Claude Birman, l’imprévu est-il prévisible ?
Rien n’est plus prévisible, en un sens, que l’imprévu. Car « l’homme ne sait pas ce qui sera », dit Qohéleth. Il peut y avoir de l’imprévu à tout moment, à chaque tournant, comme on dit, du petit et du grand. Les hommes l’oublient sans cesse évidemment, car comment vivre autrement ? N’y a-t-il pas un cours ordinaire des choses naturelles, et humaines, une ronde des saisons, depuis « l’Alliance de Noé » ? On ne peut pas vivre sur le « qui-vive » en permanence, même si selon Leibniz la vie est par essence « inquiétude », et non quiétude des morts. C’est que la vie heureuse exige la fameuse « tranqulliitas » spinoziste, faite de sérénité et d’amitié, de joie et de concorde.
Pour le meilleur comme pour le pire, on peut donc aussi dire chaque jour : « rien de nouveau sous le soleil », et « ce qui a été, c’est cela qui sera ». L’imprévu trouble donc ce cours ordinaire des choses, par des accidents redoutés ou des événements espérés, attendus quoique imprévisibles. Car « le possible n’est que l’ombre du réel », selon Bergson, le réel échappant sans cesse par sa nouveauté, sa réalité justement, aux effets définis d’un état antérieur, auquel la prévision voudrait le réduire. Tout abri demeure donc précaire, si précautionneux soit-il, comme l’inachevable Terrier de Kafka, parabole par excellence de « l’infirmité de la nature humaine », selon le mot de Descartes. Mais cette vulnérabilité liée à notre finitude, en crainte d’accidents, est aussi une disponibilité à d’heureux événements. Il faudrait donc s’attendre à tout, et à être surpris du fait que ce qu’on craignait ou espérait advienne. Car c’est la condition humaine.
La multiplicité des occurrences peut donc être ramenée à la dualité, d’une part, de l’oppression et de la mort, qui surviennent comme le retour de Mordor dans le Seigneur des Anneaux, menaçant de dévastation la Comté insouciante et hédoniste des Hobbits ; et d’autre part, celle de la liberté et du renouvellement de la vie. On l’aura compris : il s’agit de la Guerre et de la Paix, selon le titre lumineux de Tolstoï. Car la guerre à chaque fois surprend, n’étant pas là l’instant d’avant son commencement. Le premier Festival de Cannes était fin prêt pour le 1er septembre 1939... Et la paix, source de tout bien, n’est pas l’absence de guerre, mais une plénitude rare, « une vertu positive », selon le beau mot de Spinoza.
Cette « prévisibilité de l’imprévu » s’applique-t-elle également, selon vous, à la Shoah et à la création de l’État d’Israël ?
Comme il y a un paroxysme de la guerre, qui est le génocide et l’extermination, il y en a un de la paix, qui est la résurrection d’un peuple opprimé jusqu’à sa dispersion bimillénaire. Rousseau écrit dans ses Fragments sur la Guerre et la Paix, qu’un prince tue pour faire la guerre, mais ne fait pas la guerre pour tuer. Il n’avait pas prévu la Shoah. Mais qui aurait pu la prévoir ? Dans sa radicalité et ses moyens nouveaux et démesurés, elle était bien imprévisible. Et pourtant le risque de persécutions atroces était prévisible, surtout rétrospectivement, et certains esprits lucides les ont vues venir, comme Heine et Péguy, quoique sans pouvoir en anticiper la radicalité. Celle-ci, les SS eux-mêmes ne l’ont sans doute découverte qu’au fur et à mesure, alors qu’ils l’inventaient.
Concernant Israël, certes Herzl a, parmi d’autres, suffisamment pressenti, en son temps, à la fois les dangers extrêmes de l’émancipation des Juifs d’Europe, et les chances nouvelles de la renaissance de l’État juif, pour passer aux actes. Cet État, il le voyait, en 1900, naître « dans cinquante ans ». Comme Gordin, en 1944, alors caché en Auvergne, l’annonça, « pour dans cinq ans ». Mais quand Ben Gourion le proclama le 14 mai 1948, sur le conseil de Léon Blum, de René Cassin et de Pierre Mendès France, qu’il était venu consulter tous les trois en France, et à une voix de majorité du parlement du Yichouv, il survint tout de même comme imprévisible, car l’existence actuelle d’une chose est tout autre que son anticipation idéale.
L’indépendance de l’État d’Israël a donc été proclamée juste trois ans après la capitulation du IIIe Reich. Comme l’extermination, redoutée depuis plus de deux mille ans, dans la lettre de l’Exode, des Psaumes et du Livre d’Esther, cet événement heureux était attendu depuis la destruction du Temple de Jérusalem par les Romains. Bien qu’anticipées de très loin, l’une et l’autre de ces occurrences majeures du siècle dernier restaient pourtant imprévisibles, jusqu’à ce qu’elles adviennent effectivement. Comme la mort et la vie. Car même si chacun s’attend par habitude, selon Hume, à la tombée de la nuit et au lever du jour, qu’ils se produisent réellement est à chaque fois imprévisible. Même prévu de loin, le réel surprend toujours, au point qu’il est difficile, quoique nécessaire, d’en prendre conscience, même après coup, et d’en « réaliser » la présence et les vastes conséquences : comme nous le rappelle encore aujourd’hui la persistance de la négation de la Shoah, et de la délégitimation de l’État d’Israël. « On n’est jamais assez optimiste, parce qu’on s’enferme dans le temps présent », écrivit Léon Blum en 1943, à Buchenwald. Il convient donc de s’attendre à tout, et d’agir, d’une part pour parer aux accidents malheureux et tâcher de les contrer, et de l’autre pour hâter et développer les événements heureux.
Publié le 29/10/2020