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Les trois temps de la civilisation et les trois attitudes face à l'autorité

Ecrit par Entretien avec Claude Birman - Ecrivain philosophe et enseignant

Selon vous, le judaïsme entretient-il un rapport particulier à l’autorité ?

Oui. Le judaïsme entretient un rapport singulier avec la question de l’autorité. C’est certes un concept romain, dont le grand linguiste Emile Benveniste a montré qu’il signifie au sens premier « création », (du verbe latin augere : faire croître, développer, d’où le substantif auctor, auteur, fondateur, créateur). Ce qui renvoie immédiatement aux fondements de la culture juive ! Les Romains n’ont justement trahi leur allié judéen qu’à peu près à l’époque où ils ont commencé à cesser d’être républicains : Pompée saccage Jérusalem en -63, et César entre en Italie en -49, avant de battre… Pompée lui-même à Pharsale en -48 !  Ainsi la violation de l’auctoritas républicaine romaine par le franchissement du Rubicon, est anticipée de peu par celle du Saint des saints dans le Temple. Il y a les mots, et les choses, publiques, bien sûr ! La vocation de linguiste de Benveniste, Juif d’Alep, a donc partie liée avec la chute de la république de Weimar, et sa quête implicite de refondation de l’autorité.

L’autorité peut être parentale, morale et politique, dirigeant la vie familiale, sociale, et civique. La Bible hébraïque ne traite que de cela, évoquant tour à tour Abraham, Moïse et David. L’autorité morale de la Loi de Moïse s’y inspire de la tradition de ses pères, qu’il transpose en régulation sociale, que le pouvoir de David aura pour vocation d’assumer. La linéarité du récit biblique déploie ainsi, de manière singulière, la structure universelle de ce triple effort humain de civilisation, symbolisé dans les lettres du nom d’Adam :

Aleph, comme le ‘Hesed d’Abraham, sa générosité fondatrice, qui relance à l’échelle humaine, par l’inauguration de sa paternité normative, le don gratuit de la Création, ce ‘Hesed divin, selon Maïmonide.

Daleth, comme le pouvoir de David, dont le combat pour la paix, le chalom, prépare la concrétisation de cette promesse subjective abrahamique par la réalisation objective d’une vie collective libre et heureuse ;

Enfin, le Mem de Moïse indique que, si la fin était en puissance dans le commencement, elle ne lui correspond, effectivement, que grâce à la médiation de la Loi du Sinaï.

 On peut ensuite distinguer la logique intrinsèque cohérente de l’histoire biblique de la constitution du peuple juif, des conditions générales incohérentes de sa confrontation extrinsèque avec l’Histoire universelle. Car l’édification biblique d’une autorité légitime, assumée par un pouvoir efficace, intervient dans l’Histoire comme la réparation à l’œuvre, le tikoun, de son cours compromis. Le pouvoir y est, globalement, soit défaillant, soit arbitraire, la parenté souvent dévoyée, et l’autorité morale méconnue et moquée. Le premier des Psaumes en fait la revue dès son premier verset : « Bonheur à l’homme qui n’a pas marché    dans le plan des malfaisants et dans le chemin des égarés n’a pas été. Et dans la demeure des moqueurs n’a pas demeuré. Mais dans l’enseignement (torah) du Tétragramme son désir et dans son enseignement il murmure (ye’hguè) jour et nuit.[1]»

Jean Zacklad[2] comparait cette réparation à la reprise d’un filet de pêche. Elle implique une stratégie d’exil, cette « nuit » qui suit et précède le « jour » du retour à l’évidence, qui prend acte, grâce au « murmure/méditation », de ce triple décalage, anticipée par l’action de Joseph dans la Genèse, et relancée par celle de Mardochée dans le Livre d’Esther. L’une et l’autre consistent en trois attitudes complémentaires, qui visent à favoriser l’instauration à terme d’une autorité légitime effective universelle. Joseph œuvre, au commencement du récit biblique, à la fois pour son peuple en difficile voie de constitution, et pour la rationalisation des traditions archaïques dévoyées de l’Empire égyptien antique déclinant. Mardochée défend, lui, à la fin du même récit, son Peuple enfin constitué, mais malmené par les dangereux aléas prémodernes de l’Empire perse. Dans les deux cas, la première attitude constructive consiste à conforter la stabilité des institutions, condition nécessaire des libertés humaines, émergeant de la précarité naturelle et du jeu des passions arbitraires. Car les tyrannies, Jean-Jacques Rousseau le rappelle, ne sont pas des corps politiques, mais des anarchies cruelles. Ainsi Joseph sert loyalement son maître Putiphar, et Mardochée sauve la vie d’Assuérus. La deuxième attitude nécessaire, c’est la résistance aux penchants criminels redoutables de ces Empires, tant archaïques que modernes, issus de leur persistante instabilité. Joseph échappe à la lubricité de la femme de Putiphar ; et Mardochée refuse de plier le genou devant Hamman. 

La troisième attitude est plus indirecte, mais plus décisive à long terme. Elle consiste dans la performance, dans tous les domaines, sans laquelle des institutions, même de bon aloi, restent fragiles. La sagesse de Joseph lui permet de faire prendre conscience au Pharaon qu’il est le sujet et non l‘objet de ses rêves, comme déjà Abraham était un père intentionnel et non un géniteur passif. Elle lui apprend ensuite la domination de la nature par la prévision de ses variations, comme la Loi révélée par Moïse transcendera intérêts et passions, et enfin à bâtir des silos d’État, comme David viendra de Bethléem, assurer le « pain » (le’hem), à son peuple. Quant à Mardochée, il prédispose Esther, dont il cultive les qualités indiquées par son autre nom Hadassa : myrte, plante dont le parfum est le symbole d’Abraham, à éclairer le roi égaré, à lui faire reprendre pied contre la furie d’Hamman, et à reconnaître la légitimité de Mardochée. Ainsi la rose (chochanah) aux treize pétales de la légitimité zoharique d’Israël, a pour finalité de délivrer Suze (Chouchan), la capitale de l’Empire, de sa labilité et de l’arbitraire de son pouvoir. Le comportement traditionnel et moderne des Juifs fidèles à leur culture s’efforce donc de correspondre, en tout temps et en tous lieux, à ces attitudes normatives : conforter la stabilité des institutions, contester l’injustice, et viser en tous domaines compétence et performance. Car le fondement originel de toute véritable autorité est l’idéal de liberté et de justice, et son effectivité réside dans son emprise réelle à venir sur le pouvoir, afin d’établir le Royaume des Cieux sur Terre.

Partagez-vous l’analyse sur le tournant conservateur du judaïsme moderne, et si oui, comment l’expliquez-vous ?

Il existe un clivage fondamental entre démocraties et tyrannies. Et le fondement de la démocratie est plus dans la Bible hébraïque que dans la Grèce ou la Rome antiques : Moïse, dit Rousseau, ne donne pas des lois à son Peuple, comme Lycurgue aux Grecs ou Numa aux Romains, mais l’invite à suivre la Loi. Le Dieu d’Israël est Celui de la Liberté, de la « Sortie d’Égypte des Hébreux opprimés ». Et la liberté est fondement d’égalité, et de fraternité, finalité par excellence du récit biblique et de la culture juive. C’est dans l’unanimité du serment du Peuple en Exode 24, que la notion de Contrat Social apparaît. Dans la Bible, le philosophe Alain le rappelle, se trouve la vraie politique. La morale biblique et ses fondements invitent à l’émancipation et à l’autonomie des peuples et des individus en vue de leur fraternisation. Elle suscite donc la haine de tout consentement à la domination et à la servitude.

La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, est elle-même née en bonne part de la réprobation de la haine meurtrière des Juifs. Et sa structure a été conçue par René Cassin, inspiré de sa culture juive. La continuation moderne de la fidélité juive à la visée d’un monde libre et juste implique donc adhésion et participation au libéralisme de l’État de droit. Les Juifs y reconnaissent, outre le cadre de leur émancipation, l’actualisation de valeurs bibliques.  Mais ils se tournent aussi vers le socialisme, qui en actualise d’autres. Leur engagement pour l’égalité sociale a été tel, que Martin Buber présente le socialisme comme la forme moderne du judaïsme ! Mais les Juifs se sont impliqués dans tous les domaines de la vie moderne. Le jeune Marx, irrité, dénonce ainsi, dans son virulent pamphlet Sur la question juive, de 1843l’engouement des siens pour le capitalisme industriel naissant. Il reviendra à Eléonore, sa fille surdouée, de faire campagne contre l’antisémitisme en milieu socialiste, tout en ayant appris le yiddish pour parler aux ouvriers juifs socialistes anglais.

Les Juifs et les démocrates doivent donc se garder de deux écueils : l’alibi libéral de l’injustice sociale, et l’alibi progressiste des tyrannies collectivistes. De fait, c’est seulement dans un monde libre que la justice sociale peut être développée, car le socialisme autoritaire, subordonnant la liberté à l’égalité, ruine l’une et l’autre. Le judaïsme contemporain, en accord avec le républicanisme humaniste moderne, vise ainsi à concilier un progressisme soucieux de justice, avec un néo-conservatisme attentif à promouvoir et à préserver les libertés. Hannah Arendt et Léo Strauss naguère, et Michael Walzer récemment, parmi bien d’autres, l’ont brillamment montré. 

« Bonté (Liberté) et Vérité (Fidélité) se sont rencontrées, Justice et Paix se sont embrassées. » (Psaumes85,11)

 

[1] Gloires, Livre I, 1,1-2, traduction de Henri Meschonnic, modifiée, éd. Desclée De Brouwer, Paris, 2001. 

[2]  Dans l’Introduction de sa thèse, Essai d’ontologie biblique (éd. Mouton, Paris, 1967).

Publié le 14/08/2020


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