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Toujours questionner la norme

Ecrit par Entretien avec Eric Toledano / Propos recueillis par Karen Allali - Réalisateur et scénariste

Éric Toledano, comment l’idée de Hors normes vous est-elle venue ? 

C’est une longue histoire : je connais Stéphane Benhamou depuis vingt ans. Je l’ai rencontré lors d’un stage de formation de directeurs de colonie. Nous avons sympathisé et sommes restés en contact. J’ai appris plus tard qu’il organisait des colonies ouvertes à des enfants autistes. Il se trouve que j’ai un cousin autiste qui a fréquenté cette structure et je m’y suis intéressé. Quand j’ai vu ce que Stéphane faisait, je suis resté sans voix. Il s’agissait d’inclure des enfants autistes dans un milieu dit « normal ». Je lui ai demandé comment l’aider. Il m’a dit : « Filme ! On verra si on arrive à faire parler de notre travail et à trouver un peu de sous. » Ceci a été ma réelle première collaboration technique avec Olivier Nakache : nous sommes allés à la montagne filmer Stéphane essayant de faire faire du ski à ces enfants. D’année en année, nous tentions d’aider Stéphane en organisant des spectacles avec l’aide de Gad Elmaleh, devenu le parrain de l’association. Plus tard, Canal + nous a proposé de faire un reportage de vingt-six minutes sur un sujet de notre choix. Nous avons décidé de parler du travail de Stéphane. À l’époque, il était très difficile d’imaginer une fiction sur un tel sujet. Nous avons un jour participé à une soirée pour les E.I. où vous aviez projeté le reportage dans un cinéma avant un échange avec des animateurs. Le fait de voir le reportage projeté sur un écran de cinéma, ce qui produit toujours un effet magique, m’a convaincu qu’il fallait se lancer dans la réalisation d’un film, ce à quoi Olivier songeait déjà. À ceci s’ajoute le fait que Stéphane a beaucoup lutté contre les autorités sanitaires. À un moment, peu après cette projection, on l’a senti un peu découragé et fragilisé et il nous a raconté ce qui deviendra un moment clé du film : lorsqu’il fait face aux inspecteurs des affaires sociales et qu’il craque en leur disant : « Prenez-les ! » À cette époque, il avait même pensé à débarquer avec tous les enfants au ministère de la Santé. Son récit était tellement poignant que nous nous sommes dit que nous devions nous associer, à notre façon, au signal d’alarme qu’il tirait.

 

Vincent Cassel, qui joue le rôle de Stéphane, incarne généralement des personnages colériques, voire cyniques. Dans votre film, il est au contraire plein d’empathie. Est-ce une façon pour vous de souligner le fait qu’il est parfois nécessaire de se battre au nom de valeurs justes. Faut-il être hors normes et avoir une « grande gueule » pour faire le bien ?

Le premier à remarquer qu’il était audacieux et très fin de solliciter des acteurs qui ne sont pas réputés pour leur empathie pour jouer de tels rôles, après avoir vu le film, c’est Emmanuel Macron. Il importait d’avoir des personnalités fortes car il faut de la trempe, de la conviction et du panache pour défier l’autorité.

Par ailleurs, d’un point de vue cinématographique, c’est beaucoup plus intéressant de pousser un acteur vers un rôle où on ne l’attend pas forcément. Et Vincent nous a dit après la première projection une phrase qui nous a particulièrement marqués : « Vous m’avez emmené là où je ne savais pas que je pouvais aller. »

 

Dans un entretien à Paris Match[1], Vincent Cassel parle de désobéissance civile à propos de l’attitude de son personnage face à l’administration. Que dénonce votre film ? Quelle façon d’être veut-il valoriser ? 

Je me méfie de l’expression « désobéissance civile » qui a été beaucoup galvaudée ces derniers temps. Cependant il y a dans le film quelque chose qui s’en rapproche. Pour nous, il fallait trouver un angle différent de celui d’un reportage, pour raconter le parcours de l’association de Stéphane et celle de Daoud (interprété par Reda Kateb). Un film doit poser une question et non pas délivrer un message. C’est une différence essentielle. Notre question était : ne juge-t-on pas une société à la façon qu’elle a de s’occuper des êtres les plus vulnérables ? Il est fondamental de toujours questionner la norme, de la remettre en question en permanence. Ne pas le faire, c’est très dangereux. Dans le film, la question est posée à partir de la prise en charge des autistes qu’on appelle des « cas complexes ». On redéfinit la règle en la transgressant, ce qu’ont fait tous les grands personnages de l’histoire. C’était notre postulat. L’une des normes qui est remise en cause dans l’association de Stéphane, c’est le cloisonnement communautaire. Là-bas, tout le monde travaille ensemble. On a vu des filles voilées préparer le pain de chabbat ! La transgression peut donc concerner les relations verticales mais aussi horizontales. Et ceci, comme me l’a expliqué un psychiatre, les enfants le sentent, et cela contribue à faire en sorte que quelque chose se passe pour eux. Durant les projections du film, des gens de différentes communautés étaient mélangés dans le même espace public et ça aussi, c’était hors normes. Bref, notre film posait la question générale des normes, de l’importance de les interroger ou de les transgresser. Moïse Assouline, le médecin mentor des deux associations auxquelles nous nous sommes intéressés, a ainsi résumé la démarche : « On leur a dit : Attention ! Ne faites pas ça ! Ils ne nous ont pas écoutés. Et ils ont eu raison. » Toute règle doit être questionnée, au risque, sinon, de se scléroser. Le public a compris que c’était l’enjeu du film.

Je vous assure que la projection à l’Assemblée nationale devant des membres de l’Inspection générale des affaires sociales, était originale… Quand les représentants de la norme prennent eux-mêmes le risque de la transgression, on est sur la bonne voie. Mais il importe aussi de ne pas tout attendre de l’État et d’agir sur le terrain en fonction des besoins. Il arrive souvent que la société civile, les associations – en l’occurrence les parents d’enfants qu’aucune institution ne voulait accueillir – mettent en œuvre des solutions. On a souvent une image de l’autiste qui est celle de l’autiste de haut niveau ; or, il fallait parler de ces « cas complexes », dont la prise en charge est d’une tout autre nature.

 

Le fait que Bruno (personnage qui joue Stéphane Benhamou) soit un Juif pratiquant est-il un hasard ? Autrement dit, pensez-vous que les Juifs sont « hors normes », qu’ils jouent ou devraient avoir une attitude de défiance vis-à-vis des autorités et, plus généralement, face aux injustices ?

Le fait d’être soumis à l’injustice plus souvent que les autres ou d’avoir été exilé devrait donner une plus grande sensibilité envers les problèmes dont parle le film.  C’est un fait que Stéphane est orthodoxe. Il est loubavitch. En même temps, il accueille tout le monde et possède une ouverture sur l’universel qui nous a énormément touchés. La pratique religieuse du personnage – ses rencontres en vue d’un mariage (chidoukhim) – était aussi l’occasion d’offrir des poches de légèreté nécessaires pour que le film ne soit pas « plombant » et moralisateur. On ne mobilise pas des millions de spectateurs avec un film sans humour. Lors d’une projection en Israël, un monsieur orthodoxe très touché par le film m’a dit : « Quand on rigole, on sort de la règle. D’ailleurs, le mot "rire " en hébreu, ts’hok, est la contraction de "sors de la loi", tsé min ha’hok ! Il faut sortir de la loi pour faire rire. » Tout jeu de mots est une transgression du sens attendu. Faire un film qui fait rire, c’est aussi être hors normes et quoi de plus adapté pour réfléchir à la remise en question des normes 

[1] Numéro 3677, semaine du 24 au 30 octobre 2019.

Publié le 02/08/2020


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