LE MONDE ET LA TORAH
Les petits Juifs du Heder , à qui l’on apprend à réciter la première phrase du Chéma, « Ecoute Israël, Adonaï est notre Dieu, Adonaï est Un » savent déjà que Dieu créateur du Monde et Dieu qui se révèle à Israël sont un même Dieu. J’ai été un de ces petits Juifs et c’est pourquoi j’ai eu comme le pressentiment d’une plaisanterie lorsqu’on m’a appris au lycée qu’il existait un conflit entre le Dieu de Descartes et le Dieu de Pascal ; celui des Philosophes « sensible à la Raison », et celui des croyants « sensible au cœur ». Je savais que le problème posé à l’homme dans sa vie était d’accorder l’âme au corps, le ciel à la Terre, l’impératif de Dieu à la contrainte du monde. Je savais aussi que ce problème devait être vécu au pa- roxysme en Israël et par chaque Juif, et que par conséquent le destin du Juif ne se mesure pas aux lois du monde, ni par la raison et ni par le cœur, mais aux lois d’Un trait d’union toujours à faire entre le Monde et Dieu, dans et par la Torah. C’était un problème d’action et la perspective juive de ce problème voulait que la moralité ne puisse se trouver que dans l’accord entre la Torah et le Monde. Que cet accord ne soit pas un jeu d’enfant, il suffit de s’essayer à l’étude du Talmud pour s’en rendre compte. De là vient le caractère d’effort de la morale juive. Il y a toujours un hiatus entre ce que demande le Bien pour l’homme et ce qu’impose le monde duquel l’homme fait partie. Considérons par exemple le problème sexuel, il est de toute évidence que la pureté dont nous avons l’exigence ne nous est pas « of- ferte » par la Nature ; qu’elle doit se conquérir. Mais ici comme partout ailleurs la garantie de l’aboutissement « heureux » nous est donnée par le Chéma. C’est le même Dieu qui a créé le monde et qui a dicté la moralité. Le monde créé et le monde « parlé » ont le même créateur. Cette morale-là est au-delà de la métaphysique. Et c’est ainsi qu’en chaque pratique juive se porte le témoignage de l’Unité de Dieu. Il ne suffit pas pour être moral de connaître la loi morale, mais il faut la connaître. Il ne suffit pas pour être moral d’abdiquer devant l’instinct, mais il faut acquiescer à l’instinct. Et l’acte juif n’est autre que l’acte naturel en accord avec la Torah. Mais l’acte juif n’est serein que parce que Dieu est Un. Or, il suffit d’ouvrir ses sens, Cœur et Raison y compris, pour entendre parler la Nature. Mais pour entendre parler Dieu, il faut ouvrir la Torah. La différence entre les hommes ne vient pas de la différence entre la Raison et la Foi. Elle vient de ce que certains n’acceptent que le Monde en sa création et que d’autres acceptent aussi Dieu en sa révélation. Il faut parfois beaucoup de Foi pour accepter le Monde en sa création et beaucoup de raison aussi pour accepter Dieu en sa révélation. Là encore, il suffit de s’essayer à la lecture du Talmud pour s’en convaincre.
C’est pourquoi ce faux conflit que l’on nous montre entre Descartes et Pascal est une plaisan- terie. Car là n’est pas la vraie question, pour celui qui veut savoir quelle doit être l’action de l’homme à chaque jour de sa vie. Que cet acte de trait d’union soit pratiqué en raison ou en amour, la différence est en fin de compte secondaire, car il nous faudra de toute façon l’un et l’autre pour vivre notre vie. Il y a, quoi qu’on pense, beaucoup de chaleur dans l’œuvre de Descartes et beaucoup de Raison dans celle de Pascal, mais c’est au point de départ de leur pensée que la démarche était faussée. Ils n’ont connu qu’un des deux mondes que le Juif connaît, et pressenti tous les deux que ce monde était mené par Dieu. Mais nous savions cela depuis le déluge. Or, Descartes a joué le Jeu de Japhet, Pascal celui de Ham, mais le Dieu
Unique reste l’héritage de la postérité de Chem . L’un cherche par ses yeux l’éthique dans le monde, l’autre cherche par son cœur des traces de l’amour dans le monde, mais le petit Juif qui psalmodie son Chéma fait que Dieu est Un. Il m’a fallu cependant de longs jours de réflexion pour sortir enfin de ce piège. J’en suis sorti, au fond, très simplement, mais toutes les choses simples ont un enfantement compliqué. Le piège vient de ce que le problème est ancré aujourd’hui dans l’esprit des grands Juifs cultivés, à qui il s’est bien entendu présenté sans son estampille occidentale, comme sous la perspec- tive d’une pensée universelle et inévitable, à tel point que l’on croit dur comme fer que c’est une question authentiquement juive et sur laquelle tout Juif religieux doit prendre position. Je suis bien près de croire maintenant qu’il faut au contraire renvoyer ce problème à ceux qui l’ont inventé, pour complément d’étude.
Or, j’ai plusieurs souvenirs à ce sujet. Un souvenir du lycée d’abord, une impression de « ça ne passe pas » à l’écoute des brillants cours que le professeur faisait à ce sujet. Ça ne passait vraiment pas que dans un cours intitulé « Dieu » (comme si d’ailleurs ce pouvait être un sujet de cours), on commence par expliquer en trois phrases qu’il ne s’agit évidemment pas du Dieu qu’on adore, mais d’une certaine idée de Dieu qui se trouve dans l’esprit des hommes, et qu’en fin de compte ce que l’on avait à étudier, c’était ce que tel ou tel philosophe voulait bien lui faire signifier. Tout au long du cours cette idée de Dieu devenait progressivement telle hypothèse de la « cause première » ou la définition d’une « perfection idéale » vers laquelle le monde est censé tendre, ou mille plaisanteries philosophiques de ce genre. Par touches légères, on indiquait bien à propos qu’il était très simple de se passer de ce genre d’hypothèse, on esquissait par surcroît une explication sociologique de l’origine totémique de l’idée de Dieu et il n’était pas étonnant que peu de croyants, même sincères, ne puissent résister à une telle cascade de substitutions habilement conduites, à l’âge du bachot. (...) Personne n’osait plus risquer de dire que le Dieu d’Israël ne se prouve pas par le Cœur ou la Raison, mais se témoigne dans l’Alliance historique qui lie un Peuple au Dieu du Monde, dans la pratique de la Torah. Or, si l’on acceptait le jeu, et par conséquent le dilemme, il fallait abdiquer ses propres armes et ne se servir que de celles permises par tes philosophes. (...) Or, ce genre de dissociation ne peut être affaire juive. Un Juif, même détaché de toute véritable vie juive, est capable de vous faire un long discours pour vous prouver que sa reli- gion (qu’il ne pratique pas) est la plus rationnelle de toutes (qu’en sait-il ?) et terminer par une description lyrique de l’intense « sentiment » qui anime une soirée de séder familial. C’est à ce genre de Juif-là qu’on a imposé le plus souvent l’un ou l’autre de la Raison et du Cœur... Cette ambiguïté d’attitude du Juif-que-de-nom restera toujours inintelligible à l’Occident, mais c’est une des preuves les plus concrètes que l’attitude juive est totalisante, synthétique, et l’indice que cette dissociation vient d’ailleurs.
Le deuxième souvenir que je voudrais évoquer ici a un tout autre contenu. J’ai un jour posé cette question à un rabbin qui n’avait jamais étudié que le Judaïsme. J’ai tout de suite cru sentir qu’il ne comprenait pas du tout de quoi il s’agissait car il s’était borné à me renvoyer à la phrase du Chéma, « Ecoute Israël », en me précisant toutefois que le mot « Chéma », Ecoute, avait aussi dans la Bible le sens de « Prends garde ». Mais j’ai senti ensuite qu’il comprenait très bien de quoi il s’agissait, car, ne trouvant pas la réponse par moi-même et lui ayant de nouveau posé ma question, je me suis entendu demander cette chose si simple : « Est-ce que le Dieu de ta Raison est le Dieu Unique ? Est-ce que le Dieu de ton cœur est le Dieu Unique ? » Là était la réponse : Ce n’est pas l’Un ou l’Autre ; mais « L’Un est l’Autre » car à l’Un il n’est point d’Autre. C’est ce que dit cette autre phrase que les petits Juifs apprennent au Héder : « C’est Adonaï qui est Elohim ». C’est le Dieu de la Révélation qui est le Dieu du Monde. Or, je vois là une différence de perspective énorme entre la pensée occidentale qui pose le dilemme et le Judaïsme qui le refuse. Car considérez bien que la phrase du Chéma n’est pas explicitement la réponse à la question que nous nous sommes posée. Mais elle est une affirmation qui exclut notre problème. Elle le remet à sa place véritable, il est en nous, en nous qui nous laissons prendre au piège de la Raison ou à celui du cœur.
Publié le 23/11/2018