Marc-Alain Ouaknin, travailler sur les mots, est-ce la façon juive de se confronter aux maux ?
Oui ! Sans aucun doute et l’épisode du Déluge nous invite à penser dans cette direction.
Noé a échappé à la catastrophe du Déluge – paradigme de toutes les difficultés humaines – en construisant une arche dont la Tora nous donne les dimensions : 30 x 300 x 40 coudées. Comme le remarque le fondateur du hassidisme, le Baal Chem Tov (le maître du bon « nom », justement !), le mot תֵּבָה, téva, « arche », désigne également un « mot ». Quant aux valeurs numériques de dimensions de cette arche-mot, elles correspondent aux lettres lamed, chin, noun qui forment le mot לשן lachon, « langage ». Ce que je comprends de la manière suivante : c’est en entrant dans un « mot » que l’humanité a été sauvée ! C’est en entrant dans le mot et dans tous les mots qui constituent une langue, lachon, que Noé et sa famille, et donc l’humanité, furent sauvés du déluge ! C’est par la littérature que l’humanité a été sauvée et pourra toujours être sauvée ! On peut faire face à une catastrophe en redonnant aux mots toute leur valeur, en les interrogeant. Ils sont l’arche qui nous permet de faire face au monde. D’ailleurs, un synonyme de téva est מִילָה mila (« mot ») qui se traduit également par : « être face à ».
« À quoi bon des poètes en temps de détresse ? », demandait Hölderlin. Eh bien les poètes, les jongleurs de mots, sont nos sauveurs ! Le recours et le retour au langage, celui de la poésie ou de la littérature, sont notre viatique en période de crise. Parler, échanger verbalement, exprimer ce que nous traverserons, c’est essentiel pour éviter l’effondrement !
משבר
CRISE
Alors parlons ! Et parlons de la crise, des crises en général.
« Crise » se dit machber, mot construit sur la racineשבר qui veut dire « couper », « briser ».
Par exemple, l’une des séries de la sonnerie du shofar de Roch Hachana, faite de sons saccadés, se dit chévarim.
Outre le sens premier, cette racine peut aussi signifier « contracter une alliance » ou encore « interprétation ». Celle d’un rêve, par exemple (comme dans le songe de Gédéon dans le livre des Juges, chap. 7). Dans l’interprétation des rêves telle que le Talmud la conçoit, on « brise » le rêve puisqu’on l’ouvre comme une lettre cachetée qu’on veut lire. On fait « sortir du sens ». Or il se trouve que, dans la Bible, machber signifie aussi la « matrice » d’où l’enfant va sortir. La crise est comme une gestation puis un accouchement, avec ses douleurs et l’avènement de quelque chose de nouveau. Comme le dit Erich Fromm, « vivre, c’est naître à chaque instant ».
Chévèr signifie aussi la nourriture, le blé que les enfants d’Israël sont venus chercher en Égypte au temps de la famine (Genèse 42, 1). Enfin, séver (qui s’écrit sin bèt rèch) veut dire « penser », « examiner », « considérer », « trier », « choisir », « avoir l’esprit critique ». (On retrouve ce sens dans le mot svara, puis sover en hébreu… et ce mot, séver, veut aussi dire « espoir » !)
Je résume : toute crise est un moment de rupture et d’espoir propice à une réflexion critique qui permet de renaître en interprétant les événements. Un beau programme !
בידוד
CONFINEMENT
Dans nos esprits, la crise est associée au confinement que nous a imposé la pandémie du coronavirus…
Nous avons en effet vécu une étrange période de confinement. Selon les dictionnaires français, ce mot a une connotation négative (enfermement, confinement du malade, du détenu, etc.). Toutefois, l’origine médiévale renvoie au « confin », la frontière, le bout du champ, c’est-à-dire le lien (con-, du latin cum, « avec ») avec le champ du voisin. Durant ce confinement, on a souvent, paradoxalement, découvert nos propres voisins. Le confinement a donné l’occasion de se soucier des personnes géographiquement proches mais qui étaient paradoxalement socialement lointaines et auxquelles nous nous sommes tout à coup ouverts. Étonnamment, le confinement c’est la rencontre avec le voisin ! La fin de mon lieu propre, le début de celui de l’autre.
Ce que je viens de faire (en passant du sens premier d’un mot à un sens plus poussé) consiste – comme Dieu le demande à Noé en l’invitant à prévoir une lucarne dans son arche – à faire une « ouverture » dans le mot pour puiser dans ses racines de quoi nous éclairer.
En hébreu, « confinement » se dit בידוד bidoud. Il y a ici l’idée d’isolement (badad, « seul », « isolé »). On remarque que la valeur numérique de ce mot, 26, est la même que celle du nom divin (le tétragramme), ce qui nous permet d’augurer que de bonnes choses se cachent derrière ce mot (pourtant a priori négatif). Je vous propose un peu de spéléologie linguistique inspirée du « Livre des racines » (Séfer hachorachim) de rabbi David Kimhi, grand maître de Narbonne au Moyen Âge. Selon lui, badad vient de בד bad qui veut dire : « partie » (comme dans Exode 30, 34 : « d’une partie comme de l’autre », bad bévad). Mais ce mot possède un sens originel : « le lin ». À l’origine de tous les mots, il y a, semble-t-il, des choses très concrètes. Ce lin (qui a donné le mot « linge »), utilisé par exemple dans les habits des cohanim (prêtres), servait communément à fabriquer les vêtements à l’époque d’Abraham. Le vêtement protège, isole (« habit » donnera « habitation », ce qui entoure et protège). D’ailleurs, le lin servait, en Mésopotamie ou en Égypte, à isoler les maisons. Allons encore plus loin : le mot bad est composé d’un beth, qui veut dire « maison », et d’un daleth, qui veut dire « porte ». Autrement dit, l’isolement chez soi ne se conçoit que s’il y a une porte. Qui se ferme et qui s’ouvre. Vers le voisin ou l’étranger, comme nous l’avons dit. Le confinement est à la fois isolation/protection et ouverture sur l’autre. La solitude (où l’on est seul avec soi), explique Hannah Arendt, ce n’est pas la « désolation » (quand notre propre moi nous abandonne). C’est la relation à l’autre qui fait que le moi subsiste, que la solitude ne vire justement pas à la « désolation ». Dans un autre registre, notez que de façon étonnante, en anglais, confinement signifie « accouchement », preuve, s’il en faut, qu’il y a des confinements féconds !
דבר
ÉPIDEMIE
Le confinement, pour nous, c’est surtout celui qui fut lié à la pandémie. Comment dit-on « épidémie » en hébreu ?
En grec, epidemos (épi, « à travers », démos, « peuple » ou « pays »), c’est l’idée de « ce qui se répand dans un endroit donné ». En hébreu, le mot auquel on songe spontanément, c’est מגפה maguéfa (qui a donné virus, נגיף naguif). Dans la Bible (Exode 21, 22), cette racine est associée à la brutalité (« heurter quelqu’un ») ou à la punition (comme dans les plaies d’Égypte, cf. Exode 12, 23). Mais il s’agit de frappes ponctuelles qui n’ont rien d’épidémiques ! L’hébreu moderne n’a visiblement pas fait le bon choix pour désigner l’épidémie !
Selon moi, le mot qui conviendrait c’est דבר déver, qu’on traduit par « peste », cette dernière étant pour la Bible le paradigme même de l’épidémie.
On songe notamment à l’épidémie évoquée comme punition quand fut transgressé l’interdit biblique de dénombrer le peuple (II Samuel 24), faute qui revient à considérer la somme globale des individus et non leur individualité. La tradition juive se méfie plus que tout de la perte de la singularité de chacun, caché derrière un numéro. C’est pourquoi les recensements se font, selon la Tora, par l’intermédiaire d’une somme d’argent, un demi-sicle (c’est-à-dire quelque chose d’incomplet qui oblige à penser à la relation à l’autre, l’autre demi-sicle). La peste, qui touche tout le monde indifféremment, rappelle précisément de ne pas tomber dans le piège de l’indifférenciation.
Le mot déver a une racine qui renvoie tout à la fois à la parole et à l’objet (la chose, l’affaire) : davar. Plus étonnant et de la même origine, dovra, « radeau ». C’est en radeaux qu’on achemina le bois nécessaire à la construction du temple de Salomon (cf. I Rois 5). Autre mot de la même racine, dover, « pâturage » au sens de « prendre le chemin vers le lieu où les bêtes vont paître » (transhumance). La même racine donne aussi dvora, « l’abeille » qui butine d’une fleur à l’autre. On sait aussi que les abeilles ont un langage extrêmement sophistiqué pour communiquer (transmission des informations) entre elles.
Le point commun de tous ces mots provenant de la même racine que déver, « peste », est donc la communication, le mouvement, le trajet. Aller d’un endroit à l’autre ! Par l’air pour les abeilles, par l’eau pour les radeaux, par la terre pour les bêtes, par le feu du souffle qu’est le langage, par le feu de la forge qui fabrique les objets que les hommes vont s’échanger. L’air, l’eau, la terre, le feu, les quatre éléments dans lesquels les Anciens inscrivaient toute réalité du monde !
La peste se répand. L’épidémie c’est le versant douloureux du mouvement. Philosophiquement c’est rappeler que le monde ne se réduit pas en « objectif » et « subjectif » mais qu’il y a aussi le « trajectif », les relations et les mouvements entre tous les éléments qui constituent un monde ! (Cf. Augustin Berque, Ecoumène, éd. Belin, 2000.)
לא נודע
INCONNU
Dans ce numéro de L’éclaireur, nous nous intéressons justement à notre capacité à faire face à l’inconnu. Que nous apprend l’hébreu à ce sujet ?
En français (avec le préfixe in-), comme en latin ou en grec (a-gnostos, avec le alpha privatif), l’inconnu se définit comme l’absence de connaissance. Le mot « inconnu » est en lui-même inconnu ! L’hébreu n’échappe pas à la règle puisque l’inconnu se dit lo noda (avec le lo de la négation). Ceci nous conduit à rappeler que l’inconnu nous oblige à accepter que tout n’est pas prévisible, modélisable, etc.
Comme l’explique Claude Romano dans L’événement et le monde (éd. PUF, 1998), il ne faut pas confondre origine et causalité. Il y a un nombre infini de causes à tel ou tel événement. Il est donc plus sage de parler d’origine, c’est-à-dire d’une multiplicité inépuisable de causes. Sans cela, le risque est grand d’identifier des causes erronées (qui peuvent devenir des boucs émissaires) à un événement et d’accepter que la causalité demeure pour nous inconnue et inaccessible. C’est cette même modestie qui est exigée dans la « connaissance » du divin, à jamais inconnu pour nous. Or si ce caractère insaisissable peut inquiéter, il est en même temps très rassurant puisqu’il nous dit que rien n’est jamais joué, que tout reste ouvert !
Cette prudence vis-à-vis de la causalité était et reste d’autant plus urgente à penser dans cette crise de la Covid-19, c’est ce qui, je pense, a empêché tout débordement et risque de désignation de bouc émissaire comme ce fut souvent le cas dans l’histoire, en particulier en temps d’épidémie. L’antisémitisme virulent est passé par là !
חדש
NOUVEAU
De l’inconnu, nous passons au « nouveau », qui en est une manifestation. Que pouvez-vous nous dire de la notion de nouveauté ?
‘Hadach veut dire « nouveau ». On trouve dans la Bible un autre sens : celui de « mois », ‘hodech, « la nouvelle lune », puisque le calendrier juif est en partie lunaire, le mois commençant au renouveau de la Lune. Par métonymie, ce mot a fini par désigner la Lune elle-même. En grec et en latin, « lune » et « mois » se disent également de la même façon. On retrouve encore cela en anglais (moon/month) et aussi en allemand Mond/Monat. De façon surprenante, la racine latine nouveau/mois a donné le mot « âme », « esprit », mens, comme si notre essence profonde était intimement liée à l’idée de nouveauté. Nous devenons ce que nous sommes au contact du nouveau et nous changeons nous-mêmes sans cesse. Vous ne serez pas surpris que certains considèrent que le mot « homme », au sens d’humain – man, mensh – vienne, dans les langues indo-européennes, de la même origine que ce qui désigne aussi les facultés men-tales. « Renouvellement », « lune », « mois », « homme », « pensée » : tout cela viendrait de racines communes. Le propre de l’homme se fonde dans cette épreuve de la nouveauté !
Dans la pensée juive, la nouveauté est surtout « renouveau », ‘hidouch, notamment le renouveau du sens dans l’interprétation des textes et renouvellement de soi qui l’accompagne. « Je me renouvelle, donc je suis », pourrait dire la pensée juive. Ou plus précisément encore pour paraphraser Descartes : je doute, je lis, je pense, j’interprète, je renouvelle le sens, donc je suis !
Le Talmud (traité ‘Haguiga 3b) raconte qu’un maître croise deux de ses disciples et leur demande ce qu’ils ont appris de nouveau aujourd’hui à l’académie. Les élèves prétendent n’avoir rien appris de neuf en l’absence du maître. « Impossible ! » répond ce dernier èn beth midrash belo ‘hidouch : « il n’existe pas de maison d’étude sans renouvellement du sens ! (sans ‘hidouch !) » Bien entendu, pour que ce renouveau ait lieu, il faut qu’il y ait rencontre avec l’autre, dialogue, confrontation des intelligences. L’occasion de vous donner un ‘hidouch, justement. J’ai découvert que l’un des anagrammes de ‘hidouch était dou-sia’h (ח י ש-דו), le dialogue. C’est beau, n’est-ce pas ! Pour moi, la découverte d’un ‘hidouch me donne toujours l’envie de danser et je pense à ma mère qui m’avait fait faire de la danse classique quand j’étais jeune – je sais, cela ne se voit plus –, et dès qu’un ‘hidouch pointe le bout de son nez, je dis qu’il faut acheter une paire de Repetto ! (Désolé pour la publicité…) En général pour un grand hidouch, j’achète tout le magasin, que je fais ouvrir même la nuit ou les jours fériés !
מקווה
ESPOIR
Face au nouveau, à l’inconnu, à l’imprévu ou à l’inquiétant, il faut donc garder espoir. Pouvez-vous nous parler de cette dimension centrale de la tradition juive ?
Partons à nouveau du mot français, dont l’étymologie latine est sperare qui signifie « considérer quelque chose comme devant se réaliser ». Le sens originel de ce mot n’avait pas de connotation forcément positive : on s’attend à ce que quelque chose de plaisant ou de fâcheux arrive. Le sens négatif a disparu peu à peu mais n’oublions pas que les anciens mots avaient souvent cette ambivalence.
En hébreu, l’espoir/l’attente correspondent à la racine qav, קו. La première occurrence de cette racine que cite rabbi David Kimhi (Psaumes 37, 9) parle d’espoir placé en Dieu. Dieu est aussi qualifié « d’espoir d’Israël », miqvé Israël (Jérémie 14,9). Fondé sur cette racine… on retrouve aussi le mot tikva, « espérance » (Job 7,6).
Cette racine possède un autre sens, comme le rappelle rabbi David Kimhi : miqvé c’est un rassemblement de choses ou de personnes, comme ce rassemblement d’eau qu’est le miqvé (« bain rituel ») et qui purifie puisqu’il nous fait entrer dans l’espérance. Or il n’y a de purification qu’après un éloignement, de son propre être, de la communauté, de Dieu, puis retrouvailles avec la communauté, Dieu, ou soi-même.
Au moment de la Création du monde, Dieu fait converger (yiqavou) les eaux pour faire émerger la terre sèche (Genèse 1, 9). La terre n’est habitable que parce que les eaux ont été rassemblées en un espace limité. Quelle leçon ! Il n’y a d’espoir que dans le désir partagé de se rassembler. Contrairement au latin ou au grec, le mot hébraïque qui dit l’espoir n’a qu’une connotation positive. Les prophètes parlent de la convergence (miqvé) future de tous les peuples à Jérusalem, chacun conservant ses différences (Jérémie 3, 17).
Troisième sens : qav c’est aussi le « cordeau de mesure » (Jérémie 31,39), la circonférence, la corde, le fil (Josué 2,18). Autrement dit, tout ce qui nous permet de nous hisser et de nous tirer d’affaire. « L’espérance a l’âme d’une corde ! » écrit Erri De Luca dans Alzaia en commentant un verset de Zacharie (9,12). La corde, d’où vient l’espoir, c’est ce qui tire (d’affaire), qui nous ramène (comme le fil d’Ariane), et nous permet de nouer des liens.
Quatrième sens : la ligne. Comme la ligne d’écriture : on écrit « ligne après ligne » (Isaïe 28, 10). Petit à petit. Lentoaimait à dire Nietzsche ! L’espoir est fait de patience, de travail, d’effort. Avec les autres. Voilà tout ce que nous dit l’hébreu : l’espoir est retrouvaille, il hisse et sauve, construit la patience et le temps, et il ouvre au plaisir du partage dans le monde commun des autres hommes.
Merci beaucoup pour cet entretien et ces enseignements.
Publié le 06/10/2020