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« Lève-toi devant une tête blanche », conte talmudique

Ecrit par Sonia Sarah Lipsyc - Dramaturge et fondatrice de Ora-Connaissance du judaïsme (Montréal)

Hynda la jeune Bédouine, courut après sa chèvre qui avait l’habitude de gambader et qui, cette fois-ci, s’était aventurée dans un coin perdu des montagnes de Judée. Elle avait même eu l’audace d’avancer jusqu’à une grotte qu’Hynda n’avait jamais explorée. Quelle ne fut pas sa surprise de la voir brouter… des bouts de papier près d’une jarre découverte. Hynda lui arracha des dents les restes de ces pages, poussa la chèvre et regarda de quoi il s’agissait. Elle reconnut tout de suite des caractères hébraïques. Elle vit également qu’il y avait encore une soixantaine d’autres jarres, en chargea quelques-unes sur la chèvre et retourna dans sa tente. Que devait-elle faire ? Vendre ce qu’elle pressentait être un trésor à un antiquaire ? Elle jugea plus loyal de les apporter à son amie Judith qui habitait dans les restes d’une caravane non loin de chez elle. « Je n’arrive pas à y croire », dit cette dernière en feuilletant les folios, c’est un exemplaire de notre Talmud dans une édition du siècle dernier !!! Béni soit l’Éternel qui nous a fait vivre jusqu’à ce moment-ci », s’exclama-t-elle. « Et ces pages déchirées, dit-elle après avoir saisi les vestiges que lui tendit Hynda, si je lis bien ce qui est écrit en haut du feuillet, semblent être celles du traité Kiddouchin 32b et passim. C’est extraordinaire, ajouta-t-elle en regardant tous les livres car il n’existe plus aucun exemplaire de notre Talmud depuis l’Effacement. »

Judith n’avait pas besoin d’épiloguer, elle et Hynda savaient très bien ce qui s’était passé, il y avait plus de deux cents ans. Les humains avaient épuisé les richesses naturelles et pollué la Terre, les océans et les cieux. Les algues roses avaient fait fondre toutes les neiges et la Terre s’était ratatinée comme un abricot sec. Catastrophes, famines et maladies avaient décimé l’humanité mais tout s’était emballé à partir de 2020 avec cette pandémie mondiale et ce virus mutant. Celui-ci avait révélé à quel point les sociétés et gouvernements avaient fait peu cas de la santé. Il avait manqué de tout partout, de places dans les hôpitaux, de respirateurs, de médicaments, de masques et de personnel soignant. Car, à valoriser le profit au détriment des salaires des aides-soignants ou infirmiers, il n’y avait plus grand-monde sur le terrain. D’abord ce fut les personnes âgées de 120 ans à 65 ans qu’on laissa mourir et comme l’épidémie se propageait encore, par ordre décroissant, on ne soigna plus que les moins de 30 ans. Il y eut une mutation génétique, depuis lors, les êtres humains ne vivaient pas plus âgés que ça. Cependant, toujours habités par le souci de la transmission de l’héritage de la Révélation au mont Sinaï, les Juifs avaient décidé d’apprendre par cœur tous les traités talmudiques. Tous et toutes gardaient en mémoire un bout. Ensemble, ils faisaient un Talmud. 

« Je n’arrive pas à tout déchiffrer, dit Judith, il vaut mieux aller de suite dans la tribu Kiddouchin. » En effet, il y avait soixante-trois tribus équivalentes au nombre de traités talmudiques connus dont chaque membre avait appris quelques folios. Les plus importantes en nombre était les tribus BérakhotChabbat et Baba Batra, la plus petite Yadaïm. Rachi et Tossafot, les commentaires étant des sous-tribus. Mais il y avait aussi d’autres cohortes, tel le Midrash Berechit Rabba, certaines étaient plus imposantes comme le Tikouné Hazohar, le Michné Torah ou le Choul’han Aroukh. Ensemble, ils constituaient le peuple d’Israël. 

Bien sûr, il y avait toujours des excentriques qui avaient appris par cœur des textes plus contemporains, mais néanmoins classiques comme On Being a Jewish Feminist de Susannah Heschel ou, dans un autre genre, un livre « extérieur » devenu inutile : Comment savoir monter un meuble Ikea les yeux fermés avec ses doigts de pied. Ils faisaient tous partie du peuple juif parce que c’est comme ça.

 « Viens avec moi, nous allons demander une convocation de la tribu de Kiddouchin et des tribus des autres traités que tu as apportés Bérakhot et Houlin » dit Judith. 

– Et toi, qui es-tu quand tu n’es pas seulement Judith ?, demanda curieuse Hynda à son amie.

– Je suis de la tribu Chabbat à partir de la page 88a, lui c’est Mena’ hot 29b, dit-elle en croisant Menahem pour qui elle avait un petit faible.

– Et Saskia, Yunkle et Freha, déclina Hynda, qui connaissait les potes de son amie ?

– Dans l’ordre : Niddah 30b, Baba Metsia 59a et Sanhedrin 98a.

Aussitôt dit aussitôt fait. Toutes les trois tribus étaient là.

La page 32b et passim de Kiddouchin étaient incarnées par Nadja, Uriel, Esther, Gabriel et Yaël qui déclamèrent à voix haute les passages déchirés qui avaient survécu aux dents féroces de la chèvre.

– « Devant une tête blanche lève-toi et respecte le vieillard, tu craindras ton Dieu, je suis l’Éternel » est-il écrit dans la Tora, Lévitique 19, 32 commença l’un d’entre eux.

– C’est quoi une tête blanche ? demanda une petite fille dans l’assistance.

– C’est quoi un vieillard ? s’exclama un petit garçon.

C’étaient exactement les questions que se posaient d’autres sages dans le Talmud mais pas pour les mêmes raisons. En 2222 on n’avait jamais vu un poil ou un cheveu blancs, alors que dans l’Antiquité on vénérait les personnes âgées. Enfin, je crois.

– Si l’un équivaut à l’autre : tête blanche et vieillard, pourquoi le verset se répète-t-il ?, questionna un adolescent.

Tous et toutes dodelinèrent de la tête car ils savaient que la Tora ne se répétait pas en vain.

– « Un vieillard c’est celui qui ne peut se déchausser en se tenant sur un pied », dit quelqu’un de la tribu Houlin dont le surnom était page 24b.

– Oui mais est-ce que ça suffit ?, répliquèrent les cinq autres qui exposèrent à tour de rôle la discussion talmudique au point que leurs voix se confondaient. 

– Doit-on respecter toute personne en vertu de son âge ? Ou de sa sagesse ? En effet, ZaKeN, vieux en hébreu, est un genre d’acrostiche de ZéKaNa : celui (ou celle) qui acquiert, sous-entendu de la hokhma, de la sagesse. Donc, l’on peut être jeune et sage.

– Pour les uns, il faut se lever devant une personne âgée, peu importe sa sagesse mais à condition qu’elle ne soit pas impie. C’est l’avis de Tana Kama, c'est-à-dire les premiers docteurs de la loi qui pensent aussi qu’il n’y a pas d’obligation de se lever devant un jeune sage.  

– Rabbi Yossi Haglili acquiesce sur le fait qu’il ne faut pas se lever devant un vieillard impie mais que l’on peut, oui, s’incliner devant un sage quel que soit son âge !

– Rabbi Issi Ben Yehouda est d’accord avec lui sur le second point mais pas sur le premier et se lèverait devant une personne âgée même si elle était impie.

– Quant à rabbi Yohanan, il se levait devant toutes les personnes âgées disant à leur sujet : « Tellement de choses leur sont arrivées. »

Hynda assistait pour la première fois à une séance d’étude. Elle était impressionnée. 

C’est à ce moment-là que quelqu’un exprima tout haut ce que tout le monde pensait tout bas. « Mais comment pratiquer ce commandement maintenant qu’il n’y a plus de personnes âgées ? » Ils le savaient, mais d’être face à face avec la réalité de ces pages les attrista. Tous se revêtirent de cendres et pleurèrent.

Voix intérieure de l’auteure : C’est trop « dark », non ? Tu ne veux pas changer ta fin ? Réponse à la voix intérieure : tu as raison. Alors voilà…

Ils désignèrent les plus âgés parmi eux et un miracle se produisit comme autrefois avec rabbi Elazar Ben Azaria qui, flippant d’être nommé chef du Sanhedrin alors qu’il avait à peine 18 ans, pria pour avoir des cheveux blancs en une nuit. Les têtes des plus anciens devinrent chenues (c’est du vieux français que l’on ne rencontre pratiquement plus que dans les traductions de la Bible et que je recycle ici). Toutes sauf une dont les cheveux devinrent rouges et on se demande encore pourquoi.

C’était un 15 du mois d’Av, « autrefois d’autres tribus s’étaient réconciliées ce jour-là », dit la page de Taanit 30b, une intruse qui passait par là. Il faut dire que la nouvelle avait commencé à se propager et que toutes les tribus aux alentours, HagigaHorayotMakot, rappliquaient. 

Ils étaient très heureux. D’une part d’étudier ensemble, ce qu’ils faisaient quand même régulièrement, et aussi d’avoir trouvé ces pages dans la jarre. Ils comparèrent d’ailleurs leurs versions orales aux pages et, à peu de choses près, oh des broutilles, tout correspondait. Ils pressentaient qu’il en serait ainsi pour tous les 2947 folios du Talmud. Pour les commentaires, on décida de prendre son temps.

Tout Israël était très reconnaissant à Hynda. Comment la récompenser ? Et sa chèvre ? Ils décidèrent à tour de rôle de l’aider dans ses pâturages. C’est comme ça que l’on dit pour les chèvres ? De la sorte, Hynda avait plus de temps, en fait toute sa vie, pour s’adonner à sa passion, le lancer du marteau. 

Ils décidèrent de convier toutes les tribus et sous-tribus d’Israël, depuis le fleuve de l’Égypte jusqu’à Tyr et de la mer bien au-delà du Jourdain pour un grand rassemblement à Soukot à Jérusalem. Ils se réunirent devant le mur occidental. Comment toutes et tous ont-ils pu tenir dans cet espace ?! « C’est un autre miracle », dit la page de la tribu Guittin 57a… mais ça c’est une autre histoire. 

 

Casting des sources :

L’idée d’apprendre par cœur un livre comme un acte de survie est empruntée à Fahrenheit 451 de Ray Bradbury que j’ai découvert au travers du film de Truffaut. Je ne m’en lasse pas et je l’ai déjà utilisée dans ma pièce Salomon Mikhoëls ou le testament d’un acteur juif (éd. du Cerf) dans laquelle des acteurs se réunissaient pour jouer tout le répertoire du théâtre yiddish, un soir de pleine lune.

Chabbat 88a, Mena’hot 29b, Niddah 30b, Baba Metsia 59a et Sanhedrin 98a, c’est le top 5 de mes passages talmudiques préférés pour des raisons que je dévoilerai ultérieurement (ou pas).

La cérémonie du grand rassemblement, hakel à Jérusalem pour la lecture de la Tora durant la fête de Soukot tous les sept ans, est prescrite dans Deut. 31,10-13.

 

Publié le 27/09/2020


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