En raison de la pandémie qui sévissait, les autorités singapouriennes leur avaient recommandé de ne pas quitter l'hôtel. Et par recommander, il fallait entendre sommer. Donc Simon s'était empressé de ne plus sortir de sa chambre. Ivre de vidéos et de conversations WhatsApp, il se laissait flotter dans le courant de cette journée éternellement répétée. Il tournait en rond comme une valise oubliée sur un tapis roulant à l'aéroport.
Régulièrement, Tom, un voisin anglais, venait frapper à sa porte pour lui proposer toutes sortes d'activités clandestines. Tom vivait difficilement l'enfermement, l'absence de conversations, la solitude. Il partait du principe qu'il en était de même pour tout le monde. Simon n'osait pas le détromper. Peut-être parce qu'il avait du mal à admettre que ce confinement lui plaisait, qu'il s'y était installé dans un demi-sommeil confortable. Parfois, il se suspectait même d'en redouter la fin, la disparition du virus, la perspective de devoir ressortir, parler avec des gens, marcher dans la rue, pire, prendre la voiture. Il vivait une espèce d'épisode de coma apaisé, d'une sérénité mortelle.
Le téléphone de sa chambre sonna. Simon, trop occupé à regarder des vidéos d'animaux errant dans des rues de métropoles désertes, hésita d'abord à décrocher. Puis il reconnut qu'il était évident qu'il ne pouvait se trouver nulle part ailleurs qu'ici-même… S'il ne répondait pas, il était probable que le correspondant s'inquièterait, voire qu'il préviendrait la réception qui pourrait décider d'envoyer quelqu'un. Le cauchemar. Simon fit donc le choix du moindre mal et décrocha.
« Are you Jewish ? » s'enquit fermement une voix d'homme. Dès lors, plusieurs hypothèses se bousculèrent dans la tête de Simon. Un organe administratif local ou international cherchait à recenser les Juifs où qu'ils se cachent, ce qui n'était pas bon signe en général, encore moins en période de pandémie mondiale. Autre possibilité, le gouvernement israélien avait organisé une opération de sauvetage des Juifs du monde entier, probablement afin de sortir par le haut de l'impasse politique en Israël qui durait depuis plusieurs mois. Troisième hypothèse, des loubavitch cherchaient à rassembler un minyan clandestin, Simon allait encore devoir leur mentir en prétendant avoir mis ses téfilin le matin même, alors qu'il n'en avait pas fait usage depuis une dizaine d'années, et qu'il avait même regardé un tutoriel sur YouTube récemment pour se souvenir comment faire en cas d'urgence (urgence qui restait à définir).
La voix de l'homme reprit, coupant court à ses pensées. C'était Ron, le rabbin du New Jersey, qui cherchait à organiser un seder à l'hôtel. Simon chercha désespérément une excuse, en vain. Et finit par accepter platement l'invitation.
Ils étaient quelques-uns, serrés autour de la table de ce dîner improvisé dans la chambre du rabbin. Ç'aurait pu être romanesque, ce seder clandestin, mais il manquait un peu de danger et de camaraderie. Une fois les prières récitées, les comparaisons fumeuses avec la situation actuelle épuisées, la conversation cahota sur les paroles de sagesse du rabbin qui suscitaient parfois l'approbation, parfois le scepticisme et souvent l'indifférence du reste de l'assemblée. Simon fut surpris d'apprendre que Ron avait deux ans de moins que lui. C'était la première fois qu'il rencontrait un rabbin plus jeune que lui. La barbe et le chapeau, ça pose un homme. Ou peut-être que justement ça l'efface au profit d'un concept, celui du « sage », du « sachant ». La conversation glissa lentement, se tourna sans prévenir vers Simon, puis sur son occupation à l'université. Ce qui donna au rabbin l'occasion de dispenser un petit supplément de sagesse au sujet de la « question environnementale ».
Pour Ron, se préoccuper du sort des générations futures trahissait un évident manque de foi. Le bien-être de chacun est prioritaire sur celui des générations à venir, comme l'a bien montré le rav Saadia Gaon. Par conséquent, le judaïsme ne tient pas pour nécessaire de se soucier de la crise écologique et les Juifs ne sont nullement tenus de modifier leur comportement au prétexte de la préservation de la « Nature ». Simon sentit son estomac se nouer. Un silence embarrassé emplit la chambre. Il y avait pour lui quelque chose de profondément indécent dans ce tableau, presque d'obscène. Voilà que la figure d'autorité se vantait d'agir de façon irresponsable. Le sage célébrait l'égoïsme. C'était déroutant. Simon aurait voulu objecter quelque chose de cinglant, mais les mots lui manquèrent. Il n'avait jamais été doté d'un grand sens de la repartie. Et puis, force était de constater que quelque chose le bloquait, l'empêchait de répliquer. Une assurance dans le regard du rabbin, une conviction qu'il devinait inaccessible aux arguments qui étaient les siens.
Peut-être était-ce la barbe et le chapeau qui le protégeaient comme une cuirasse ?
Publié le 19/08/2020