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État de crise talmudique et écriture inachevée

Ecrit par Gabriel Abensour - Enseignant et cofondateur du Beit Hamidrash Ta-Shma

L’état de crise est ce qui décrit au mieux les premiers siècles de l’ère talmudique, profondément secoués par une succession de chamboulements religieux, sociaux et politiques. La Judée est occupée, le peuple juif est en proie à de multiples divisions internes. Rome a détruit Jérusalem et le Temple en l’an 70. La révolte de Bar Kokhba un demi-siècle plus tard se termine dans le sang et l’exil, obligeant les survivants à intérioriser le fait que cette crise est là pour durer. 

            Bien que le Talmud n’ait pas de vocation historique, il a conservé la trace de ces événements. On y discute la chute de Jérusalem, on critique les dissensions internes et les tentations païennes, et parfois les sages polémiquent entre eux, notamment autour de la figure controversée de Bar Kokhba. Mais la trace la plus profonde de cet état de crise est le Talmud lui-même, qui, de son propre témoignage, n’aurait jamais dû être rédigé. La contradiction commence déjà lorsqu’on qualifie ce recueil monumental de Tora orale, que nous ne connaissons plus que sous une forme écrite et largement canonisée. 

            Pourquoi la Tora orale ne devait-elle pas être écrite et pour quelle raison les sages décidèrent-ils de passer outre la règle ? Pour mieux saisir les enjeux de l’état de crise talmudique et la tentative des sages d’y répondre, plongeons-nous dans un texte talmudique du IIIe siècle de l’ère commune, condamnant cette écriture tout en l’incluant de fait : 

 

אמר רבי יוחנן: כותבי הלכות כשורף התורה, והלמד מהן – אינו נוטל שכר. 

דרש ר' יהודה בר נחמני מתורגמניה דריש לקיש: כתוב אחד אומר "כתוב לך את הדברים האלה", וכתוב אחד אומר "כי על פי הדברים האלה", לומר לך, דברים שעל פה – אי אתה רשאי לאומרן בכתב, ושבכתב – אי אתה רשאי לאומרן על פה. 

ותנא דבי רבי ישמעאל: כתוב לך את הדברים האלה – אלה אתה כותב, אבל אין אתה כותב הלכות! אמרי: דלמא מילתא חדתא שאני. דהא רבי יוחנן וריש לקיש מעייני בסיפרא דאגדתא בשבתא, ודרשי הכי: "עת לעשות לה' הפרו תורתך" (תהלים קיט קכו). אמרי: מוטב תיעקר תורה, ואל תשתכח תורה מישראל

Rabbi Yohanan disait : les rédacteurs de halakhot (lois) sont comparables à ceux qui brûlent la Tora, et quiconque apprend de ces textes n’en tire aucun salaire.

 [À ce sujet], rabbi Yéhouda, traducteur de Reish Lakish, enseignait : il est écrit « Écris ces paroles » (Exode 3,27) et il est écrit [dans la suite du verset] « Sur la bouche de ces paroles » – Cela vient nous apprendre que tu ne peux retranscrire les paroles transmises oralement et tu ne peux réciter les paroles écrites. 

Rabbi Yshmaël enseignait : « Écris ces paroles » – Ces paroles, écris-les. Mais n’écris pas de halakhot ! [À ce sujet] on disait : peut-être est-il autorisé d’écrire des paroles nouvelles. Car Rabbi Yohanan et Reish Lakish étudiaient des recueils d’histoires orales pendant shabbat, en expliquant : « Quand il est temps d’agir pour Dieu, ils passent outre ta Loi » (Psaumes 119,126) – mieux vaut déraciner la Tora plutôt que celle-ci soit oubliée par le peuple d’Israël ![1]

Ce texte riche en enseignements surprend avant tout dans sa forme, puisque c’est un extrait du Talmud nous affirmant que le Talmud n’aurait jamais dû être écrit. Il s’ouvre sur la déclaration dramatique de rabbi Yohanan, parmi les figures centrales du Talmud, nous affirmant lui aussi que la retranscription de halakhot est un drame comparable à un autodafé de la Tora. Or la première retranscription de halakhot, c’est la Mishna elle-même, mise à l’écrit par les collègues et contemporains du rabbin. 

            Avant de nous intéresser à la notion d’urgence qui apparaît à la fin de notre texte pour légitimer l’écriture, il convient de comprendre l’enjeu du texte. Nous connaissons la dualité rabbinique entre Tora orale et Tora écrite. La Bible, et tout particulièrement le Pentateuque, représente la Tora écrite. Mais contrairement à celle-ci, la Tora orale n’a pas, ne peut pas avoir, de canon. Dans le monde de la Tora orale, chaque maître est dépositaire d'une tradition héritée d’un autre maître, réinterprétée à la lueur des règles hermétiques rabbiniques, et transmise dans sa nouvelle enveloppe à un élève, qui reproduira le même mouvement. C’est une Tora infinie qui a autant de visages que de maîtres qui l’enseignent.  

            Forts de ces constations, nous pouvons revenir à rabbi Yohanan, qui insiste sur le danger d’écrire les halakhot, à savoir les normes juridiques qui régissent la vie juive. Si le texte global s’oppose à la rédaction de la Tora orale dans son ensemble, rabbi Yohanan insiste particulièrement sur le drame que constituerait l’écriture de la partie halakhique de la Tora orale. Pourtant, la Loi n’a-t-elle pas pour vocation d’être appliquée ? Dès lors, n’est-il pas préférable de la codifier sur le papier, pour que celle-ci soit connue dans ses moindres détails ? L’erreur serait de penser que l’époque de pré-codification était une époque sans Loi. C’est au contraire un temps où la Loi existait dans son état le plus pur, Loi en puissance que toute tentative de codifier, et a fortiori d’écrire, ampute inévitablement. 

Quand la Loi est encore non écrite, chacun est conscient que l’essentiel du travail des sages est un travail de traduction¸ dans le sens le plus large du terme. Traduire n'a pas pour prétention la reproduction intégrale de la source. C’est au contraire l’action qui vise à rendre la source compréhensible à un public cible, à un moment particulier et pour une culture particulière. La mise à l’écrit des halakhot est un drame comparé à un autodafé de la Tora, car l’oralité ne peut pas être figée, alors que sa traduction est par définition ancrée dans le hic et nunc du traducteur. Dès lors, la confusion entre la source, la Loi pure et sa traduction écrite est inévitable. La codification écrite des halakhot donne une forme définitive à la Tora orale, une forme qui sera inévitablement anachronique et difficilement déchiffrable pour les futures générations, ayant perdu l’accès la source, à la Loi pure et orale dont l’esprit n'aurait jamais dû être consumé par la lettre. 

            À l’enseignement de rabbi Yohanan, le rédacteur talmudique accole un second enseignement de rabbi Yehouda, dont on ne manque pas de nous préciser qu’il occupait précisément le rôle de « traducteur » de son maître Reish Lakish. Les deux s’exprimaient pourtant dans la même langue, mais la Loi orale se devait d’être vectorisée et retraduite de maître en maître et d’époque en époque. Prenant sa fonction au sérieux, rabbi Yehouda nous apprend qu’oralité et écriture ne devraient jamais se mêler l’une à l’autre, qu’il est fondamentalement impossible de retranscrire l’oral à l’écrit. L’affirmation est catégorique : certaines paroles ne peuvent exister que sur la bouche de ceux qui l’énoncent et perdent leur teneur une fois figées dans l’encre. L’exemple suprême de ces paroles qu’on ne peut écrire est fourni par rabbi Yshmaël :les halakhot, car leur écriture fait disparaître la source et celles-ci deviennent les traductions vides d'une oralité n’existant plus. 

            Mais ce texte abhorrant la mise à l’écriture de la Tora orale se trouve pourtant au sein du Talmud, recueil par excellence de cette même Tora orale retranscrite. En vient donc la question fatidique : De quel droit, par quel pouvoir, celle-ci fut-elle mise un jour à l’écrit, au point où rabbi Yohanan lui-même – qui s’offusquait de la rédaction de la Mishna – profitait tout de même de la retranscription d’enseignements oraux non légaux (aggadot) ? La réponse, le Talmud la tire d’un verset complexe des Psaumes, lu ici comme une injonction : « Quand il est temps d’agir pour Dieu, ils passent outre ta Tora. » C’est l’urgence du moment, le risque de voir la Tora disparaître complétement, qui rend légitime la préservation d’une trace, aussi faible soit-elle. Ce travail de préservation serait illégitime s’il visait à préserver le nom des sages à travers les générations. Paradoxalement, l’action est légitime car faite au nom de Dieu, alors même qu’elle achève de séparer la Tora de sa source divine et intemporelle.[i]

Écrire la Mishna, codifier la halakha, voilà des actes hautement douloureux et problématiques aux yeux des codificateurs eux-mêmes. C’est prendre le risque d’une réduction brutale de la Tora, c’est s’éloigner d’une parole vivante et dynamique, c’est tenter de retrouver l’intemporel dans un texte immanquablement temporel. La justification du Talmud lui-même nous paraît faible : « pour ne pas que la Tora soit oubliée par le peuple ». C'est en âme et conscience que les sages se lancent malgré tout dans cet édifice, prêts à répondre à l’urgence du moment. Mais une note tardive – comme en témoigne le passage de l’hébreu à l’araméen dans le texte – vient tempérer cela. L’écriture est néfaste, mais peut-être est-il autorisé d’écrire des paroles nouvelles. Pour sauver l’écriture de l’immobilisme mortifère, peut-être faut-il écrire de plus en plus, peut-être faut-il continuer l’édifice à l’infini, pour que chaque ’hidoush, chaque nouvelle interprétation, laisse également une trace écrite. 

Ce texte inclut déjà son application, puisqu’il témoigne que, des siècles après rabbi Yohanan, les sages babyloniens ne s’étaient pas arrêtés à la Mishna mais avaient continué à écrire, à questionner et à commenter. Pour préserver la trace de l’oralité, pour que la parole ne soit jamais consumée, l’écriture ne doit jamais s’achever.

 

 

Mes remerciements à Noémie Benchimol pour sa précieuse relecture. 

 

[1] Talmud de Babylone, traité Temoura p.14b. 

[i] Le même verset est utilisé à de nombreuses reprises dans la littérature rabbinique, du Talmud jusqu'à nos jours, pour justifier un écart exceptionnel de la norme. Citons notamment le midrash Yalkout Shimoni 773,13, qui estime que c’est ce verset qui avait été invoqué par les filles de Tsélof’had pour réclamer le droit d’hériter. Pareillement, Maïmonide le cite dans l'introduction de son Guide des Égaréspour justifier la mise à l'écrit de ses thèses subversives. Le même Maïmonide l’utilise dans ses responsa (Shout Harambam, II, responsum 211), pour autoriser ses contemporains juifs égyptiens à convertir et à épouser leurs esclaves chrétiennes, contre le droit talmudique, arguant une politique du moindre mal. De façon beaucoup plus contemporaine, le rav Yehouda Henkin (Shout Bné Banim, III, responsum 12) estime que c’est en se basant sur ce verset que rav Soloveitchik et d’autres ont encouragé l’étude talmudique avancée pour les femmes.  

Publié le 27/09/2020


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