Il revient à d'autres plumes dans ce numéro de synthétiser la conception de l'autorité dans le judaïsme. Notons tout de même que les Maximes des Pères (Pirké Avot) ont pressenti le côté à double tranchant de la relation entre l'élève et le maître, et par extension entre gouvernés et gouvernants, en posant cette recommandation, sinon ce commandement : Assé leha rav (fais-toi un maître). Il faut se doter d'un maître pour être intellectuellement formé (et politiquement dirigé), mais c'est à l'individu, au statut inférieur, qu'incombe pourtant la responsabilité de le choisir. Si chacun doit se faire un maître, il n'est point exigé que ce soit le même pour tous, et c'est la raison pour laquelle les Juifs n'ont jamais pensé se doter d'un pape. L'autorité se trouve dès lors fragmentée, dispersée, éclatée. Il en résulte un pluralisme juif définitivement vacciné contre la tentation de ceux qui voudraient faire passer leur rav – ou leur premier ministre – pour l'autorité infaillible et le guide suprême. Celui-ci peut bien être respecté et obéi par les uns, il est – fort heureusement – dédaigné par les autres. C'est lorsqu'on tient ce consensus impossible pour une vertu que tout risque de fanatisme est écarté. Si, en revanche, cette diversité d'opinions est perçue comme un défaut ou un vice auquel il faut remédier par le monopole d'un maître et d'une voie unique, alors la menace est tangible, et trois balles tirées dans le dos d'un premier ministre l'abattent sur le coup.
Parce qu'il est un monothéisme, le judaïsme crée un antidote supplémentaire à l'obéissance aveugle : puisque Dieu est au-dessus de la Création et de ses créatures, il est exclu d'avoir pour le maître une obéissance comparable à celle que Dieu réclame pour lui. La reconnaissance de la suprématie divine relègue tout leader politique ou religieux à une place subalterne. Le prophète est sans doute le personnage le plus éloquent du corpus biblique pour signifier cette démarcation vis-à-vis du souverain. Le prophète ne conteste pas son autorité, mais lui adresse néanmoins de sévères mises en garde. S'il y a un roi-philosophe dans la République de Platon, il n'y a pas de prophète-roi, excepté peut-être Samuel, juge et prophète, si ce n'est que les Hébreux ont exigé après lui de dissocier les deux fonctions.
Voyons dans l'histoire des Juifs – plutôt que dans le judaïsme – ce que fut le rapport à l'autorité politique. Avant d'examiner les voies correspondant à la modernité juive, revenons sur la première conception antérieure à l'émancipation. Elle se résume par cette expression ultime d'allégeance à l'autorité politique : dina de-malhouta dina (« la loi du royaume est la loi », Talmud de Babylone, traité Gittin p.10b). On y entend l'écho de cette asymétrie qui distingue les gouvernants des gouvernés : les Juifs n'étant guère invités à participer à l'élaboration des lois, pour éviter les effets pernicieux d'une confrontation inégale, la sagesse leur a inspiré la décision d'obéir aux lois en vigueur. Une autre théorisation, moins célèbre, mais non moins valide, introduit dans le face-à-face entre les gouvernants et les gouvernés un troisième acteur : la population autochtone. Les Juifs redoutaient qu'en temps de crise ils soient érigés par elle en bouc émissaire et qu'elle se transforme alors en foule déchaînée et violente. Pour conjurer cette menace potentielle, les Juifs ne se sont pas contentés d'adopter le principe du dina de-malhouta dina, ils se sont résolus à décréter leur allégeance au prince. L'historien américain Yosef H. Yerushalmi cite cette formule forgée au XVIe siècle par Isaac Amara de Venise pour caractériser ce rapport complémentaire à l'autorité : 'Avadim li-melakhim, ve-lo 'avadim la-'avadim (Serviteurs des rois et non serviteurs des serviteurs).[1] Le Juif de cour, si souvent décrié, avait pour fonction de représenter la communauté et de déclarer sa soumission collective en contrepartie de la protection que le prince s'engageait à fournir pour prévenir toute éruption de violence émanant de la foule. Mais ces garanties, pour autant qu'elles furent respectées, ne firent pas des Juifs des alliés et des complices du pouvoir. Ils demeuraient, en tout état de cause, des laissés-pour-compte, des humiliés et des offensés, des rebelles en esprit, s'ils ne l'étaient pas en acte, sous les apparences d'une docilité exhibée. L'autorité ne reposait guère sur un contrat entre gouvernants et gouvernés, mais sur un bon vouloir unilatéral, versatile et capricieux, au gré des humeurs du prince. Bref, une autorité étrangère. Cette lucidité a entretenu un scepticisme foncier vis-à-vis de l'autorité politique, scepticisme qui a traversé les époques.
On comprend dès lors le bouleversement introduit avec l'émancipation. D'une part, les habitants du royaume n'étaient plus des serviteurs, mais des sujets ; d'autre part, les Juifs n'étaient plus une collectivité marginalisée, mais des citoyens intégrés dans la communauté nationale. Ils n'avaient plus rien à craindre du peuple puisqu'ils en faisaient partie désormais. L'allégeance à l'autorité royale devenait caduque. C'est la nation au sein de laquelle ils étaient accueillis qui légitimait désormais l'État à l'édification duquel ils étaient invités à participer. Cependant, l'Histoire s'est révélée plus tragique et plus réfractaire à ce que laissaient espérer et entrevoir ces principes généreux : du corps politique érigé par la nation ont émergé des forces politiques et idéologiques hostiles à l'émancipation des Juifs et déterminées à la remettre en cause. Cette discrimination était la pratique d'une théorie nouvelle, l'antisémitisme, visant explicitement l'exclusion des Juifs de la cité démocratique. Fondée sur les principes universels d'égalité et de liberté, l'émancipation n'allait donc pas de soi. Elle réclamait un combat, tel celui mené par les dreyfusards contre la réaction avide de rétablir le régime d'antan vouant les Juifs à leur marginalité. Mais en Europe centrale et orientale une autre voie que celle de l'émancipation apparut aux Juifs beaucoup plus prometteuse : la longue marche de la révolution. Les inégalités sociales seraient abolies, y compris la question juive. L'appartenance au prolétariat et l'adhésion à l'internationalisme paraissaient une garantie plus sûre que l'inclusion individuelle au sein de l'État bourgeois.
Émancipation et révolution prétendaient résoudre la "question juive", l'une en respectant l'autorité de l'État, l'autre en la contestant. C'est la raison pour laquelle le modèle des notables a dominé en Europe occidentale, tandis qu'a prévalu en Europe centrale et orientale celui des camarades. Aucune de ces deux stratégies ne prenait pour cible la condition minoritaire avec laquelle le sionisme justement entendait rompre. Si le nom donné au nationalisme juif renvoie à la priorité du lieu de rassemblement – Sion –, le sionisme a tout autant préconisé pour les Juifs la nécessité de ne plus se greffer à des nations existantes, aussi ouvertes et inclusives soient-elles, telles les nations française et américaine, afin de constituer à eux seuls le noyau dur d'une nation ancienne-nouvelle pour laquelle un État serait, tôt ou tard, créé. La condition juive qui était de l'ordre d'un particularisme confessionnel, d'un ethos culturel et d'un problème social propre à une minorité prenait, cette fois, une dimension nationale, politique et majoritaire.
Les Juifs se répartissent aujourd'hui entre ceux qui restent fidèles au modèle de l'émancipation individuelle et ceux qui lui préfèrent l'appartenance à la nation juive. Dans le premier cas, les Juifs sont, en tant que tels, une minorité sociologique dans le pays qu'ils ont élu et où leur descendance s'enracine, mais ils participent au destin de la nation française, américaine, etc. au même titre que tout autre citoyen ; dans le second, les Juifs constituent une majorité ethno-nationale qui détermine l'hégémonie politique et culturelle de la société et de l'État d'Israël. On ne saurait sous-estimer la différence entre ces deux conditions : la première réclame une négociation constante entre l'universel de la nation à laquelle on appartient et le particularisme de la condition juive qu'on souhaite préserver à titre religieux ou culturel. De plus, après la Shoah, le doute subsiste, aussi ténu soit-il : un État de droit peut se transformer à la merci d'une majorité ou d'un coup d'État en son contraire.
En Israël, le fait majoritaire abolit ce doute des gouvernés vis-à-vis d'une volte-face de leurs gouvernants. On peut penser que le leader au pouvoir, ou son rival de l'opposition, défend une politique susceptible de conduire le pays à la catastrophe, mais personne ne pense que l'un ou l'autre se dispense d'assurer la survie et la vie collective de ceux pour lesquels l'État d'Israël a été créé. Si, à cet égard, les gouvernés en Israël font corps avec les gouvernants, il n'en reste pas moins que l'universel de la nation israélienne transcendant les communautés dont elle est constituée n'est pas aussi tangible que l'est la nation française, par exemple : l'autorité israélienne n'est pas neutre et n'embrasse pas d'une même bienveillance tous les citoyens qui lui doivent obéissance. S'agit-il là d'un écueil du sionisme ou bien d'une contingence liée au conflit israélo-palestinien qui perdure ? Les avis sont partagés, mais telle est la pomme de discorde : que l'État d'Israël vise en toutes circonstances la suprématie de l'intérêt national juif est admis, même si les catégories de "Juif" et "Israélien" ne se confondent pas puisque 57% des Juifs du monde ne sont pas citoyens israéliens et que plus de 20% des citoyens israéliens ne sont pas juifs. Le gouvernement de l'État d'Israël est-il juif lorsque, face aux Érythréens qui y ont trouvé refuge, il proclame avec bonne conscience « les Juifs d'abord, les Juifs seulement » et préconise l'expulsion de ceux qu'il désigne comme des « infiltrés » ? Ne le serait-il pas beaucoup plus si sa politique altérait la raison d'État et l'intérêt égoïste et sacré en s'inspirant du commandement biblique : « Tu n'oublieras pas que tu as été esclave en Égypte » ? Ces dilemmes-là, la création de l'État d'Israël ne les a pas atténués, bien au contraire. Le paradoxe est impressionnant : ceux qui se réclament de l'observance des commandements optent pour la solution nationaliste et ceux qui en sont les plus éloignés se révèlent plus près du commandement biblique. Qui est juif, alors ? Objectivement, les uns et les autres, bien sûr, les prophètes et ceux qui les lapidaient. Subjectivement, normativement, à chacun de choisir, comme on choisit son maître, en son âme et conscience.
L'émergence des populismes et le retour des discours nationalistes ont de quoi inquiéter en Europe et aux États-Unis. En Israël également ; mais pas pour les mêmes raisons : en diaspora, le rejet de l'étranger pourrait bien à terme faire des Juifs les cibles prochaines d'une nouvelle exclusion ; en Israël, le rejet similaire de l'étranger nous transforme en complices de cette xénophobie. Cette tendance populiste n'est pas moins vivace ici qu'en Europe, d'autant qu'elle ne siège pas dans l'opposition, mais gangrène bel et bien la majorité gouvernementale.
Qu'est-il advenu de l'engagement juif pour la révolution alors qu'ils l'ont tant aimée ? Le sort des Juifs dans les pays socialistes et les démocraties populaires, d'une part, et le régime liberticide que ces révolutions ont mis en place, d'autre part, ont eu raison de cette inclination et de cette fascination. Il était fatal qu'après avoir dévoré ses propres enfants, et ses enfants juifs en particulier, la révolution se retrouve orpheline de ces militants exaltés d'autrefois. L'esprit de contestation et l'espoir que ces révolutions ont généré ont trop souvent accouché d'une servitude dogmatique à l'égard du parti et le grand soir propice à tous les espoirs s'est transformé en petits matins blêmes et glacés du goulag. Et de même que l'on ne peut plus écrire de poésie après Auschwitz, peut-être en va-t-il ainsi pour l'utopie : comment penser et rêver l'impossible lorsque le possible qu'elle a engendré s'est révélé funeste ? Sans concevoir la moindre nostalgie pour cette discipline de fer, il y a lieu de s'interroger pourtant sur la patine qui recouvre aujourd'hui cette quête de justice, sur le gel qui endurcit cette sensibilité instinctive d'alors pour les opprimés et les damnés de la terre ? Qu'est devenue cette aspiration à un monde meilleur, à un monde plus juste pour tous, et pas seulement pour les Juifs ?
Longtemps, on a expliqué cette contestation de l'ordre établi par la tradition juive. La rébellion n'était-elle pas inscrite dans l'histoire biblique, de la sortie d'Égypte au grand dam du Pharaon jusqu'à la révolte des Maccabées ? Certes, il y a bien aussi, pour tempérer la tendance à la contestation, le rapport à la loi. Cependant, l'écart est fréquent entre la justice et la loi des hommes : celle-ci peut être promulguée par intérêt, non par souci du droit et de la justice. C'est à cette sensibilité-là qu'on a longtemps identifié le judaïsme et le messianisme a signifié cette aspiration universelle à la rédemption. En termes politiques sécularisés, cela a donné l'effet idéologique suivant : on était de gauche parce qu'on était juif et on était sioniste parce qu'on était de gauche. De nos jours, on assimile le judaïsme à l'ultra-conservatisme et le sionisme au nec plus ultra du nationalisme ethnocentrique et ethnocratique. L'implantation a remplacé le kibboutz et la "jeunesse des collines" (a-t-on jamais inventé d'euphémisme plus exécrable ?) les pionniers d'antan.
On se gardera bien de trancher sur l'essence du judaïsme ; encore moins sur l'essence des Juifs. Gardons-nous d'être fascinés par un mot ou séduits par l'idée contraire. Il y a des contestations mortifères et des contestations salutaires. Il en va de même pour les conservatismes : certains font la dignité de l'homme, d'autres ne sont rien de moins qu'indignes. Contester, conserver, mais que faut-il contester et qu'importe-t-il de conserver ? C'est là la question. À qui obéir et jusqu'où obéir ? C'est à cet examen, cet examen de conscience chaque fois recommencé, que chaque génération est appelée à passer, sans céder à l'illusion qu'elle parlera d'une seule voix. Cette épreuve doit être menée sans relâche, sans faire du passé table rase, sans condamner l'avenir à n'être que la reproduction du passé.
[1] Voir Yosef Hayim Yerushalmi, Serviteurs des rois et non serviteurs des serviteurs, Allia, 2011 (traduit par Éric Vigne).
Publié le 26/08/2020