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EIF : quand autorité rime avec liberté

Ecrit par Lise Benkemoun - Journaliste à I24News

Ils s’appelaient Léo, Denise, Samy, Marianne ou Frédéric. Et leur chef, Robert. Des prénoms bien français, pour de jeunes scouts, qui, à l’instar de leurs prénoms, se sentaient français avant tout. Mais un jour vint où on leur rappela de la pire des manières qu’ils étaient surtout juifs…  Nous sommes en 1939. La France entre en guerre. Vous l’aurez compris, Robert s’appelle Gamzon. Et à ses côtés, on trouve des noms restés célèbres depuis : ceux de Denise Levy, Léo Cohn, Samy Klein, Frédéric Hammel ou Marianne Cohn. Dès le début, Gamzon, totémisé Castor soucieux, sent le danger. Rapidement, il délègue plusieurs chefs dans le sud de la France, pour trouver des maisons de refuge pour les plus jeunes. Puis, alors que lui-même et nombre de ses scouts sont mobilisés, il passe le relais aux femmes (dont la sienne) et dirige le mouvement via l’envoi de lettres. Il ordonne tout d’abord le repliement des enfants vers les trois centres prévus dans le sud-ouest. Puis il réunit ses chefs à Moissac. Ils décident d’étendre en zone libre les refuges pour les petits et de créer des centres ruraux juifs. Dans sa biographie de Gamzon, Isaac Pougaatch, qui l’a bien connu, écrit : « Castor distribue des ordres de mission. Ses adjoints, actifs et silencieux, se répartissent les tâches. On constate que le mouvement, mis au point au cours des dix dernières années, s’est aussitôt transformé en instrument de défense et de combat. (…) Ah ces enfants juifs du temps de guerre et de persécution ! Quelle inoubliable leçon ils ont donnée aux adultes qui les approchaient ! Ils flairaient le danger les tout premiers, comprenaient à mi-mot, exécutaient les ordres avec une sorte d’allégresse mystique. » Pas de place pour la contestation, le chef donne la direction, on le suit et avec le sourire ! Pour le bien de tous. 

Un autre exemple et pas des moindres : Gamzon demande qu’on défriche la terre. Eh bien les EIF défrichent ! Pourtant, la plupart des jeunes gens en question sont des citadins qui n’ont jamais travaillé la terre de leur vie ! Mais ils le font avec ardeur. Et succès ! Gagnant la confiance des paysans voisins et suscitant même les compliments des inspecteurs de Vichy venus observer leur travail. Selon un fameux discours de Gamzon, les EIF ne sont pas des « discuteurs », ils sont des « bâtisseurs », des fourmis qui accomplissent le travail sans rechigner, sans contester. Car leur chef n’est pas du genre à ordonner et à se reposer ensuite. Fidèle à son totem, Castor est de tous les travaux. Il décide, écoute, encourage, inspire. Ainsi, sous son impulsion, les centres ruraux et les maisons d’enfants des EIF fonctionnent normalement, durant les deux premières années de l’Occupation, même si les nouvelles qui leur parviennent sont alarmantes. 

Tous les matins, on y monte les couleurs nationales. Et Gamzon leur répète cette parole du Talmud : « La loi du pays où vous habitez est la loi. » Paradoxe de cette période terrible, qui renie à ces Juifs leur nationalité française tandis qu’eux se sentent plus que jamais d’exemplaires citoyens ! Là encore, soumission voulue à l’autorité, celle de la loi, celle de la France. Mais quand la loi devient scélérate, il faut la contourner, sauver des vies contre la France de Vichy. Et continuer d’être juifs. Ainsi à Lautrec, Beauvallon Beaulieu ou Charry, on cultive la terre, mais on n’oublie jamais de cultiver aussi son judaïsme. On étudier la Bible, le Talmud, on organise des chabbat, etc. Castor donne de sa personne, il est partout à la fois, souriant, il a un mot pour chacun. Il arpente la France entière et négocie avec les fonctionnaires de Vichy, il veille, il ne flanche pas. Il est le chef, il donne l’exemple et on le suit. 

En 1942, pourtant, Castor arrive inquiet à Charry et annonce : « Les rafles vont commencer ici-même. » Pas de temps à perdre, on est entré dans une nouvelle phase de la guerre, il faut fabriquer des faux-papiers, cacher les enfants puis les faire passer en lieu sûr, en Suisse ou en Espagne. Une mission périlleuse qu’il confie aux jeunes « défricheurs » des fermes. Qui s’en tirent haut la main, non sans quelques épisodes tragiques évidemment, comme la capture de Mila Racine, déportée et tuée par les nazis ou celle de Marianne Cohn torturée, puis assassinée à la frontière où elle avait conduit les enfants. Les EIF ayant été interdits par le Commissariat aux questions juives, le mouvement n’a désormais plus de protection légale, les EIF créent leur branche clandestine : « la Sixième ». Durant toute l’année 1943, Castor vit dans un train, muni d’une fausse carte d’identité, sous le pseudonyme de lieutenant Lagnes, il rejoint les Maquis de Vabre et continue à donner ses consignes par lettres à ses fidèles EIF.    

Début 1944, l’équipe nationale EIF se réunit clandestinement à Lyon sous la présidence de Castor. Le cœur lourd, ils vont décider de dissoudre toutes les entreprises officielles du mouvement pour ne conserver que deux branches : le maquis et le sauvetage des enfants. Chaque semaine apporte des nouvelles plus tragiques que la précédente : le rabbin Samy Klein, aumônier du mouvement, est fusillé par les Allemands, Léo Cohn, le pilier de Lautrec, est déporté, Marc Haguenau meurt en sautant (ou en étant poussé ?) d’un immeuble occupé par la Gestapo. Mais le combat se poursuit… Castor tient bon et continue de donner ses consignes à chacun sur de petits bouts de papiers diffusés secrètement.

Castor prend alors le commandement de la 2e compagnie, dite Compagnie Marc Haguenau. « Dans l’esprit de Castor, écrit Isaac Pougatch, cette unité juive devait être un symbole comme l’a été le ghetto de Varsovie quand il s’est soulevé. »Son noyau ? Les jeunes EI de Lautrec. « Ceux-ci acquirent vite la réputation du maquis le mieux organisé et le plus discipliné, si bien qu’en haut lieu on prit l’habitude de l’utiliser comme base pour diverses opérations. ». Une fois de plus, on le voit, c’est cette soumission à l’autorité de leur chef et le fait d’agir, comme un seul homme qui fait, entre autres, la force de ces jeunes scouts devenus guerriers et résistants. Sous l’impulsion de son créateur, le maquis juif respecte scrupuleusement les traditions de l’armée française et autant que possible celles du judaïsme. Dans son journal de bord, Castor raconte qu’ils attendent patiemment de faire le motsi avant de manger. Puis il écrit : « C’est curieux, comme tous ces garçons qui parfois ont vécu comme des bêtes traquées ou se sont évadés des ignobles camps de Gurs ou de Rivesaltes ont soif de dignité, de discipline consentie. Je n’ai eu aucune difficulté à obtenir d’eux les marques extérieures de respect chères au règlement militaire français, que j’ai voulu appliquer rigoureusement. (…) Parfois cependant un petit yid traditionnellement rouspéteur se rebiffe, veut absolument se rendre intéressant, être un cas. Mais l’opinion publique, la réaction de ses camarades ont vite fait de le remettre dans le droit chemin. Oui, elle est bonne et elle est belle, l’amitié des frères de combat ! »

Après plusieurs parachutages, le maquis juif, sous les ordres du commandant Dunoyer de Segonzac et de son adjoint Beuve-Méry (futur directeur du journal « Le Monde »), attaque un train allemand et, en août 1944, libère les villes de Castres et de Mazamet avant de mener de durs combats en Alsace. La guerre touche à sa fin et très vite Castor s’attelle à remettre en marche les EIF. Malgré la tristesse et les morts, qu’il n’oubliera jamais, il fourmille de projets. Il va chercher de l’argent aux États-Unis, se rend en Afrique du Nord, crée l’École d’Orsay et encourage à l’alyah, avant de la faire lui-même, suivi par près de cinquante EIF. Dans Tivliout, (« Harmonie »), il explique sa philosophie pour faire progresser l’humanité : « Ni par l’épée, ni par la parole, mais par l’exemple. »  Le peuple élu est celui qui par son exemple doit mener les autres hommes. Une leçon qu’aura appliquée toute sa vie cet éducateur qui se sentait responsable de ses ouailles du point de vue physique, intellectuel et moral. Les Éclaireurs étaient comme ses « enfants », et aujourd’hui encore ils tentent de suivre sa voie…

Publié le 07/07/2020


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