Le Journaliste – J'ai l'insigne honneur de commencer par vous, monsieur le Professeur. Quelles sont les leçons à tirer de cette crise ?
L'Expert – Il va de soi, comme nous l'avons toujours dit, que (…) Je retiendrai sept points essentiels (…).
Le Journaliste – Je vous remercie, mais cette crise, vous ne l'avez pas vue venir ?
L'Expert – Nous n'avons pas été écoutés. (…) Forts de cette expérience, nous savons désormais que (…) les experts faire leur travail.
L'Imprévisible – Et si vous aviez trop été écoutés et qu'en fait vous n'aviez rien su prévoir ?
L'Expert – Quelle impertinence !
Claquement de porte qui, par commodité, sera notre seule didascalie.
Le Journaliste – Hum, je me tourne à présent vers vous pour vous demander si tout peut être planifié.
L'Intellectuel-juif-de-France – Le grand, le très grand Maïmonide n'a-t-il pas dit jadis que (…) et, si vous me le permettez, je citerai le grand, l'immense Wittgenstein : « Nous ne pouvons inférer les événements de l'avenir des événements présents. La croyance au rapport de cause à effet est la superstition[1]. » « Toujours prêts ? » Non, jamais ! Parce qu'on ne saurait véritablement se préparer à l'imprévisible et que si on le pouvait, il ne s'agirait plus, alors, d'imprévisible[2].
Le Journaliste – Et vous, monsieur le Rabbin, qu'en pensez-vous ? Peut-on se préparer à tout ?
le rabbin – Fort heureusement, ce n'est pas ce qui est attendu de nous, plongés que nous sommes dans l'opacité du maintenant. Dans l'épais brouillard de l'immédiateté, il est un homme qui nous indique une lueur. Il a su, du plus profond de la nuit, faire naître le jour dans sa clarté. Sortant des évidences rassérénantes, il s'est montré capable de voir, d'aujourd'hui discerner ce demain qui advient, de donner un sens à hier. Il avait prévu la montée en puissance de Vespasien[3], a vu s'effondrer la réalité rassurante du Temple de Jérusalem. Son présent est notre passé et notre présent ce futur qu'il a forgé. Rabban Yo'hanan ben Zakkaï est ce personnage hors-norme, qui a su déjouer les funestes pronostics en plantant les germes de la continuité.
Dans un monde en crise où tout cheminement semble sans issue, écoutons-le interroger ses éminents disciples[4].
Il leur dit : sortez et voyez quelle est la bonne voie à laquelle l'homme doit s'attacher.
[…]
Rabbi Chimon dit : celui qui voit le nolad.
Rabbi Eleazar dit : le bon cœur.
Il leur dit : je vois les propos d'El'azar fils de 'Arakh de vos propos ; les siens incluent les vôtres.
Le Journaliste – Qu'est-ce que le nolad, qu'il s'agit, selon rabbi Chimon, de voir pour être sur la bonne voie ?
le rabbin – Le radical auquel ce passif se rattache est YaLaD, naître. Et les grammairiens se feront un plaisir de mettre en évidence l'ambiguïté propre à ce verbe ainsi conjugué en hébreu. Nolad désigne tout autant l'accompli que l'inaccompli et vient donc à signifier déjà né ou à naître. D'après rabbi Chimon, la bonne voie consisterait-elle à lire notre réalité pour y déceler ce qui s'y trouve déjà en puissance et qui fera notre demain ? Ou alors conviendrait-il, plutôt, de dépasser l'actuel pour se projeter dans un futur qui reste à naître ?
Le Journaliste – Pré-voir, est-ce voir en avance ou déjà voir maintenant ce qui est devant[5]?
L'Imprévisible – Par-delà la réponse d'un maître de la Michna à son propre maître, non retenue comme conclusive par ce dernier, il est avant tout question ici de la définition même de la sagesse. « Qui est sage ? », énonce le Talmud (Tamid p.32a) : « c'est celui qui voit le nolad ! »
De prime abord, le terme nolad, dans son acception halakhique, se réfère à ce qui n'est pas encore totalement là mais qui se devine en puissance. Voir le nolad, ce serait percevoir l'eau dans le glaçon, la cendre dans le bois[6] ou encore découvrir, dans le morceau de viande, les os dont se délecteront les chiens[7]. Être capable de voir le nolad, ce serait déjà tenir compte du lait encore dans la vache, de rendre présent l'œuf en la poule[8]. Pourtant, le nolad ne devient pleinement signifiant qu’une fois qu’il est, en acte, et celui qui s'interdirait de tirer profit des noladim[9], son vœu concernerait les gens déjà nés.
Et cette bivalence, explique rabbi Moché Schreiber, le 'Hatam Sofer (1762-1839), est voulue et indiquée par rabbi Chimon[10].
Qui est sage ? Le 'Hatam Sofer constate que la réponse n'est pas « celui qui voit l'avenir », mais « celui qui voit le nolad »[11]. La futurologie dans son versant catastrophiste est l’apanage des simples, des esprits paresseux[12]. Le sage, lui, est celui qui perçoit dans le passé l'annonce de l'avenir. Adam, l'homme auquel se réfère rabbi Chimon, lit, dans ses effets ultérieurs, l'action présente[13]. L'enjeu : lire dans le présent à la fois ce qui s'y trouve et ce qui y naîtra. Car la naissance s'annonce. La sagesse est de percevoir les phénomènes dans leur gestation.
Le Journaliste – Cette voie est sage, indubitablement. Mais en quoi est-elle bonne, en quoi est-elle la bonne voie à laquelle il convient de s'attacher ? Et, surtout, en quoi peut-elle être affaire de cœur, comme l'affirme sentencieusement le Maître ?
L'Imprévisible – Pour avancer, avec cette question, face à elle, reformulons-la en termes existentiels : puis-je me voir comme nolad, à savoir, selon la direction que nous a montrée le 'Hatam Sofer, tout à la fois déjà ici et en projet, ad-venu et à-venir ? Laissons les psychologues philosopher sur l'annihilation de l'être que le très combatif Baden-Powell a inscrite dans ce qui est devenu la devise des scouts[14] et intéressons-nous à ce que devient mon présent dès lors que je me trouve sur le chemin indiqué par rabbi Chimon.
Le Journaliste – Toujours prêt : toujours présent à moi-même, donc au monde ? Est-ce là la sagesse ultime ?
L'Intellectuel-juif-de-France – Toujours présent ? Pénible oxymore, si l'on conçoit que le présent n'est qu'un jamais, coincé entre ce qui a été et ce qui sera, inexistant dans le langage biblique qui interdit formellement à l'homme de faire suivre le « je » du « suis ».
Afin de prendre la mesure de cette donnée tellement massive qu'elle échappe forcément à l'analyse commune, tant la sidération face à l'actualité nous place sur un autre chemin qui détache l'homme du lui-même, osons le détour par le grand, l'inégalé Hegel.
Reprenant l'analyse d'Aristote[15], il caractérise le présent comme « limite ». Ce présent, qui se distingue de l'évanescent jetzt,…
L'Imprévisible – … est le lieu du nolad, ce qui est né, ce qui naîtra.
L'Intellectuel-juif-de-France – Oui, c'est cela même. Gegenwart[16]: impossible de se sentir naître, venant ici à l'instant présent. On ne voit que ce qui est né, on ne devine que ce qui naîtra. Hegel s'en sortira par une de ses habiles pirouettes pour faire émerger le temps du l'étant-là (daseinde), qui se manifeste dans son propre dépassement[17]. Mais cela n'est plus que théorie et éloigne l'homme de lui-même, car il ne saurait déjà être son propre dépassement, appelé qu'il est à devenir.
L'Imprévisible – Vous insinuez que la seule voie qui permette à l'homme d'être au présent, de répondre « présent » est précisément de voir le nolad, de se voir comme nolad, dans les deux sens, les deux directions ouvertes par le 'Hatam Sofer ?
L'Intellectuel-juif-de-France – Exactement.
le rabbin – C'est bien cela.
L'Imprévisible – Tenterait-il, notre bonhomme, de court-circuiter cette sagesse qu'il serait englouti par l'Histoire qui de nos jours se teinte de présentisme[18] et prend la forme de ces articles, qui, à peine publiés, sont déjà engloutis dans les poubelles du Web et forment l'essentiel de ce qui se nomme aujourd'hui journalisme[19].
Le Journaliste – Vous avez déjà fait fuir l'Expert. Voilà qu'à présent vous m'insultez…
L'Imprévisible – Rien ici n'est personnel. Ou plutôt tout l'est tellement que votre qualité de journaliste en devient insignifiante.
L'Intellectuel-juif-de-France – Voyons, voyons… Ne nous laissons pas distraire. Le grand, l'illustre Walter Benjamin ne nous invitait-il pas à « découvrir dans l'analyse du moindre mouvement particulier le cristal du devenir dans sa totalité[20] » ?
L'Imprévisible – Sans doute…
le rabbin – Voir le nolad ? Rabbi Youdan précise que ce verbe désigne la vision de loin. Rabbi Pin'has, quant à lui, le rattache à la vision de près[21].
L'Intellectuel-juif-de-France – Il n'y a pas forcément ici de contradiction, si l'on se souvient de la définition que le très grand Walter Benjamin donne de l'aura : « Une singulière trame d'espace et de temps, l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il[22]. »
L'Imprévisible – Le voilà peut-être notre nolad, qui permettra à l'homme de se rattacher à une voie : la conscience que l'absolument Lointain est en fait le plus proche qui se puisse concevoir, que c'est Lui qui génère, qui engendre. Et que ce qu'Il désire, c'est le cœur[23]…
le rabbin – Hé, mais vous me piquez mes répliques !
L'Intellectuel-juif-de-France – Il faudra dépasser la vision naïve d'une histoire qui se déroule dans notre tête, dont on pourrait pénétrer les arcanes par la contemplation neutre et intellectuelle, pour pleinement s'engager dans un regard sur le monde (…)
L'Imprévisible – Le cœur, sensible au nolad, pourra alors réinvestir l'être et l'arracher à la bêtise. Et rabban Yo'hanan ben Zakkaï, voyant dans les propos de rabbi Chimon leur propre nolad, nous rappelle que la confrontation à l'imprévisible n'est pas une fin en soi. Elle ne peut qu'être invitation à retrouver, dans un geste réflexif, sa propre centralité, à viser l'essentiel, c'est-à-dire le cœur, afin de l'améliorer.
le rabbin – Mes amis, vous allez vite en besogne. Qui est sage ? Ben Zoma nous offre une réponse a priori différente[24] : « celui qui apprend de tout Adam ». La voilà, la définition de la sagesse, pas besoin de nous perdre avec cette histoire de nolad. (…) Levinas (…) Le visage (…) « Tu aimeras ton prochain… », j'insiste sur ce mot.
L'Imprévisible – Adam, l’humain auquel il est demandé de s’attacher à la voie bonne, qui diffère possiblement de la voie droite[25], parce que la première peut exiger sinuosité et contorsions, tandis que la seconde va droit au but. La sagesse première, nous confirme Ben Zoma, c’est d’apprendre de l’homme, de tout homme.
L'Intellectuel-juif-de-France – Bien dit !
L'Imprévisible – Merci. Lorsque le regard se détache de l’humaine réalité, qu’il transforme le monde en chiffres, le devenir en algorithmes, lorsque l’homme s’y perd quelque part entre le pangolin et le virus, alors il n’est plus en position d’apprentissage. Ayant délaissé la sagesse, il n’est plus en mesure d’appréhender le nolad, dont il peut penser, à tort, ainsi avoir neutralisé la charge. Or le nolad finit par réapparaître. Dans le deuil, dans l’angoisse mais aussi dans l’émerveillement ou le cri de l’enfant. Les analyses, les articles, les messages postés à tout vent tentent de conjurer son retour. Mais l’imprévisible, qui n’est que l’autre nom du trop prévisible, est là, tapi dans nos confortables habitudes. Il est, lui, toujours près[26]. Alors, autant s’y confronter un jour ou l’autre.
Oui, c’est dans le présent fugitif, insaisissable que l’imprévisibilité est la plus totale. Tout s’y rejoue à chaque moment. Serai-je à la hauteur ou non ? Quel Adam serai-je et que m’apprendra-t-il de moi ? Trouverai-je la force de me rendre présent au présent ?
Le Journaliste – Vous êtes d'accord ?
le rabbin – Oui, mais il convient de préciser (…)
L'Intellectuel-juif-de-France – C’est là, dans le présent, que je renais constamment à moi-même, là où le nolad n’est pas que passé ou projection, mais qu’il est, pleinement, dans les atermoiements de ma conscience, souvent au-delà ou en deçà du verbalisable. Dans la fulgurance de l’instant, qu’est-ce qui me permettrait de me réaliser sans fauter contre mon être ? Ramassé en ce point limite, je ne peux plus, par la fuite prospective, échapper à moi-même.
le rabbin – Comment, dans ce présent, me préserverais-je ? Comment en sortirais-je indemne, sachant que la crise, omniprésente, me tétanise ? Même la sagesse, intelligence du devenir dont rabbi Chimon fait l’éloge, ne me sauverait pas, si pour m’orienter dans ce présent que nous tentons constamment de fuir, Tu ne me créais pas un cœur pur[27], l’extrayant de son propre passé, des séquelles qui le marquent depuis le plus jeune âge[28].
Le Journaliste – Vous parlez comme un rabbin…
le rabbin – Je sais, merci, on me le fait souvent remarquer. Il n'empêche que chercher constamment cette voie, s’y attacher, c’est là la démarche essentielle, proclame rabban Yo’hanan ben Zakkaï.
L'Imprévisible – Tous les autres sentiers ressemblent à des impasses. On pourra doctement analyser les réaction des uns et des autres à telle catastrophe, se placer au plus près de l’événement ou préférer un prétentieux surplomb, disserter sur les causes et les effets. Face à l’exigence du Maître, tout cela ne serait que pitoyable pis-aller.
le rabbin – Oui, la lucidité impose la modestie et la modestie la prière. En ce lieu qui les condense tous, en cet instant suspendu, se dévoile le chantier où se fait l’homme. Dans le travail sur soi et sur le monde, s’entend un appel à Celui qui se révèle aussi en l’homme…
L'Intellectuel-juif-de-France – … tout homme dès lors qu’il est pris comme objet auratique. Là, dans l’intersubjectivité, l’homme, se confrontant au nolad, se sait ailleurs que les pangolins et les virus.
L'Imprévisible – Dans ce présent où s’annule le flux du temps pour qu’enfin l’homme puisse se regarder, Hegel n’est qu’un théoricien et rabban Yo’hanan un Maître.
le rabbin – « Ne dédaigne pas l’Adam, ne te laisse pas dériver vers la chose, car il n’est d’Adam qui n’ait son heure, ni de chose qui n’ait sa place[29]. »
En ce point, où l’homme trouve sa place et la chose son lieu, le cœur peut être bon et l’attachement non feint. Dans ce présent, et nulle part ailleurs, se recherchera l’authentique sagesse.
L'Imprévisible – Une chose est sûre et certaine : tout n’est pas planifiable ; nous connaîtrons encore des crises. Les lire avec l’intelligence du cœur, celle par laquelle l’homme apprend à être homme, voilà ce qui nous est demandé. Et ce travail, lui, exige une perpétuelle préparation.
Le Journaliste qui n'est autre que L'Intellectuel-juif-de-France, lui-même un tantinet rabbin en ses heures perdues et parfoisExpert quoiqu'Imprévisible (comme cette chute, à moins que vous ne l'ayez vue venir) – Au boulot…
[1] Ludwig Wittgenstein. Tractatus logico-philosophicus, 5.1361.
[2] Cette lapalissade concerne l'individu comme la collectivité ; mais, pour différentes raisons, le premier, qui se sait vulnérable, a tendance à croire que, dès lors que s'appliquent la loi des grands nombres, la statistique agirait comme un réconfortant parapluie qui le mettrait à l'abri de toute intempérie.
[3] Guittin p.56.
[4] Avot, 2, 13.
[5] Être prêt, dans les langues issues du latin (praesto), se rapproche d'être près. Prae, qui a donné en français un très commun préfixe, renvoie à avant, devant.
[6] Choul’han Aroukh, Ora'h 'Haïm, 498, 15.
[7] Voir Michna Beroura, 495,7.
[8] Première michna de Beitsa et guémara afférente.
[9] Michna Nedarim, 3, 9.
[10] 'Hatam Sofer sur Guittin 56a, sur Nedarim 30b, sur parachat Kora'h.
[11] 'Hatam Sofer sur Guittin 56a et sur Nedarim 30b.
[12] 'Hatam Sofer sur Guittin 56a.
[13] Voir Drachat Ktav Sofer, 2, p. 91.
[14] Baden-Powell Robert, Scouting for Boys. Londres, Windsor House, 1908, pp. 331-332. « BE PREPARED to die for your country […] »
[15] Aristote, Physique, Livre 4.
[16] Alexandre Koyré (« Hegel à Iéna », Études d’histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard (Tel), réédition 1995, p. 167, note de bas de page) note que « le terme allemand Gegen-wart exprime une opposition, une contrariété que le terme "présent" n'exprime pas. »
[17] Georg WF Hegel, Gesammelte Werke, 8, 11.
[18] Voir François Hartog. Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps. Paris, éd. du Seuil, 2003.
[19] Le journal n'est-il pas, étymologiquement, ce qui dure un jour ?
[20] Walter Benjamin. Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages. Paris, éd. Cerf, 1989, p. 477.
[21] Eikha Rabba, 5,2.
[22] Walter Benjamin. L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique (première version, 1935). In : Œuvres III, Paris, éd. Gallimard, 2000, p. 75.
[23] Sanhedrin p.106b.
[24] Avot 4,1
[25] Avot 2,9.
[26] Voir note 7.
[27] Psaumes 51, 12.
[28] Genèse 8, 21
[29] Avot 4,3.
Publié le 11/11/2020