Numéro 9 - Retour au sommaire

La bague du roi Salomon

Ecrit par Karen Allali - Commissaire Générale des EEIF

« Pour le bien toujours prêts ! »

Cette devise des Éclaireurs israélites s’inspire de celle de Baden-Powell, l’inventeur du scoutisme. Elle invite à se rendre disponible, à s’engager. Mais, en anglais, le Be prepared ! fait davantage ressortir l’autre dimension de la posture attendue : la préparation nécessaire pour être à la hauteur de l’engagement qu’on a pris. 

Mais tout n’est pas prévisible. Et la question est donc : peut-on se préparer à l’imprévu ? Peut-on être « face au mal, toujours prêt » ? 

Dans les numéros précédents de L’éclaireur, nous avons souvent insisté sur l’audace dont la tradition juive est porteuse en matière d’exégèse, sa familiarité avec l’idée de nouveauté (‘hidouch), sa méfiance à l’égard des idoles et des idéologies figées. Ce goût pour l’imprévu – qui rappelle l’étonnement des Hébreux quand la manne (qui en hébreu veut dire « qu’est-ce ? », man hou ?) tomba dans le désert pour la première fois – a surtout été pensé dans des situations où l’inconfort et la nouveauté étaient intellectuels. Dans quelle mesure la littérature et l’histoire juives offrent-elles une ressource pour penser l’imprévu quand ce dernier ébranle douloureusement les conditions habituelles de l’existence ? 

 

Mauvaises surprises

Il est toujours difficile de faire face à l’imprévu, qu’il soit plaisant ou pénible. Raison pour laquelle, expliquent les textes, on ne doit pas s’adresser à quelqu’un sans l’avoir préalablement interpellé. Dieu lui-même ne s’adresse à Adam, Caïn ou Moïse qu’après les avoir appelés pour ne pas les choquer par une parole prononcée d’une façon abrupte et trop soudaine[1]. Les punitions divines comme les événements heureux (la sortie d’Égypte, la révélation du Sinaï, etc.) sont tous annoncés en amont et les Hébreux sont invités à chaque fois à s’y préparer d’une façon très précise. Pour le meilleur comme pour le pire, le peuple s’entend dire : « Prépare-toi à la rencontre de ton Dieu, Ô Israël ! » (Amos 4,12).

Parmi les nombreuses règles de savoir-vivre qu’il édicte, le Talmud recommande de s’annoncer à l’autre, en toquant à la porte, par exemple, pour ne pas l’effrayer. C’est pourquoi le vêtement du grand prêtre (comme celui du rouleau de la Tora aujourd’hui encore) était orné de clochettes qui annonçaient son arrivée. Le Talmud (traité Nida, p.16b) classe, parmi les gens que « Dieu n’aime pas », ceux qui rentrent chez eux à l’improviste (pitom) ou qui pénètrent chez les gens sans s’annoncer. Le Talmud (traité Kétoubot, p.62b) raconte qu’un grand sage, rabbi ‘Hanina, rentra chez lui soudainement après une absence de douze ans provoquant la mort de sa femme, choquée de le revoir sans s’y être préparée.

 

La roue tourne !

Voilà pour ce qui est entre nos mains.

Mais que faire quand l’inattendu se présente malgré nous ?

On raconte que le roi Salomon, le plus sage des hommes, possédait une bague qu’il portait constamment et sur laquelle était gravée la formule suivante : « Cela aussi, ça passera » (gam zé yaavor). Dans les moments heureux, il se souvenait que toute joie est éphémère. Et dans les épreuves, il gardait espoir en se souvenant que la roue tourne, comme le symbolise la forme même de la bague. Idée que l’on retrouve dans les rituels juifs de deuil où l’on consomme des œufs, des lentilles, des olives ou, dans les communautés d’Europe de l’Est, des petits pains ronds dont la circularité semble dire : les peines suivent les joies et les joies suivent les peines. Tout finit par passer, ce dont témoigne le mot tikva, « espoir », cher à la tradition juive et à la culture israélienne, qui dérive de kav, la « ligne » ou « la limite », qui circonscrit toute épreuve dans un espace-temps qui finira par être dépassé (le mot « Hébreu », ivri, renvoyant justement à cette capacité de dépassement, en l’occurrence des épreuves de la vie).

Le Talmud enseigne qu’on doit garder espoir « même au moment où l’épée est sur notre nuque ». Non pas dans une logique de déni – car l’issue n’est jamais garantie – mais comme une injonction morale à se battre jusqu’au bout car on ne sait jamais si nos efforts, même s’ils semblent illusoires, ne vont pas contribuer d’une façon ou d’une autre à nous tirer d’affaire. Dans Éclaireurs – non pas la revue que vous tenez entre vos mains mais le manuel écrit par Baden-Powell –, celui-ci raconte à ses jeunes scouts l’histoire suivante : « Un jour en se promenant, deux grenouilles arrivèrent auprès d'une jatte de crème et en voulant regarder à l'intérieur elles y tombèrent toutes deux. L'une d'elles alors s'écria : “Voici une espèce d'eau que je ne connais pas. Comment pourrais-je nager dans un tel liquide ? Cela ne vaut point la peine d'essayer ? “ C'est ainsi qu'elle se laissa couler au fond de la jatte et s'y noya, faute de courage et d'énergie. L'autre, au contraire, se débattit dans la crème, elle se mit à nager vigoureusement et toutes les fois qu'elle sentait qu'elle allait couler, elle luttait avec plus de courage pour se maintenir à la surface. À la fin, juste au moment où à bout de forces elle allait abandonner la partie, une chose curieuse arriva : grâce au travail obstiné du persévérant animal, la crème se trouva transformée en beurre, de sorte que tout à coup la grenouille se vit en sûreté au sommet d'une belle motte jaune. Imitez la grenouille tenace, lorsque votre situation vous paraîtra difficile, efforcez-vous de sourire, chantonnez au-dedans de vous et vous triompherez des situations adverses. »

 

« Cela aussi sera pour le bien » !

Plus encore, la tradition juive semble nous inviter à développer en amont de toute crise potentielle une compétence précise : celle qui consiste à voir en tout événement, dès qu’il advient, quelque chose de potentiellement positif. On songe tout d’abord à l’invite talmudique : gam zou létova ! (« Cela aussi sera pour le bien »). Optimisme juif et vertu de l’espoir face à l’adversité. Mais qu’il faut surtout entendre ici comme une compétence, qui peut donc faire l’objet d’une acquisition précédant le moment où elle devra être mobilisée. De quoi s’agit-il ? Le Talmud (traité Bérakhot, p.60a) fait reposer son enseignement en la matière sur une anecdote à propos de rabbi Akiba : ce dernier était en voyage. « Arrivant dans une certaine ville, il demanda à être hébergé. Mais personne ne lui offrit le gîte. Il se dit : “Tout ce qui m’arrive, c’est pour le bien“. Il alla dormir dans les champs avec son coq (qui lui servait de réveil), son âne et sa lanterne. Le vent souffla et éteignit sa lanterne. Un chat vint et dévora son coq. Un lion vint et dévora l’âne. Il dit : “Tout ce qui m’arrive sera pour le bien. “ Cette même nuit, l’armée (romaine) attaqua la ville. »  Et Rachi précise : « Si la lanterne avait été allumée, les soldats l’auraient remarquée. De même si l’âne avait brait ou le coq chanté, rabbi Akiba aurait été capturé ».

En portant un jugement hâtif sur les premiers événements relatés (l’absence de place dans l’auberge, la mort du coq, etc.), nous aurions cru le sage victime d’une malchance acharnée. Mais si l’on prend du recul sur les événements et qu’on « attend la suite », il en va autrement. On notera qu’il ne s’agit pas nécessairement d’une foi en la providence divine (du style : « les voies de Dieu sont impénétrables »). En effet, on ne dit pas « tout est bien » ; la formule araméenne est dynamique. La lettre lamed qui précède le mot « bien » (létova) signifie : « apprentissage ». Nous devons activement transformer l’épreuve en occasion d’apprendre quelque chose, ce qui ne signifie pas que toute situation est positive a priori ou orchestrée par Dieu[2].

Dans le rouleau de la Tora, il y a entre les différentes parachiot (sections) et à l’intérieur de chacune d’entre elles des retours à la ligne ou des espaces entre les différents moments du récit. Ces « respirations » donnent à la narration un rythme précis. Mais les commentateurs ont remarqué que, de manière tout à fait exceptionnelle, un passage du livre de la Genèse, la paracha vayétsé, constitue un bloc compact : les versets se suivent sans la moindre coupure ni le moindre retour à la ligne. C’est ce que l’on appelle une paracha « fermée » (stouma). Plusieurs explications ont été données pour justifier cette présentation atypique[3]. Rabbi ‘Haïm Touitou (1912-1986, rabbin tunisien) propose l’explication suivante : le lecteur de la Tora serait tenté de s’inquiéter du sort de Jacob, ce juste menacé de mort par son frère et obligé de quitter sa terre natale. Ce n’est qu’à l’issue de la parachaque l’on prend conscience du fait que d’un mal peut parfois sortir un bien car cette fuite donnera finalementl’occasion au patriarche de rencontrer Rachel et Léa, de construire sa famille et d’être à l’origine du peuple d’Israël. En ne marquant aucune pause entre la malheureuse fuite de Jacob et son retour comblé, la Tora viendrait nous apprendre à ne pas porter de jugement trop hâtif sur les événements : Patience ! Il faut attendre la suite du récit pour voir comment une situation en apparence désastreuse peut être paradoxalement à l’origine d’un événement salutaire ou du moins positif.

 

La figure de Joseph

Le personnage biblique de Joseph incarne une telle disposition d’esprit. Avant même que l’imprévu se présente, il porte en lui – est-ce un don ou une compétence acquise durant son enfance mouvementée ? – la capacité d’affronter l’inédit en y cherchant d’entrée de jeu ce qui pourra l’enrichir, le renforcer, le faire grandir. 

La vie de Joseph oscille entre des moments d’ascension et des chutes (il est le fils préféré de son père mais ses frères le violentent, il est vendu aux Égyptiens mais il devient le second de Putiphar, il est scandaleusement accusé de viol et envoyé en prison mais cet épisode fera de lui l’interprète des songes du Pharaon puis son vice-roi, etc.).

Comment fait-il ? Pour le comprendre, prenons l’exemple de son séjour en prison. La geôle dans laquelle il est enfermé (confiné ?) est appelée en hébreu beth hasohar. C’est la première occurrence de cette expression dans le récit biblique, ce qui invite les commentateurs à s’intéresser à l’étymologie du terme. Na’hmanide[4] donne à ce propos une explication éclairante, puisque, selon lui, le mot sohar est à rapprocher de l’araméen sihara, « lune » (qui éclaire la nuit), ou encore de l’hébreu tsohar, « fenêtre », voire même de zohar, « clarté ». Autrement dit, pour la conscience hébraïque, la prison est ce lieu où, malgré la captivité, la lumière de l’espoir est toujours présente. Même au fond du cachot, la lumière qui pénètre dans l’espace clos donne de l’espoir à Joseph qui ne doute pas que, le moment venu, il retrouvera sa liberté. Dans la plupart des langues, l’étymologie du mot prison (du verbe « prendre », par exemple, pour le français) renvoie à l’idée d’enfermement. Mais en hébreu biblique, c’est la possibilité d’une issue positive à une situation douloureuse qui est mise en avant. Leçon récurrente de la tradition juive : garder espoir en toute circonstance.

À ceci s’ajoute chez Joseph une autre compétence : la capacité à prévoir les événements, à en repérer les signes avant-coureurs. « Qui est sage ? Celui qui voit ce qui advient (roé èt hanolad) », enseignent les rabbins (Tamid p.32a). Quand il interprète les songes, notamment ceux du pharaon, Joseph prévoit et prévient l’avenir. Sa sagesse le conduit à anticiper les années de vaches maigres et à permettre à l’Égypte tout entière de se préparer à la famine et à la surmonter. Plus tard, les prophètes bibliques annonceront la tournure possible des événements afin d’éviter le pire. 

Chez Joseph, la préparation à des crises éventuelles est aussi morale. Ses convictions, fruits d’une réceptivité sans faille à la parole parentale, sont assez solides pour que, face à l’adversité ou à la tentation (comme dans l’épisode de la femme de Putiphar), il puisse s’appuyer sur ses valeurs sans défaillir.  

Joseph incarne donc une sagesse précieuse qui lui permet de faire face à l’imprévu : d’une part, il l’anticipe et s’y prépare. D’autre part, son optimisme lucide lui permet, au cœur même de la tourmente, de conserver l’espoir et d’apprendre de toute situation.

 

Terminons par une blague juive populaire[5] qui formule autrement ce que j’ai voulu dire : les plus grands experts en astrophysique et en climatologie annoncent que, d’ici deux mois, la planète sera entièrement inondée et recouverte par les eaux. C’est une catastrophe pour l’humanité tout entière. Les dirigeants de l’ensemble des pays décrètent le libre accès et la gratuité des ressources et des services pour permettre aux hommes de profiter pleinement des derniers jours ici-bas. Les chefs religieux chrétiens, musulmans, et bouddhistes appellent à la prière, au jeûne et au repentir dans l’espoir d’obtenir la protection divine. Par ailleurs, on rassure les foules en insistant sur la vanité de l’existence terrestre comparée à la vie dans l’au-delà qui attend les milliards de victimes de ce nouveau déluge… Quant à lui, le conseil rabbinique mondial, regroupant les différents courants du judaïsme, se réunit sans tarder et déclare : « Il n’y a pas de temps à perdre. Nous disposons de tout juste deux mois pour apprendre à vivre sous l’eau ! » 

[1] Voir par exemple Rachi sur Genèse 3,9 ; Genèse 4,9 ou Lévitique 1,1.

[2] La notion de providence divine est complexe et beaucoup de théologiens considèrent que, depuis la fin des temps bibliques, Dieu est « en retrait », sa gardant d’intervenir directement dans les affaires humaines.

[3] Rabbi Yaakov ben Acher (1270-1340, surnommé le Baal haTourim) explique cette particularité de manière astucieuse : Jacob a quitté la maison de ses parents dans le plus grand secret, à l’insu d’Esaü. Le caractère « fermé » du texte qui conte sa secrète fuite constitue comme un « voile » qui témoigne de cette discrétion.

[4] Rabbi Moché ben Na’hman (1194-1270). Rabbin et médecin espagnol, également surnommé Ramban.

[5] Racontée par Jérémie Haddad dans son éditorial du n°3 de L’éclaireur.

Publié le 12/10/2020


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