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« Le monde est tout ce qui a lieu » ou : des miracles

Ecrit par François Ardeven - Psychanalyste, lecteur du midrash laïque au centre Medem

Une image : la Création comme une boîte à sardines (les jours seraient les sardines) refermée le septième jour par le retrait de Dieu. Ont été accumulés – non sans ordre ni sans que les premiers apparus agissent parfois sur les seconds – pendant les six premiers iomim tous les acteurs (ou actants comme on dit dans la linguistique narrative : la terre, l’eau, la lumière, les astres, les animaux, etc.) de l’Histoire lancée dans la Genèse. Pas le feu du reste, qui apparaîtra seulement après le premier shabbat. Tout semble en ces six jours avoir été prévu, y compris les monstres avec Léviathan et Béhémot. Dans la sixième journée vibre ultimement une dernière créature qui a besoin de deux récits pour naître : l’homme. Quelle place dans un tel ordonnancement, dans un tel enchaînement, pour les miracles, qui sont comme une déliaison et dont la religion s’est assez nourrie, du moins à ses débuts ? Eux-mêmes seraient-ils un peu tristement prévus ? 

L’homme - peut-être comme le chat de Schrödinger d’une certaine façon – est placé dans une existence presque quantique : on ne peut jamais connaître tout de lui à la fois. Dans un premier récit, il est homme-femme, à l’image de Dieu, et c’est à cette image androgyne, à cet homme-couple que se sont assujetties les créatures. L’assujettissement, la domination sont des attitudes peu propres à la surprise, à l’imprévu. Le maître est maître et sa dominancy réduit à rien la résistance d’où saillent sans qu’on les prévoie toujours les sécessions et les insurrections. L’abolition de la surprise, voilà qui signe la place du maître et la situation d’esclavage. Il n’y a si on peut dire pas de miracle et encore moins d’imprévu à attendre par là. 

Mais il y a un deuxième homme, encore Adam, auquel il revient, une fois les animaux amenés par Dieu à défiler devant lui, de les nommer, avant d’être enfin en capacité de nommer sa compagne Isha qui le fera Ish. Adam est ce deuxième homme, encore solitaire, encore « glébeux » assigné par son créateur à proprement parler à une semi-liberté ou à une liberté surveillée[1]. « Il (Dieu) fait venir le glébeux pour voir (lir’ot) ce qu’il leur criera. » (Genèse 2,19) dans la traduction littéraliste d’André Chouraqui. D’un côté Dieu laisse « son » homme se livrer comme « à la criée » à l’appellation sauvage des bêtes[2], et de l’autre Dieu observe, Dieu veut voir comment l’homme laissé presque seul à lui-même va articuler les mots et les bêtes. Curieux, attentif, Dieu est comme prêt même à se laisser surprendre, déborder, écrit Jacques Derrida, par la venue imprévisible des noms, malvenue ou bienvenue. Le lien de l’homme aux animaux n’est jamais joué. Principe d’incertitude, principe d’imprévision qui est en soi un petit miracle. 

 

Quittons les solistes humains de la Création et revenons à l’ensemble symphonique qu’elle constitue. 

Le cinquième chapitre des Chapitres des Pères, les Pirké avot, dans sa sixième articulation exactement, énumère dans une intrigante hétérotopie dix[3] choses créées avant le monde et qui s’apparentent à une sorte d’imprévu prévu. En voilà la presque surréaliste liste dont chaque terme exprime une action « non naturelle » et imprévisible d’un élément de la nature doué d’une forme d’intention :

- la « bouche de la terre », où on reconnaît le gouffre qui engloutit Coré et ses partisans qui s’opposèrent à Moïse au moment où fut découverte habitée la terre de Canaan (Nombres 16, 28),

- la bouche du puits qui abreuva Israël dans le désert (par exemple Nb. 21, 17 -20),

- la bouche de l’ânesse qui parla à son maître Biléam : l’animal n’est pas hors de l’alliance et de l’imprévu vient par lui (Nb. 22,28), 

- l’arc-en-ciel qui se manifesta à Noé (Gen. 9,13), alliance jaillissante de la matière elle-même,

- la manne (Ex. 16, 1-36), imprévu renouvelé qui, au-delà de la planification sans limites qui fit de l’Égypte au temps du pharaon biblique le plus grand grenier à blé du monde, ramène l’existence au strict et pur suffisant. À chaque jour sa peine. Rien au-delà de ce qui suffit à un jour. Miracle de cette économie sans spéculation. Un principe de suffisance donc enveloppe la vie. Marx appela ce principe « conservation » en opposition à la « production », 

- la verge (mathé) de Moïse par où le prophète fit se multiplier les grenouilles ou ouvrit la mer des Joncs,

- le shamir, ver fabuleux qui aida le roi Salomon à bâtir son temple (voir traité guittin (p.68a) du talmud de Babylone,

- l’écriture des premières Tables de la Loi, 

- la pointe graveuse,

- les Tables de la Loi.

 

Furent parfois ajoutés quatre autres « objets » : les nuisances ou démons, la tombe de Moïse, le bélier d’Abraham – encore un animal –, les tenailles fabriquées au moyen de tenailles. 

 

Ce fut un débat profond : Maïmonide fut le partisan si on peut dire du moindre miracle possible. Le miracle serait co-substantiel à l’essence de la chose, fixée par avance. Son attention se porte peu sur la spécificité et l’originalité de ces dix « objets ». Pour lui, le miracle est exceptionnel, par nature, et l’imprévu a été fixé avant la clôture du monde en sorte qu’on peut voir cet imprévu comme la manifestation d’un ordre préalable. Point de vue presque spinoziste : le monde et Dieu sont presque alignés (deus sive natura[4]) et « le monde suit son cours habituel », selon l’expression talmudique fameuse qu’on trouve dans le traité talmudique Avoda zara (p.54b). 

Restent de sérieuses objections que le Maharal de Prague (Judah Lœw ben Bezalel (1525-1609)[5], qui ne fut pas un philosophe rationaliste de type aristotélicien, formula avec netteté. 

Car enfin, cette « bouche de la terre », ne pouvait-on imaginer qu’elle pût être pensée non comme un miracle en soi mais immédiatement associée au moment de l’apparition des continents, le deuxième jour ? Ou la bouche de l’ânesse à celle des animaux ? 

Mais il y a encore autre chose. Maïmonide, en plus de négliger selon le Maharal le choix de ces dix réalités miraculeuses, oublie de faire une place à une précision de la Mishna qui rapporte le moment précis où les dix choses ont été créées. Elles le furent au crépuscule, « beyn ha-shemashot », soit dans le temps incertain, vacillant, à la fois jour et nuit, ou plutôt ni l’un ni l’autre, qui sépare le coucher du soleil et l’apparition des étoiles, la semaine séculière et shabbat. Elles naissent d’une hésitation entre le naturel et le surnaturel dans une sorte de mouvement inverse : les tenailles « faites pour les tenailles » qui achèvent la liste, au bord du jour Saint, sont les plus proches du savoir-faire humain, tandis que le bélier d’Abraham ou la tombe de Moïse en sont les plus éloignés. 

 

Maïmonide combat en son temps la tradition des philosophes du Kalâm[6] qui vont jusqu’à suspendre l’idée même de nature au seul profit des dogmes de la création, du miracle, et de la Providence. Le miracle – ce qui n’était pas prévu – est pour Maïmonide transgression des lois naturelles, l’opération est alors de reconnaître pour chaque « créé » sa part miraculeuse induite. Le Maharal de Prague, bien après Maïmonide, n’a pas cet ennemi. Dieu peut parfaitement intervenir hors du pan-miracle de la création. La nature n’est pas porteuse d’effractions contingentes, elle est d’abord par nature si on peut dire susceptible de s’ouvrir, par éclats ou fragments ou signes (d’enthousiasme), à un ordre supérieur et peut-être spirituel. L’imprévu est ce qui est, de façon semi-consciente, ce qui est attendu de la nature, sans qu’on sache exactement qui attend et ce qu’on attend. Le Maharal plaide pour une nature elle-même sous surveillance. Dieu n’a pas laissé le monde aux « mains de la nature », et lui sont posées comme des conditions d’acceptation à l’action divine.

Quant aux catastrophes, sont-elles de la nature ? Sont-elles un miracle inversé ? Leur propre, dans la logique grecque et selon Aristote, est de séparer leur avant de leur après. Tout comme le fait la Création, après tout.  

 

 

[1] Voir L’animal que donc je suis, Jacques Derrida, éd. Galilée, Paris, 2005, p. 34 et suivantes.

[2] Qu‘il y eut malgré tout des règles ou une grammaire à cette « pensée sauvage », Claude Lévi-Strauss fonda une partie de son anthropologie sur cette intuition.

[3] Dix est un nombre très symboliquement chargé dans le judaïsme : les dix paroles créatrices du monde, les dix explorateurs, qui, ayant vu Canaan habité, firent fléchir le projet général de la terre promise, les dix plaies d’Égypte, les dix épreuves (par exemple l’épisode de Veau d’or) infligées au Lieu (Dieu), les dix miracles (nissim) recensés dans les Pirké Avot (V, 5), les dix sefirot, le minian aussi, soit l’assemblée des dix qui sont un nombre suffisant pour la récitation des prières essentielles, les dix personnes intègres qui permirent à Abraham de négocier la vie sauve aux habitants de Sodome et Gomorrhe, la lettre elle-même Yod, dixième lettre de l’alphabet (Yod, c’est-à-dire juif – avec en lui l’esprit de nouveau). Dix indexe le renouvellement. À dix quelque chose de nouveau peut se frayer un chemin…

[4] Expression qu’on trouve une première fois dans les Méditations de Descartes (sixième) et qu’on retrouve à quatre reprises dans la quatrième partie de l’Éthique de Spinoza : « De l'esclavage de l'homme ou de la force des passions ».

[5] II est aussi le rabbin à l’origine de l’artificiel Golem. 

[6] Branche de la philosophie arabe issue de la pensée grecque. 

Publié le 27/09/2020


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