapper un Juif pris au hasard dans la rue. La colaphisation – remplacée après 1018 par des leudes et un péage – a pour but de laver l’honneur du Christ, dont les Juifs sont accusés du martyre. Dans la cité biterroise, « où les sages abondent » selon le rabbin-explorateur Benjamin de Tudèle, l’évêque se fend chaque année d’un discours belliqueux le jour des Rameaux, pour inciter les fidèles à venger la mort de leur « Sauveur ». Partout dans la région, les déferlements de violence à l’encontre des Juifs à la veille de la Pâque chrétienne se multiplient et les rabbins invitent leurs ouailles à ne prendre aucun risque et à rester chez eux. Une prière, jadis ajoutée à la liturgie du rite comtadin, rappelle les dures heures vécues par les Juifs de Provence. Resté célèbre jusqu’au début du XXe siècle, le Yom haHesguer (jour de l’enfermement) transcende l’isolement en signe d’élection : « Comme une princesse recluse dans son palais, comme une belle jeune fille qui se dérobe aux regards, elle offre sa prière à Dieu. […] Sois à nos côtés, en cette fête de Printemps, jusqu’à ce que notre esclavage ait pris fin. »
Et, à en croire les situations observées dans le reste de l’Europe, il apparaît clairement que les manifestations de violence se généralisent alors un peu partout au printemps. En Alsace, se développe le Judas verbrenne, une pratique rituelle consistant à « immoler (symboliquement) un Juif par le feu ». Ainsi, durant la « Semaine de Judas » (Judaswoche), les communautés se calfeutrent pour éviter les incidents. Notons que cette tradition se maintiendra jusqu’à l’après-guerre dans de nombreux villages, et jusqu’à récemment encore dans celui d’Hohatzenheim, dans le Bas-Rhin[1].
Le printemps fut également, des siècles durant, une période de confinement chez les crypto-juifs d’Espagne et du Portugal désireux de célébrer la fête de Pessa'h. Et malgré les précautions observées par les communautés marranes, ce sont les odeurs, celle des matsot – ces pains sans levain si distinctifs – comme celle de « l’agneau à la juive », qui scellèrent bien souvent le sort de milliers de conversos entre les XVIe et XVIIe siècles.
Au bas Moyen Âge, de façon générale, les Juifs ne sont autorisés à quitter leurs « quartiers réservés » qu’à des horaires spécifiques. Ces restrictions sont d’autant plus coercitives que le port de signes distinctifs et stigmatisants est devenu obligatoire depuis le concile du Latran IV en 1215. À cette époque, en France, plusieurs centaines de juiveries apparaissent. Et la toponymie rappelle, aujourd’hui encore, l’isolement des communautés d’alors : « rue juive », « juiverie », « jutarié » (à Aix-en-Provence ou Apt), « giudaria » (à Nice), autant de marques d’infamie qui mettent en lumière la condition précaire des Juifs de l’Occident médiéval. En Espagne (juderia, ou call en Catalogne), comme en Italie (aliama, giudecca, ou jureca en Sicile), les injonctions papales d’enfermement sont également suivies. En Provence, les « carrières » sont des lieux d’exclusion et de promiscuité, dans lesquels sont contraints de rentrer à la nuit tombée tous les Juifs de la ville. Au XVIIe siècle, avec la Contre-Réforme, la mesure d’enfermement s’accentuera et rendra le quotidien des habitants souvent très difficile.
Il n’y a qu’à se rendre à Cavaillon dans le Vaucluse, où la « rue Hébraïque » remonte au XVesiècle, pour prendre la pleine mesure de cette promiscuité qui existait bien avant l’apparition du « ghetto[2] » proprement dit.
Un confinement par adaptation ou par souhait de vivre ensemble ?
Un double phénomène historique semble s’être dessiné en Occident, comme en terre d’Islam, au sein des communautés juives. Les persécutions, associées à un « besoin » de vivre les uns près des autres (pour bénéficier d’un minyan, du bain rituel, de l’écolage religieux et de commerces casher…), ont concouru à rapprocher les Juifs et les a conduits à une forme de confinement, sinon matériel, du moins cultuel, voire culturel.
C’est ainsi que sont apparus, assez tôt à l’Époque moderne, les quartiers juifs d’Erzsébetvaros à Buda(pest), de Kazimierz à Cracovie (devenu Oppidum Judaeorum en 1495) ou de Leopoldstadt à Vienne. C’est d’ailleurs dans ce quartier que les Juifs, autorisés à revenir après leur expulsion par l’empereur du Saint-Empire en 1669-1670, se réinstallèrent d’eux-mêmes. Les Juifs y devinrent si nombreux qu’on finit par surnommer le district « île de Matzah ».
Partout, les lieux de « repli identitaire » se sont multipliés après le XVIIIe siècle, comme une manière de parer la marche du temps en une période de sécularisation rapide pour de nombreux Juifs d’Europe.
Mais ces « ghettos volontaires » allaient bientôt devenir des ghettos contraints, avec le retour aux XIXe et XXe siècles des persécutions initiées par des voisins (pogroms d’Odessa, de Kichinev…), puis par les nazis. Nul besoin alors de déplacer les Juifs de Lodz, Bialystok, Lvov, Vitebsk ou encore Vilnius ; il suffit d'entourer les quartiers juifs de barbelés, puis de murs, pour en faire de véritables prisons à ciel ouvert. Le mode de vie communautaire dans des shtetls (« bourgades juives » en yiddish ») simplifiera, d’une certaine façon, le recensement et l’anéantissement des victimes.
Le XXe siècle verra même éclore d’autres types de confinement. Bloqués dans les tranchées de la Grande Guerre[3], les soldats juifs recréeront des micro-sociétés dans l’espoir de retrouver un peu de leurs valeurs séculaires. Durant la Seconde Guerre mondiale, certains prisonniers juifs de l’armée française, « dispensés » de déportation vers l’Est et installés avec leurs compatriotes dans des stalags, se regrouperont pour faire face au quotidien et tiendront même des offices les jours de fête, au vu et au su de leurs geôliers[4]. Toujours pendant la Seconde Guerre mondiale, les familles hébergées dans des « caches » vivront un isolement total, à peine interrompu par des visites de leurs sauveurs ou par l’écoute de la radio. On pensera ici à la vie dans l’Annexe de la famille Frank à Amsterdam.
Et puis, bien sûr, il y aura les camps : l’expérience ultime du confinement, de l’enferment (physique et mental). Et, même là, les déportés s’organiseront, pour maintenir un semblant de traditions, de spiritualité : un texte liturgique, écrit en hébreu dans le camp de concentration de Bergen-Belsen par deux rabbins hollandais pour leurs communautés respectives met en lumière l’adaptation dont le judaïsme a toujours fait preuve, malgré l’enfermement et en dépit des privations :
« Avant de manger du hametz (levain), prononcez ce qui suit : notre Père qui est aux cieux, Tu sais qu’il nous importe de réaliser Ta volonté et de respecter les célébrations de Pessa’h en consommant la matzah et en nous préservant de tout levain. Mais nos cœurs souffrent et la captivité nous en empêche, car nous sommes en danger de mort. Nous nous montrons prêts, par la présente, à satisfaire Tes commandements. ‘Et vous vivrez par eux… et ne mourrez pas à cause d’eux’.»
Ces différents exemples mettent tous en lumière, à leur façon, l’extrême capacité d’adaptation dont ont fait preuve les communautés juives à travers les âges, pour conserver un sentiment de liberté, malgré l’enfermement. Ces périodes de confinement, nécessaires ou contraintes, ont souvent laissé des traces, dans les noms de lieu, comme dans la liturgie et le lexique juifs. Un travail d'ampleur sur la question (notamment dans le domaine halakhique) reste assurément à faire...
[1] Freddy Raphaël et André Boncourt, « Le feu du samedi saint en Alsace », sur http://judaisme.sdv.fr/histoire/antisem/samsaint/ssaint.htm
[2] Le mot « ghetto » - aujourd’hui souvent usité de façon anachronique – ne date que de 1516, avec la décision d’isoler les juifs de Venise dans le quartier insalubre de Cannaregio, ayant jadis accueilli une fonderie ; en italien « ghetto ».
[3] Lire à ce sujet l’article du rabbin Daniel Gottlieb sur le « Lexique de la Guerre de 1914-1918 », http://judaisme.sdv.fr/dialecte/lexique/11novemb.htm
[4] Cf. Delphine Richard, « La captivité en Allemagne des soldats juifs de France pendant la Seconde Guerre mondiale : l’ébauche d’un phénomène diasporique éphémère ? », in Mathilde Monge et Natalia Muchnik (dir.), Fragments d’exils, temporalités, appartenances, n° 31, 2018, p. 65-81.
Publié le 19/11/2020