Boris Cyrulnik, nous avons traversé une crise sanitaire internationale. Comment continuer à vivre sereinement après cela ? Quels seront les effets durables de cette crise, selon vous ?
Tout d’abord, je ne parle pas de crise, pour ma part, mais de catastrophe. Le mot « crise », en médecine, renvoie notamment à la crise d’épilepsie durant laquelle la personne interrompt son activité, fait une crise – par exemple en convulsant – puis reprend ce qu’elle était en train de faire. Or rien ne repartira « comme avant », dans ce que nous avons vécu avec le coronavirus et il faut donc parler de « catastrophe ». Ce mot vient du grec et signifie « coupure » (kata) et « tournant » (strophê). Il y a un avant et un après. La situation a été catastrophique au plan sanitaire – il y a eu des morts et des malades, des services hospitaliers très éprouvés – mais aussi au niveau économique : la situation dans les transports, l’industrie, etc. fut chaotique sans parler du chômage que cette pandémie a entraîné et de la dette énorme à laquelle il faudra faire face. On sait aussi les drames psychologiques, les dépressions et autres troubles psychiques que cette catastrophe a provoqués.
Par ailleurs, le confinement a étonnamment déclenché une prise de conscience écologique incroyable qui nous invite à prendre nos responsabilités. La nature a retrouvé ses droits – on a vu Venise avec de l’eau verte ! – et le virus nous a fait apercevoir ce qu’un virage écologique pourrait permettre. Pendant cette période, des personnes souffrant d’asthme ou de problèmes respiratoires chroniques (pas celles hélas atteintes par le virus) ont vu leur santé nettement améliorée. C’est maintenant qu’il faut prendre les décisions qui s’imposent en matière d’écologie.
Bref, pour le pire comme pour le meilleur, cette situation a été un tournant et une coupure.
Pour vous répondre à propos de l’avenir, tout dépendra de ce qui sera décidé, notamment à l’échelle politique. Cette période a permis de mettre nettement en lumière deux grandes priorités politiques dont il faut se saisir :
- Tout d’abord l’éducation. Ce que nous avons vécu montre plus que jamais toute l’attention qu’il faut accorder à la jeunesse, de la petite enfance préverbale aux adolescents. Concernant les 18-25 ans, nos sociétés – à la différence de ce qui se fait en Europe du Nord, aux États-Unis, en Suède ou en Israël – manquent cruellement de structures intermédiaires (comme les Éclaireurs !) permettant de passer de l’enfance à la vie d’adulte sans trop de difficultés via des formes d’engagements (de type associatif), la possibilité d’une année sabbatique post-bac et celle de concilier études et « petits boulots ». Le président Macron m’a demandé un rapport sur ces questions-là et j’y travaille.
- Ensuite la santé et le système de soins. Des années durant, on a diminué les moyens alloués à la santé. On a vu le résultat. La pandémie mondiale a souligné les failles de nos systèmes de santé et le rôle clé de tous les soignants.
Il faut faire de ces deux axes, oubliés, voire sabordés durant des années, nos nouvelles priorités.
Tout au long de votre œuvre, vous avez popularisé la notion de résilience, la capacité à « faire quelque chose » de sa souffrance. Dans ce numéro de L’éclaireur, nous questionnons notre capacité à faire face à l’imprévu. Peut-on, en amont d’une crise toujours possible, cultiver les moyens de faire face avec plus de force, le moment venu, à l’imprévu, voire à l’inédit ?
Vous avez bien raison de vous intéresser à l’imprévu car c’est la seule chose que l’on peut prévoir à coup sûr !
La résilience repose sur trois facteurs qui protègent au moment d’un traumatisme :
Des facteurs biologiques.
Des facteurs intellectuels et éducationnels, c’est-à-dire des résultats scolaires satisfaisants pour apprendre un métier.
Et enfin des facteurs sociaux – une famille présente et des amis – et des aptitudes langagières.
En grande partie, la résilience repose donc sur un travail préalable au trauma, elle ne tombe pas du ciel. Si l’on prend l’exemple de la pandémie, ceux qui ont bénéficié de ces facteurs de protection ont pu supporter plus aisément le confinement et les difficultés liées. Au contraire, ceux qui ont évolué au sein de familles dysfonctionnelles, qui sont désocialisés ou qui n’ont que peu de facilités scolaires ou pas de métier ont été bien plus fragilisés. Et cela va coûter très cher à la société.
Vous voyez donc qu’on peut se rendre résilient. C’est une démarche individuelle ou familiale mais également une question qui engage toute la société.
Vous avez souvent raconté les événements de votre enfance et l’influence qu’ils ont pu avoir sur votre intérêt pour la psychiatrie et sur vos travaux ultérieurs sur la résilience. Pensez-vous, plus généralement, que l’histoire et la tradition juives sont porteuses de ressources particulières en matière de résilience ?
Je connais mal la religion juive mais je crois savoir qu’on y enseigne quelque chose de très proche de ce dont je parle à propos de résilience.
Si l’on parle plus généralement du peuple juif, il ne fait aucun doute que c’est un peuple résilient. Et cela passe par deux choses :
Le soutien. Au sein du peuple juif et des différentes communautés juives, l’entraide est vive et c’est un facteur décisif dans la résilience. Il existe un nombre incroyable d’associations sociales ou éducatives, de clubs, de groupes d’études juives, etc. Ce sont des groupes structurants où l’on trouve du soutien et où l’on donne de son temps et de sa personne. C’est fondamental pour faire face à des situations dramatiques.
Le sens. On a besoin de donner du sens aux événements, même les plus douloureux. Or les Juifs ont une passion de la narration, du récit (comme le récit biblique qui donne un sens à la vie, à la destinée collective et individuelle, les commémorations du calendrier juif et des fêtes, etc.). Le sens, ce sont aussi les rêves communs, qui concernent aussi bien les croyants que les autres, et qui contribuent à la résilience dont fait montre le peuple juif hier comme aujourd’hui.
Avez-vous un dernier mot à adresser aux plus jeunes de nos lecteurs ? Engagez-vous ! Participez à des actions et à des réflexions au sein de groupes ou d’associations. C’est ainsi qu’on se prépare à surmonter n’importe quelle difficulté et que l’on se remet de catastrophes comme celle que nous avons traversée.
Publié le 25/10/2020