Le téléphone portable sonna. Notre psychanalyste entendit une voix sombre et douce, comme si son grain était fait de fin silence, se dit-il. Il se souvint ainsi de l’expression biblique qu’il avait lue autrefois au chapitre XIX du premier Livre des Rois, il se souvint aussi dans la foulée que la traduction de l’expression délicate provoqua un petit schisme théologique entre ses différents interprètes prestigieux et savants. Il avait oublié les détails de cette dispute, mais, et ce qui est bien plus important, une première association lui était donc venue, qui le rendit optimiste sur la possibilité d’une bonne cure à mener avec cet Inconnu. La voix silencieuse posa quelques conditions à l’analyste, à qui il accorda bien sûr de les refuser.
« Vous ne connaîtrez pas mon nom – deux mots en miroir se dit l’analyste aux aguets de lui-même –, ni mon adresse. Vous ne me verrez pas car je devrai être reçu d’emblée dans le dispositif freudien, moi sur le divan, allongé, et vous derrière. Un rideau épais devra nous séparer, vous et moi. Enfin vous devrez ouvrir la porte de votre cabinet quand je sonnerai au bas de l’immeuble de la rue *Saint-D…, où vous recevez, m’a-t-on dit. Vous ne me raccompagnerez pas à la porte. Je peux venir samedi prochain à l’heure que vous pourrez, c’est le seul jour où je ne travaille pas. » Puis la voix silencieuse se tut.
L’analyste, un peu décontenancé mais curieux de nature et avec le soin des souffrants toujours à cœur, ne répondit pas tout de suite. C’était si inhabituel, cette ouverture à la Marcel Aymé, se dit-il encore. Des pensées volaient dans sa tête comme une cloche d’église à midi. Il faudra bien à un moment donné dire à cet Inconnu qu’entreprendre une psychanalyse n’était pas ne pas travailler et qu’il faudrait aussi la payer. À chaque jour suffit sa peine : l’heure viendra de discuter de la dimension matérielle de cette opération. « Voix silencieuse », comme donc la voix de l’Inconnu lui apparut, est un oxymore si intrigant et si unique que notre analyste ne put que répondre par l’affirmative à ces inédites contraintes et sacrifier son samedi de repos. Le rendez-vous fut fixé : samedi prochain à midi.
Le samedi vint, assez prévisiblement. L’analyste sortit d’un placard un tissu cossu qu’une de ses anciennes analysantes lui avait ramené de Damas et tant bien que mal l’accrocha à deux petits crochets qu’il planta avec un peu de maladresse dans une des poutres du haut plafond. Le tissu, devenu rideau, assez lourd, faisait du divan une sorte de tente. Midi. On sonna, il ouvrit la porte comme convenu et comme convenu encore il rejoignit la sorte d’anfractuosité si on peut dire ainsi qu’il avait improvisée derrière son vieux et fidèle divan, solide comme un roc. Une présence entra donc dans le cabinet sans qu’on entende le moindre pas sur le sol ni même une seule respiration malgré les trois étages qu’il lui avait fallu gravir.
Notre analyste, comme il le fait parfois, ne désira pas ouvrir la séance, sinon en étant simplement là. L’Inconnu prit son temps, un temps très long, comme une lente inspiration avant qu’enfin sa voix silencieuse émit des sons :
« Je suis seul, affreusement seul depuis toujours, seul depuis que le monde est monde. Ne cherchez pas à me marier comme il se dit que les psychanalystes freudiens aiment le faire. Je partageais autrefois le temps avec une femme que je chérissais et qui préféra s’investir, c’est ainsi que vous dites n’est-ce pas, dans l’accompagnement des autres, des petits autres humains, plutôt que dans le souci de moi. "Au revoir trop grand autre", me lança-t-elle, pleurant. Le lieu où je suis et qui a fini par se confondre entièrement avec moi est désert. Je n’ai pas le sens de l’existence. Aucun sens proprioceptif ne m’indique que j’existe. Je suis venu à votre divan en désespoir de cause, juste pour essayer de me connaître, ou même seulement pour enfin voir à quoi je ressemble. Je m’y suis essayé il y a longtemps en créant à mon image deux figurines. J’échouai, car ces figurines, je les fis non, comme je le crus d’abord, à mon image que j’ignorais, mais à l’image de l’image en somme que je me faisais d’elles[1]. Je retournai, toujours sans rien savoir sur moi, au néant. Imaginez-vous qu’on écrivit sur moi un excellent et très long livre je crois, et, malgré ses innombrables traductions, je ne l’ai pas lu. Un prodigieux humain mourut de dire qu’il était mon fils. Je ne l’ai pas reconnu. Un peuple, vous entendez bien, un peuple chante ma gloire. Je n’en existe pas davantage. Des malheurs l’accablèrent pour cela, l’univers résonna de sa souffrance, en rédemption d’aucune faute et, pour tout dire, hors sens. J’en fus informé trop tard et qu’aurais-je d’ailleurs pu faire ?
Le nom de votre Sigmund Freud, Dieu sait comment, vint jusqu’à moi. Il inventa, me fut-il rapporté, un lieu laïque et profane, comme je le suis je crois moi-même, et comme à force de solitude, comme je vous l’ai déjà dit, je me confondais avec mon lieu, j’ai été curieux de voir si celui-ci et le lieu que cet homme subtil avait inventé pouvaient sinon coïncider du moins s’entendre.
Je vous avoue que je suis à ma grande surprise satisfait. Car je viens de faire aujourd’hui une découverte : "vous n’existez pas plus que moi." »
Sur ces mots, la voix silencieuse se tut.
« Combien sera le prix de nos séances ? » demanda, sans faire aucun autre commentaire, notre analyste impavide qui avait l’habitude de faire de cette négociation financière un des premiers actes du travail. Les riches paient davantage et les plus pauvres moins. Ce souci d’équité sociale fit même accroire qu’il était un peu socialiste. La voix silencieuse reprit : « Je n’ai aucun argent », et, au moment de claquer doucement la porte qu’il avait rejoint sans un bruit dit seulement : « Je ferai connaître votre nom. »
[1] Intuition qui est déjà dans le commentaire de Rachi. Jean-Pierre Winter aborda également et à sa façon ce point dans son livre Dieu, l’amour et la psychanalyse, éd. Bayard, Paris 2011.
Publié le 15/07/2020