Numéro 8 - Retour au sommaire

François René de Chateaubriand

Monsieur de Chateaubriand, en tant que pèlerin et chrétien fervent, qu’avez-vous éprouvé à la vue de la Terre sainte ?

Le temps était si beau et l’air si doux, que tous les passagers restaient la nuit sur le pont. C’était là que je dormais, le 30 septembre à six heures du matin, lorsque je fus éveillé par un bruit confus de voix, j’ouvris les yeux, et j’aperçus les pèlerins qui regardaient vers la proue du vaisseau : « Il Carmelo ! le Carmel ! » Ce moment avait quelque chose de religieux et d’auguste ; tous les pèlerins […] étaient restés en silence dans la même attitude, attendant l’apparition de la Terre sainte. J’aperçus enfin moi-même cette montagne, comme une tache ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors à genoux à la manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que j’éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce : mais la vue du berceau des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de crainte et de respect.

 

Vous avez visité de nombreux monuments de Jérusalem, pouvez-vous nous parler des vestiges de l’histoire juive que vous avez vus ?

J’en distingue de six espèces [dont] les monuments purement hébreux. On ne voit plus aucune trace de ceux-ci à Jérusalem, si ce n’est à la piscine Probatique[1] : car je mets les sépulcres des rois et les tombeaux d’Absalon, de Josaphat et de Zacharie au nombre des monuments grecs et romains exécutés par les Juifs.

Il est difficile de se faire une idée nette du premier et même du second Temple d’après ce qu’en dit l’Écriture et d’après la description de Josèphe[2] ; mais on entrevoit deux choses : les Juifs avaient le goût du sombre et du grand dans leurs édifices, comme les Égyptiens ; ils aimaient les petits détails et les ornements recherchés, soit dans les gravures des pierres, soit dans les ornements en bois, en bronze ou en or.

Le temple de Salomon ayant été détruit par les Syriens, le second Temple, rebâti par Hérode l’Ascalonite, rentra dans l’ordre de ces ouvrages moitié juifs moitié grecs.

Il ne nous reste donc rien de l’architecture primitive des Juifs à Jérusalem, hors la piscine Probatique. On la voit encore près de la porte Saint-Étienne, et elle bornait le temple au septentrion. C’est un réservoir long de cent cinquante pieds et large de quarante. L’excavation de ce réservoir est soutenue par des murs, et ces murs sont ainsi composés : un lit de grosses pierres jointes ensemble par des crampons de fer ; une maçonnerie mêlée appliquée sur ces grosses pierres ; une couche de cailloutage collée sur cette maçonnerie ; un enduit répandu sur ce cailloutage. Les quatre lits sont perpendiculaires au sol, et non pas horizontaux : l’enduit était du côté de l’eau, et les grosses pierres s’appuyaient et s’appuient encore contre la terre. 

Voilà tout ce qui reste aujourd’hui de la Jérusalem de David et de Salomon.

 

Avez-vous rencontré des Juifs à Jérusalem ? Pouvez-vous nous livrer vos impressions ?

Tandis que la nouvelle Jérusalem sort ainsi du désert, brillante de clarté, jetez les yeux entre la montagne de Sion et le Temple ; voyez cet autre petit peuple qui vit séparé du reste des habitants de la cité. Objet particulier de tous les mépris, il baisse la tête sans se plaindre ; il souffre toutes les avanies sans demander justice ; il se laisse accabler de coups sans soupirer ; on lui demande sa tête : il la présente au cimeterre. Si quelque membre de cette société proscrite vient à mourir, son compagnon ira, pendant la nuit, l’enterrer furtivement dans la vallée de Josaphat, à l’ombre duTemple de Salomon. Pénétrez dans la demeure de ce peuple, vous le trouverez dans une affreuse misère, faisant lire un livre mystérieux à des enfants qui, à leur tour, le feront lire à leurs enfants. Ce qu’il faisait il y a cinq mille ans, ce peuple le fait encore. Il a assisté dix-sept fois à la ruine de Jérusalem, et rien ne peut le décourager ; rien ne peut l’empêcher de tourner ses regards vers Sion.

 

Merci d’avoir donné à L’éclaireur la primeur de cet entretien.

[1] La piscine de Bethesda, lieu mentionné dans l’Évangile de Jean et dans les Manuscrits de la mer Morte, NDLR.

[2] Flavius Josèphe, historien juif romain du Ier siècle, NDLR.

Publié le 28/06/2020


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