Avant même de nous présenter les figures dans lesquelles l’Autorité va se diffracter[1], avant d’envisager les relations qui vont s’établir entre elles d’une part et avec le collectif d’autre part[2], la Thora nous avertit de la faillite de toute autorité humaine. Plus étonnant encore, elle prescrit d’emblée les dispositions régissant ces manquements qui apparaissent de la sorte consubstantiels à l’exercice du pouvoir.
« Et si toute l’assemblée d’Israël a été dans l’erreur et qu’une chose a été occultée des yeux de l’assemblée [...] l’assemblée sacrifiera un bœuf en expiation [...] les anciens de l’assemblée appuieront leurs mains sur la tête du bœuf, devant D’[...] et il leur sera pardonné [...] »
Nous allons poser ici l’hypothèse selon laquelle ce serait précisément la faillibilité de l’autorité qui atteste de sa légitimité[3].
« Si le grand Beth-Din a fait erreur, on apportera douze bœufs d’expiation [...], chacun d’entre eux est appelé bœuf de la chose occultée du public[4] [...] »
Ces prescriptions n’ont rien d’anodin[5]. L’instance suprême peut donc faire erreur. Charge à elle non seulement de chercher à corriger son erreur dans ses implications concrètes mais, aussi, de faire amende honorable en apportant, au grand jour, le bœuf de la chose occultée. Publicité, public[6] : il serait tentant de se laisser plaisamment glisser vers le demos; la collectivité[7] porterait la voix profonde de l’homme, en qui la modernité s’évertue à voir la source ultime d’autorité.
Dans cet ordre d’idées, il est convenu[8] de présenter l’épisode dit du four d’Akhnaï[9] comme une victoire de l’argumentation raisonnée sur le miracle, de l’opinion majoritaire sur l’axiome, fût-il asséné avec fracas. La Thora n’est pas au Ciel ! s’exclame rabbi Yeochoua contre rabbi Eliezer qui multiplie les interventions surnaturelles. La loi ne saurait être tranchée en dehors du cadre argumentatif. Victoire du savoir humainement transmis sur D’ Lui-même, qu’on pourrait dès lors galamment évacuer de la discussion. Surtout, cette célèbre controverse talmudique semble nous dire de l’autorité que, si elle échappe à D’, ce n’est pas pour reposer sur l’opinion d’un seul. La prétendue infaillibilité qui auréolerait une figure cléricale prête alors à sourire.
Dans un monde où nulle tête couronnée ou mitrée ne vient plus imposer son autorité, on aime à se réchauffer à la chaleur de ce fameux four et à l’idée qui s’en dégage : vivre et laisser vivre, ne rien imposer. Combien de textes, en français, ont-été consacrés à l’altérité respectable qu’incarnerait un Elicha ben Abouya[10], ce sage devenu autre ? Ainsi donc, dans le judaïsme, la liberté de penser et de faire s’épanouiraient dans le respect de la diversité. Confiée à l’homme, aux hommes dans leur pluralité, l’autorité protégerait nécessairement de l’arbitraire.
Merveilleuse langue que le français qui permet de se tromper : en oubliant par exemple que la controverse autour du four d’Akhnaï se termine par la mise à l’écart de rabbi Eliezer ; en omettant de signaler que, plus généralement, pour autant qu’il soit le seul du Sanhedrin à professer une opinion donnée, le Sage qui persévèrerait à l’appliquer verrait son hétéropraxie sanctionnée par la peine de mort[11].
« Quiconque souscrit à Moché notre maître et à sa Thora est dans l’obligation de se conformer à eux [les Sages du Sanhedrin] dans ses actes et à se reposer sur eux[12]. »
A-t-on conscience de ce que peut signifier la concentration absolue du pouvoir aux mains du Sanhedrin ?
« Tu feras selon la Thora qu’ils t’enseigneront, d’après la loi qu’ils te diront. Ne t’écarte de la chose telle qu’ils te la raconteront, ni à droite, ni à gauche[13]. »
Saisit-on pleinement les implications de ce que Rachi nous rapporte au nom du Sifri[14] ?
« Même s’ils te disent de la droite qu’elle est la gauche et de la gauche qu’elle est la droite ; à plus forte raison, s’ils te disent de la droite qu’elle est la droite et de la gauche qu’elle est la gauche[15] ».
Version sympathiquement in : parce que fixée par la majorité, la loi viendrait supplanter l’idée d’une vérité absolue, indépendante de la parole humaine. Actant la victoire post-moderne du discours sur la réalité tangible, on voudrait lire ici un speech act à l’échelle d’un peuple: il suffirait de décréter qu’une pipe ne le soit point pour que, jamais et pour personne, elle ne l’ait été[16].
Version terriblement dark : assentiment aveugle, placé sous le signe du verset, dont l’impératif effacerait autant la bonne foi que le bon sens. Qu’il semble pathétique, notre pauvre Juif, projeté par delà le bien et le mal, dans l’obéissance pure et docile.
On s’y brûle facilement, au four d’Akhnaï [17]!
Puisque la Loi de D’ est dite par les hommes, elle peut, l’homme étant faillible, devenir folle[18]. Quelle autorité, dès lors, la Thora confère-t-elle à l’individu ? La responsabilité individuelle s’est-elle consumée dans le four d’Akhnaï ? Faire taire rabbi Eliezer, c’est admettre qu’il n’y ait plus qu’un seul discours agissant dans le monde[19], celui de la majorité des Sages. Si le système se détraque[20], qu’à tort, les Sages te disent de tuer untel, il ne te reste plus qu’à le tuer. Ah, tu veux jouer au malin en dégageant le à tort, arguant du fait que la vérité qu’ils énoncent est désormais la seule vérité (discours propre à ceux qui ont fait autant que subi le système totalitaire[21]), il ne t’en restera pas moins sur les mains un sang réel, celui de l’innocent. Car le pouvoir peut s’égarer, que l’autorité soit monocéphale ou portée par soixante-et-onze Sages.
Les choses ainsi posées, le bœuf de la chose occultée signifierait donc que la maldonne n’appartient pas simplement à l’ordre du vaguement hypothétique : dans une certaine mesure, elle est vraisemblable[22], au sens où il n’est d’autorité[23], s’appuyant sur le dire de l’homme, qui puisse définitivement se prémunir de tout écart à la Vérité[24].
La notion d’autorité suppose une relation entre l’instance chargée de dire la vérité et celui qui y soumet son action. Si l’on conçoit qu’il subsiste une réalité qui ne se laisse pas définitivement manipuler par le verbe, alors il faudra tenir compte de la Vérité dans ce qui apparaît comme une triangulation[25].
Armés de ce dispositif – dans lequel il conviendra de bien distinguer l’instance énonçant la vérité, la réalité et l’individu – nous pouvons à présent pénétrer, ébranlés pour avoir fait vaciller bien des évidences, dans le traité talmudique de Horayot et nous confronter de plain-pied à la définition-même de l’autorité, à ses fondements, à ses limites conceptuelles et pratiques.
Nous pourrions revenir sur la situation précédemment esquissée où la Maison du Précepte aurait ordonné un assassinat. Ou envisager la situation guère plus réjouissante de la femme, qui malgré le tumulte des enfants de son second lit, entendrait frapper à sa porte les coups si caractéristiques de son premier mari, celui même que, sur la base d’un seul témoin, la Maison du Précepte avait décrété mort, autorisant par là-même notre dame à se remarier[26]. La voici, désemparée, qui jette un regard affolé sur son petit dernier en allant ouvrir la porte qui fera basculer tant de destins.
Restons-en à un cas plus simple, où l’on ne passe pas de vie à trépas ou réciproquement.
Imaginons que le Sanhedrin autorise, à l’unanimité, la consommation du suif de bœuf[27].
Dûment estampillé casher, le suif fait son arrivée remarquée sur les étals de nos boucheries[28]. Sous le nom commercial de boule de Juif, on en trouve même quelques exemplaires au rayon cacher des grandes surfaces, entre les pains azymes et les tranches de dinde. Après une brève hésitation, vite balayée en constatant que le suif trouve une place d’honneur à tous les kiddouch communautaires, le brave David Cohen se dit qu’après tout, les Rabbins du Sanhedrin[29] savent ce qu’ils font et, comme la majorité des Juifs[30], finit par lui trouver un goût succulent. Le vieux monsieur Geschmakovitch, qui engloutit les grasses tartines sans se soucier de son taux de cholestérol, est aux anges : il assure avoir retrouvé là le schmaltz de son enfance. Achkénazes ou séfarades, les papilles sont rapidement conquises. David Cohen se régale…
Et là, patatras, les réseaux sociaux s’emballent: la Maison du Précepte s’est tout simplement fourvoyée[31]. En réalité[32], le suif n’est pas casher du tout ; il s’agit du fameux ‘helev ! Oui, oui, cette graisse interdite dont parlent la Thora[33], le Talmud[34], les décisionnaires[35] et, désormais, toute la communauté.
David Cohen ne sait pas ce qui a bien pu passer par la tête des rabbins et, à présent, il se demande que faire. Techniquement, on peut bien faire disparaître le produit interdit de la filière casher, cachériser tous les ustensiles dans les règles de l’art. Mais il y a eu faute. Qui en porte la responsabilité? Lui, simple quidam qui a fait ce que l’on attend de tout bon Juif, obéir à l’autorité[36], ou les membres du Sanhedrin?
Et son cousin Michel Lévy, l’érudit qui aurait pu siéger au Sanhedrin[37] et n’arrêtait pas de répéter qu’il y avait là anguille (non casher) sous roche. A vrai dire, la situation de Michel était bien plus complexe. A opposer une Loi absolue à la loi des hommes, Antigone avait le beau rôle. Pour Michel, c’était la Loi contre la Loi, verset contre verset: écouter les Sages en leur majorité[38], ou s’abstenir de manger[39]. Et, en admettant que discrètement[40] il s’abstienne de manger, privilégiant sa conscience sans faire d’esclandre[41], qu’aurait-il dû faire si, poussant la déraison d’un cran, le Sanhedrin avait ordonné à tout membre de la tribu de Lévy de manger du suif le 12 Nissan? A quelle autorité obéir? Quid de la bonne foi[42], de son érudition, de la tradition[43]? Vertige: la gauche est devenue la droite et la droite la gauche! La Raison, qui permettrait à ce brave Michel de se recentrer, doit-elle être sacrifiée sur l’autel de l’obéissance[44]? Si tel n’est pas le cas, quelle autre garantie que la Prophétie la Thora propose-t-elle pour éviter que le pouvoir législatif qu’elle met en place n’écrase définitivement le libre examen?
David Cohen, parce qu’il a transgressé l’une des mitsvoth de la Thora en se basant sur l’autorité du Sanhedrin[45], est dispensé du sacrifice expiatoire (‘hatat)[46].
En revanche[47], la Maison du Précepte devra apporter le bœuf de la chose occultée en vertu des versets placés en préambule. Pour avoir tranché de manière erronée ? Pour avoir induit en erreur tant de David Cohen[48] ? Ou alors, précisément, à cause de Michel Lévy, consommateur de suif à son corps défendant[49] ?
Qu’aurait donc dû faire Michel Lévy, l’érudit qui a finalement, du bout des lèvres, absorbé la mesure réglementaire de suif le 12 Nissan, lequel morceau lui est d’ailleurs resté sur l’estomac[50]?
Il devra, lui, apporter un sacrifice expiatoire personnel (‘hatat[51]). Lui, Michel Lévy! Mais que lui veut-on? N’a-t-il pas fait qu’appliquer, bien malgré lui, ce que la Thora exige de lui. Ce bout de viande[52], s'il ne l’avait pas ingurgité à Kippour, n'aurait-il pas transgressé l’injonction de se conformer aux ordres du la Maison du Précepte[53]? Or, voilà que cette même Thora l’appelle, en apportant son sacrifice[54], à effectuer une confession (vidouy). Que peut-il bien avoir à se reprocher?
Notons ici que l’autorité se traduit par un tiraillement[55]. Peut-être est-ce d’ailleurs ce qui la caractérise dans le ressenti qu’elle induit. Pas de tiraillement[56], servile soumission au pouvoir; déchirement: indice d’autorité parce que renvoi à la responsabilité personnelle. En affinant, on pourrait concevoir que David Cohen a obéi au pouvoir[57]. Passé le premier haut-le-cœur, plus de questions. Michel Lévy, lui, s’est confronté à l’autorité: bien vite, il arrive à une aporie[58] et jamais ne peut se dégager de sa responsabilité individuelle ; Crainte et Tremblement[59] ! Ce qui différencie l’un de l’autre: ni le bon sens, ni la bonne foi, mais le Savoir[60]. Il y avait un appel au raisonnement chez Rachi. « A plus forte raison[61] » Arraisonner les comportements à la Sagesse[62] : voilà ce que nous ordonne la Thora, qui vient libérer l’homme.
Le savoir n’est pas qu’un contre-pouvoir, garde-fou qui permette d’échapper à la folie des discours d’autorité. Il est l’injonction fondamentale. Na’hmanide explique ce que Michel Lévy a à se reprocher[63]: de ne pas avoir convaincu les membres du Sanhedrin de la pertinence de ses propres arguments[64].
C’est donc l’éducation qui, parce qu’elle renvoie à la source de toute autorité, prévient les méfaits du pouvoir. Et ce n’est pas un hasard si le Sanhedrin, la grande Maison du Précepte doit être le Beth Hamidrach par excellence, la Maison d’étude, là où le savoir se transforme en action[65]. Le pouvoir n’en est que dérivé[66].
Exigence ultime, utopie[67] sans laquelle tout discours peut chavirer, au nom de l’Autorité : le Savoir, qui convainque en se refusant tout artifice rhétorique. Portée de l’argument, exigence de la connaissance : par-delà les questions ponctuelles de pureté et d’impureté, voilà la flamme qui s’élève du four d’Akhnaï. Par le bœuf de la chose occultée, le pouvoir s’y sublime en autorité. Le pouvoir assujettit ; l’autorité rend au sujet sa dignité en s’en remettant à sa responsabilité face au savoir.
C’est en vertu de cet appel du savoir[68] – appel au savoir ! – que l’autorité doit rendre compte de ses erreurs. Le pouvoir, lui, assène des certitudes : pour lui, la quête du savoir n’est qu’un luxe et le tâtonnement une faiblesse.
Ses décisions, le pouvoir n’a pas à les justifier par la raison ; l’autorité, elle, doit se manifester comme recherche constante de l’adéquation entre le faire et le vrai[69]. Dite par la grande Maison du Précepte, la Thora n’efface en rien la responsabilité de l’individu. La faillibilité de l’autorité, que souligne le bœuf de la chose occultée, démontre qu’au contraire du pouvoir[70], elle doit continuellement se baser sur la savoir et son énonciation raisonnée.
Admettre son erreur, admettre les répercussions massives de son erreur, c’est invoquer à la fois à la responsabilité humaine et la Source de toute vérité. A ce titre, le bœuf de la chose occultée refonde l’autorité. Tout n’est pas réparable, effaçable : la victime de l’erreur judiciaire ne ressuscitera pas aussitôt celle-ci admise[71]; nulle solution miracle au drame conjugal que nous avons dépeint à grands traits. Dans une discussion sur l’autorité et ses limites, tel n’est pas forcément l’enjeu premier. Ce qui doit s’imposer ici à nos yeux, c’est que les figures d’autorité sont toutes comptables de leurs égarements : ce n’est qu’à ce titre qu’elles peuvent se réclamer de l’Autorité suprême.
La mise en scène de l’autorité humaine dans sa faillibilité[72] articule le rapport de l’individu vis-à-vis d’une part du discours normatif, tel que l’élabore le Sanhedrin et, d’autre part, du Créateur, garant de cette Vérité au delà du dire humain. Cette Vérité permet au propos de se reprendre en cessant de délirer. Il est donc essentiel de mettre en exergue la faillite des élites. Elles ne peuvent se dégager, au nom d’une Autorité désincarnée, de leur rôle dans la concrétude du monde, pas plus que l’individu ne peut se défaire de ce qui lui incombe avant tout : le savoir.
A présent que nous avons envisagé, à travers les archétypes que la Thora met en place, la faillibilité des instances suprêmes comme renvoyant justement à leur légitimité, nous pouvons élargir notre regard à la Thora considérée dans ce qu’elle a de prescriptif: en fait, tout verset nous place à l’intersection entre autorité et pouvoir. La quête de sens, dont se nourrit l’homme, s’alimentera de cette double exigence. Il appartiendra inévitablement à la collectivité de vivre la tension entre les deux horizons que la Thora précise: l’incontestable pouvoir et l’autorité qui, incontestée, perdrait sa raison d’être.
Entre Michel Lévy et David Cohen, ne sommes-nous pas, chacun à sa manière, pris entre le malaise de l’ignorance et celui du savoir, écartelés entre discipline sans faille et questionnement sans fin ? Sans doute. Mais, forts de ce constat, nous savons que si l’autorité ne protège pas de l’arbitraire, elle ouvre néanmoins un espace de liberté qui porte pour nous un nom : la responsabilité.
[1] En Yitro et Michpatim sont exposées de nombreuses lois. Pour qu’elles ne demeurent pas lettre morte, un cadre s'avère nécessaire. Ce n’est qu’en Choftim que les institutions seront précisément décrites et singularisées.
Avec Rachi (sur Berechit 15, 9), remarquons que le bœuf de la chose occultée apparaît déjà, dans le Midrach, lors de l’Alliance d’entre les parts conclue entre D’ et Abraham. Il y est question d’un bovin triple (ou détriplé). « Trois bovins : allusion aux trois bœufs, celui de Yom Kippour, le bœuf de la chose occultée du public ainsi que la génisse à la nuque brisée [‘egla ‘aroufa, voir note 73] ». L’un des points communs les plus évidents entre ces trois bovinés semble être la responsabilité collective. Comme pour indiquer à Abraham (et à sa descendance) que la responsabilité de l’individu vis-à-vis du collectif et celle du collectif vis-à-vis de l’individu formeront la trame générale de l’histoire du peuple d’Israël. Cette histoire, qui débute avec lui, ouvre un nouveau régime de relation à autrui, marqué par la coresponsabilité. Voir Mena’hot 52a avec les commentaires de Rachi et des Tossafistes.
[2] D’année en année, à l’occasion de la parachat Choftim, un propos revient souvent, à visée vaguement apologétique : il fait correspondre les figures bibliques qu’on y rencontre à différents pouvoirs, dont il s’agira de démontrer, ô miracle préfigurant De l'esprit des lois, qu’en conformité avec ce qu’énoncera Montesquieu, ils sont maintenus séparés. Le judaïsme fut d’avant-garde ; il est résolument moderne, CQFD (peu importe qu’on peine à traduire en un langage politique contemporain ce qu’il aurait à dire).
Or, si l’on s’intéresse aux prérogatives du Prophète, du Prêtre, du Roi et du Juge, on aura vite fait de constater que, chez ces deux derniers au moins, avec force nuances, les pouvoirs législatifs, judiciaires et exécutifs ne sont point séparés. Il suffit d’ouvrir le traité éponyme pour y voir comment le Sanhedrin ne se contente pas de légiférer : il juge, condamne et applique.
On remarquera, dans le temps long de l’histoire juive, la concomitance entre le Roi de la lignée davidique, le Prophète et le Prêtre. Avec la fin du premier Temple s’éteint le pouvoir plein et effectif de ces trois figures d’autorité. Le Sanhedrin subsistera jusque peu après la destruction du Second temple. Cependant, en ce qui concerne le bœuf de la chose occultée (Yoma 73a, Meguila 9b, Horayot 11b), ce sacrifice ne sera apporté qu’au premier Temple. On pourrait aisément lier ceci à la signification profonde de la collectivité et au rapport du peuple juif à ses dirigeants : de ce point de vue, le second Temple ne constituerait, à bien des égards, qu’un pâle ersatz du premier.
[3] Nous nous focaliserons ici sur l’erreur imputable au Sanhedrin, à savoir à l’assemblée des Sages, qualifiée par le verset d'yeux de l’assemblée. Dans l’autorité qu’elle porte et incarne, cette instance diffère profondément du Prophète auquel il est interdit d’intervenir dans la fixation de la Halakha et que par définition une erreur disqualifierait, soumis qu’il est à des règles bien particulières (voir Maïmonide, Lois de fondements de la Thora, chapitre 7 et suivants). Elle diffère aussi du Prêtre (voir commentaire du r. Samson Raphael Hirsch sur Vayikra 4,3 et 16-21 ainsi que r. Arié Levin. Michnat Arié sur Horayot 2,2). L’autorité des Sages n’équivaut guère à celle du Roi, de même que leurs prérogatives divergent fondamentalement ainsi que l’explique le Ran dans sa fameuse Onzième Dracha. Sur la question de la faillibilité du Roi et de l’honneur qui lui est dû, à opposer à celui dû au Sage, on pourrait mettre en parallèle Les Deux Corps du roi d’Ernst Kantorowicz et la piste ouverte par les Tossafistes sur Sanhedrin 19a (première glose au sujet de Yanaï Hamelekh) et ouvrir un espace de réflexion sur la politique juive du savoir qui nuancerait la portée de la sentence « Qui sont les Rois ? Les Rabbins ! » (Guittin 72a mais Nedarim 20b). La portée d’un tel questionnement sur l’articulation entre religieux et politique, entre pouvoir du Texte et pouvoir de ses exégètes dépasse largement les dix-septième et dix-huitième chapitres du Tractatus theologico-politicus. Elle débouche, au 20e siècle, sur l’intense réflexion qui s’y est déployée autour du langage comme source du droit pour apporter, qui sait ?, quelques éclairages sur ce qui, aujourd’hui, défraie fréquemment la chronique mondaine: quelle immunité pour l’homme d’État ? Quelle seraient les prérogatives de l’État pour passer du prescriptif au descriptif (post-vérité et autres fakes news, gestion des réseaux sociaux et de la parole qui s’y répercute)? Chercher à définir la relation du Sage au Roi, c’est se pencher sur des phénomènes éminemment contemporains. Pour en rester à la situation politique du peuple juif revenu sur sa terre, il pourrait aussi s’agir d’un exercice où la lucidité le dispute à l’enthousiasme des retrouvailles : le pouvoir politique juif qui s’y exerce relève-t-il d’un registre davidique, hasmonéen ou autre ? Choisir telle ou telle optique, c’est affirmer le divorce ou les retrouvailles du Roi et du Sage. C’est aussi se demander combien le Sage de nos jours peut continuer à se vivre dépolitisé, donc dans une certaine forme d’exil. Voici quelques interrogations qui pourront se lire ici en filigrane, et qui feront écho à la suivante : comment se manifeste dans notre vécu l’absence de Sanhedrin ? Que signifierait, pour le peuple juif, une sagesse qui ne l’engage que de jure ?
Parce que le Juge, c’est-à-dire le Sage, celui qui se lie au Savoir, représente l’idéal auquel la Thora appelle tout Juif à aspirer (ce dernier fût-il de l’extraction la plus douteuse elle lui donne préséance ; voir Horayot 8,3), il nous a semblé judicieux de nous attacher ici à sa figure.
Mais ce n’est pas la seule raison : la faute qui a motivé le sacrifice apporté par le Nassi, identifié comme le Roi ou, encore, par le Prêtre oint n’engage que sa personne (en ce qui concerne les causes et non les effets, mettre en rapport Sforno avec Rachbam sur Vayikra 4,3). En revanche, l’erreur du Sanhedrin, et donc sa faute, a des répercussions sur la majorité du peuple. Le lien au collectif : voilà ce qui fait le propre du bœuf de la chose occultée. Et l’on touche bien ici à l’essence de la responsabilité, au cœur de toute discussion éthique, politique ou religieuse (si l’on tient à se référer à ces catégories que de Marsile de Padoue à Machiavel on a tout fait en Occident pour séparer). Qui est responsable ? Comme on le verra, le Sanhedrin pour autant que ceux qui ont de fait commis la faute se soient soumis à sa décision. Mais alors, qui porte la responsabilité de l’obscurcissement qui a affecté les yeux de l’assemblée ? Il existe une ma’hloket (Horayot 3b, Mena’hot 52a) pour savoir qui s’acquitte du montant du bœuf de la chose occultée : conclure, avec Maïmonide (Chekalim 4,2) que c’est à chaque membre de la collectivité, à savoir chaque individu, de payer pourrait signifier que le peuple tout entier porte la responsabilité de l’assombrissement de ses élites et, en fin de compte, lui faire porter le poids de sa direction (au sujet de la nature du sacrifice du bœuf de la chose occultée, voir r. Aharon Yehuda Leib Steinman. Ayelet Hacha'har sur Zeva'him 4a.)
On gagnerait peut-être à lire dans ce débat la distinction qu’opérera Bernard Quelquejeu entre pouvoir-sur et pouvoir-en-commun(« La nature du pouvoir selon Hannah Arendt » Du pouvoir-sur au pouvoir-en-commun, Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2001 ; 85, pp. 511-52). Comme l’ouvrage d’Arendt, La Crise de la culture, est central dans toute discussion contemporaine sur les rapports entre tradition, autorité, éducation, culture, vérité et politique, il convient de préciser que chez la penseuse allemande, qui ne s’est mise à l’anglais qu’à l’âge de trente-huit ans, il est probable qu’auctoritas n’efface pas totalement Behörden, ce terme venu du bas allemand qui fait référence à l’appartenance. En premier lieu, qui est comptable de qui? Le Sanhedrin du peuple, ou l’inverse? On pourrait s’arrêter à l’expression yeux de l’assemblée, en regard des autres occurrences de la métaphore, pour poursuivre cette discussion qui nous amènerait à interroger le rapport aux élites dans nos sociétés, promptes à se protéger (d’elles-mêmes ?) en galvaudant par exemple le concept de populisme.
Pour prolonger cette discussion en s'interrogeant sur la nature du bœuf de la chose occultée – sacrifice privé ou public – il conviendrait de se pencher sur le Min'hat 'Hinoukh (Yossef Babad, mitsva 120, alinéa 16).
[4] Maïmonide, Hilkhot Chegagot, 12, 1. Voir r. David ibn Zimra, Chout HaRadbaz, 5, 1481.
[5] Jusqu’à la loi du 15 juin 2000, le droit pénal français considérait que la Cour d’assises ne pouvait commettre d’erreur judiciaire. Plus largement, l’erreur possible de l’instance suprême a des répercussions majeures sur la façon dont on envisagera le fondement et la nature mêmes du droit. Du droit romain aux errements des démocraties contemporaines exposées à la post-vérité, on pourrait mener une vaste réflexion sur ce que signifie le dire de l’autorité au regard du vrai, qu’éclaireraient tour à tour Averroès, Henri Lévy-Bruhl ou encore Hans Küng.
[6] Sur la place précise du bœuf de la chose occultée du public dans l’énoncé des sacrifices en Vayikra, voir Abravanel dans son commentaire sur Vayikra 1.
[7] La collectivité se dirigerait. Se diriger, soit. Mais où? N'est-ce pas là la question qui taraude et mine nos démocraties?
[8] Rien n’oblige, au demeurant, à considérer cette piste comme la seule valable. Voir par exemple Likoutey Moharan, seconde édition, 2 (paragraphe 6). En déconstruisant l'intellectualisme, r. Na'hman de Breslev remet radicalement en cause tout le développement qui va suivre et nous oblige à considérer que l'utopie du plein savoir ne constitue pas nécessairement le dernier mot du judaïsme.
[9] Bava Metzia 59b. Au sujet de l’appellation Akhnaï, qui désigne un serpent, il conviendra d’apprécier la nuance, peu remarquée, entre la raison rapportée par rabbi Yéhouda au nom de Chmouel en Berakhot 19a (« car ils l’ont entouré de halakhotcomme un serpent et l’ont rendu impur ») et en Bava Metsia 59b (« car ils l’ont entouré de paroles comme un serpent et l’ont rendu impur »). Dans son commentaire sur Berakhot 19a, Rachi explique qu’on compare ici les halakhot à un serpent qui se replie sur lui-même, formant une boule ; sur Bava Metzia 59b, il indique qu’il se mord la queue ou du moins l’introduit dans sa bouche.
Allégorie de la Halakha et du Logos ? La Halakha entourant l’objet ; le logos aboutissant inéluctablement à la tautologie pour échapper au non-sens.
La parole des Sages enveloppe le monde et c’est, finalement, elle qui donne aux choses leur nom. Pour le dire autrement, impossible d’accéder à la chose en tant que telle (Ding an sich ?) sans passer par ce serpent de mots qui l’entoure et définit notre relation avec elle.
[10] En particulier : Marc-Alain Ouaknin. Lire aux éclats, Éloge de la caresse. Quai Voltaire, Paris, 1989. Albert Assaraf, L'hérétique : Elicha ben Abouya ou l'autre absolu. Balland, Paris, 1991. Elie Wiesel. Célébration talmudique : portraits et légendes. Seuil, Paris, 1991. Il suffit de taper sur un moteur de recherche « altérité », « Elicha ben Abouya » pour trouver une pléthore de pages où le judaïsme est présenté comme intrinsèquement et toujours pluraliste. Pour le lecteur qui chercherait à justifier tout comportement comme légitimement juif, les conséquences pragmatiques d’un tel postulat coulent de source. Pour qui s’intéresse avec plus de détachement à une certaine histoire intellectuelle du judaïsme français, la chose prêtera à sourire (voir par exemple Arnold Mandel. « Les philosophes sont parmi nous. » L’Arche, juillet 1979, p. 42).
[11] Sanction mentionnée dans le 17e chapitre de Devarim sur lequel nous aurons à revenir (note 14), Sanhedrin 88b. En parlant de discipline entre les Sages, il convient de rappeler qu’étymologiquement le premier terme dérive de discipulus, celui qui apprend et que le second en hébreu se dit talmid ‘hakham, le disciple des Sages. La modernité ferait facilement perdre de vue qu’avant d’être subversif, le Savoir est inscription dans un ordre, une chaîne d’autorité. (Voir Avot derabbi Nathan, 15, 3).
[12] Maïmonide, Hilkhot Mamrim, 1, 1-2. Voir aussi Sefer ha-‘Hinoukh, mitsvot 495 et 496.
[13] Devarim 17, 10-11.
[14]Voir référence 14 , ad loc.
[15] Pour contextualiser et donc mieux comprendre cette sentence déstabilisante, voir notes 54, 63 et 64.
[16] Il va de soi que les interdits que la Thora formule autour d’une activité (tondre un mouton par exemple, voler, s’adonner à la langue du mal, lachon hara) relèvent de la sphère du gavra. Les Richonim sont partagée, en revanche, quant aux retrictions concernant un objet donné (manger du ‘helev dans l'exemple que nous retiendrons bientôt). S’agit-il dans ce cas d’un interdit de ‘heftsa, l’objet lui-même étant interdit ? (Rachba, Chout, 1, 614 ; Roch sur Yoma, 8, 14, voir Itvan deOraïta, dixième principe). Ou alors d’un interdit affectant le gavra ? (Kiddouchin 54a et Chevouot 20b).
Nous avons en effet détourné une illustration surréaliste : la question ici n’est pas celle de la représentation mais bel et bien de l’objet lui-même, ‘heftsa. Dans cet exemple, décréter que cet objet, composée d’un fourneau et d’un tuyau, rempli de tabac et dont s’échappe une fumée odorante n’est pas une pipe équivaudrait à modifier la nature de cet objet en lui ôtant autant le nom de pipe que les caractéristiques concrètes rattachées à un tel objet, en l’occurrence qu’il sert à fumer, que la fumée est dangereuse pour la santé, qu’on ne peut allumer du feu le jour du chabbat et ainsi de suite.
Le droit tel qu’on le conçoit classiquement s’intéresse uniquement au rapport du sujet au monde, conçu comme une série d’événements qui sont autant d’objets juridiques. Il définit ce que le sujet a le droit ou le devoir de faire ou ne pas faire. La nature réelle du monde n’a ici aucune pertinence. En ce sens, pour reprendre les distinctions opérées par Kant (voir note 10), le droit s’intéresse davantage au phénomène qu’au noumène. Et dans le rapport au phénomène, il vise à définir la signification de ce dernier (‘heftsa) pour le sujet (gavra). Permettre, interdire, punir semblent davantage viser le sujet dans son rapport au monde que le monde nouménal.
Ainsi, l’article 2-7 du code pénal précise qu’en cas de poursuites pénales pour incendie volontaire commis dans les bois, forêts, landes, maquis, garrigues, plantations ou reboisements, les personnes morales de droit public peuvent se constituer partie civile devant la juridiction de jugement en vue d'obtenir le remboursement, par le condamné, des frais qu'elles ont exposés pour lutter contre l'incendie. Il ne viendrait à l’esprit de personne que le juge décrète que le bosquet incendié n’en était pas un, que les arbres n’étaient pas des arbres, ni le feu un feu ; circulez, m’sieudames, y a rien à voir. Son travail à lui consiste à appliquer la sentence prévue au coupable, éventuellement à trouver à son geste pyromane des circonstances aggravantes ou atténuantes, sans modifier quoi que ce soit à la nature du feu. Au juge le gavra. A Gaston Châtelard et Yves Klein les variations sur le ‘heftsa. Ou, pour le dire autrement, le législateur peut stipuler qu’il est interdit de circuler sur une autoroute au delà d’une vitesse donnée. Il ne peut modifier l’espace-temps pour transformer une vitesse.
Quelle est la limite de l’autorité rabbinique ?
De prime abord, elle peut modifier la temporalité (voir Nidda 45a; Talmud de Jérusalem, Ketouvot, premier chapitre; Rema sur Even Ha'ezer 20, 1; Biour Hagra ad loc.; Maïmonide, Ichout, 2, 21 et Maguid Michné sur place; Chakh sur Yoré Déa 189, 13; Chout 'Hatam Sofer, Orakh 'Haïm, 14). Elle peut aussi redéfinir la relation de propriété (Yevamot 89a; Guittin 36b pour le principe selon lequel le Tribunal peut abolir la propriété; la discussion sur la propriété en droit juif dépasse le cadre du présent exposé). Une modification des données spatiales apparaît moins évidente.
Les Rabbins peuvent changer ma relation à un objet donné. Mais peuvent-ils changer la nature de l'objet en ce qu'il est ‘heftsa?
Nous aurons à reprendre cette question (voir note 53), certes bien théorique, afin d'explorer à travers sa performativité les limites conceptuelles de l'autorité rabbinique.
Le problème de l'autorité est indissociable, si on veut bien l'interroger à la lumière de sa finalité, de celle des mécanismes de protection mis en œuvre. S'ouvre alors un questionnement sur la nature de l'interdit et ses répercussions pour le sujet.
Le r. Its’hak Minkovsky (Keren Ora sur Yevamot 34a) et r. Baroukh Fränkel-Teomim (Baroukh Taam, Cha’ar Hakolel 2) considèrent que la distinction ‘heftsa/gavra porte sur la modalité d’action que la Thora interdit : respectivement l’objet lui-même ou alors l’action de l’homme. L’une des conséquences serait que si l’interdit vise le gavra, cet interdit est valable même en l’absence de ‘heftsa. A partir du moment où il existe un homme soumis à la loi – reprenons l’exemple du ‘helev – cet interdit s’applique indépendamment de la présence effective de ‘helev. A l’inverse, si c’est le ‘heftsa auquel s’applique l’interdit, alors ce dernier ne devient effectif qu’avec l’apparition du ‘helev.
Dans cette perspective, l’homme serait cet être soumis à la loi, à l’autorité. La parole, censée le singulariser, lui donne en fait accès au savoir (voir Rachi sur Chabbat 69b, « Eizéhou chvou’at bitouy ») et le renvoie donc à ses devoirs (voir note 10)
Le r. Chimon Shkop (‘Hidouchim sur Nedarim) attribue à la distinction ‘heftsa/gavra une portée téléologique. La finalité d’un interdit lié au gavra consiste à protéger l’homme d’une action qui pervertirait l’humanité en lui. Respecter les trente-neuf interdits de base du chabbat relève du gavra. La laine qu’on aurait tondue ce jour-là ne souffre pas de la tonte. L’impact de l’interdit concerne l’homme seul.
Un interdit lié au ‘heftsa vise, lui, à protéger le ‘heftsa. Par exemple, si je profane un sacrifice auquel est attaché une certaine sainteté, j’ai désacralisé le ‘heftsa.
Dans cette optique, manger du ‘helev touche incontestablement au gavra. Il l’affecte spirituellement comme l’aurait atteint la consommation d’une charogne.
A noter que la lecture associée à la grille 'heftsa/gavra n'est pas forcément binaire. Ainsi, il existe des positions intermédiaires, plus nuancées, notamment celle du r. Avraham Bornsztain de Sokhatchov (Avné Nezer, Orakh ‘Haïm, 36, 4).
[17] Nous espérons envisager ici le four d’Aknaï comme une souguia, pas comme un de ces slogans (tsimtsoum, tikkoun ‘olam) qui, pour être en phase avec une certaine idée que l’on peut se faire du temps et de son esprit, empêchent toute réflexion sérieuse. C’est là la force de la pensée talmudique sur le progressisme new age : elle permet de dépasser le in et le dark pour avancer dans ce que l’on appelle l’Enseignement, Thora.
Il existe un Vérité qui pré-existe à l’homme ! La Thora n’est pas au Ciel ; le Ciel n’a pas pour autant cessé d’être signifiant pour l’homme. Eh oui, l’athéisme du texte, c’est un slogan, une insulte faite à la conscience juive autant qu’à tous ses supports écrits et oraux.
Il n’est pas inopportun dans les colonnes de l’Éclaireur d’évoquer une activité qui avait connu un certain succès dans les mouvements de jeunesse juifs à partir des années 1980.
Un thème était lancé, autour duquel les animateurs brodaient, élaborant ce qui se présentait comme une page du Talmud. Chacun y allait de ses propositions. La discussion était lancée. Peu importaient les objets précis du débat et la force de l’argumentation, l’essentiel consistait à démontrer que la pensée juive était ouverte, progressiste, que tout et son contraire pouvait être dit, que c’était là sa force magistrale et son ressort ultime.
Travaux pratiques autour de Bava Metsia 59b ? Comme si, à l'envi, les Tanaïm exprimaient leur fantaisie personnelle et que la Halakha n’était finalement qu’une blague destinée à satisfaire le petit peuple.
Rappelons ici – oui ici ! – la définition de Manitou : « un Maître est celui qui a eu un Maître » (voir note 12). A méditer, avec pédagogie, en considérant avec bienveillance l’Étude biblique à quatre voix qui rafraîchit la revue l’Éclaireur: le ‘hidouch naît de la rencontre d’une intelligence vive et de la Tradition, il survient lorsque la conscience se confronte vigoureusement au monde tel qu’il se laisse appréhender, en dehors de l’imagination pure.
[18] « […] il existe des crises de raison étrangement complices de ce que le monde appelle des crises de folie.» J. Derrida, Cogito et histoire de la folie, in: Revue de Métaphysique et de Morale, 4, octobre-décembre 1963, p. 494, repris in: L’Écriture et la différence. Seuil, Paris, 1967.
[19] Évoquons les propos d’Émile Durkheim « Ce qui libère l’individu, ce n’est pas la suppression de tout centre régulateur, c’est leur multiplication, pourvu que ces centres multiples soient coordonnés et subordonnés les uns aux autres. »
[20] Stanley Milgram, connu pour son expérience sur la soumission à l’autorité, poursuit les travaux de Solomon Asch qui a, entre autres, démontré l’impact de l’autorité sur la cognition elle-même. De nombreux mécanismes sont décrits dans le traité Sanhedrin, dont le but est d’éviter ce biais au cours des processus législatif et judiciaire. Ainsi, par exemple, la plus haute figure d’autorité ne s’y exprimera qu’en dernier.
[21] Si la parole du Sanhedrin est performative (voir note 17), nous ne pouvons faire l'économie d'une réflexion sur le rapport du dire au monde. Il serait indécent de ne pas mentionner, en abordant les limites du langage, la contribution éminente de Ludwig Wittgenstein. Contentons-nous ici de deux aphorismes qui viendront interroger la suite de notre propos. « La philosophie est la lutte contre l’ensorcellement de notre entendement par les moyens de notre langage » (Investigations philosophiques, Gallimard, Paris, 1961, p. 109). « On est souvent ensorcelé par un mot. Par exemple le mot ‘savoir’ » (De la certitude (Gallimard, Paris, 1976), p. 107). La Tradition n'est-elle pas ce qui doit finalement empêcher le dire, branché sur le seul savoir, de divaguer? « Sors voir ce que fait le peuple ! » (Erouvin 14b). Entre peuple-meute, prompt à se fourvoyer, et peuple garant de la stabilité des mœurs se dessine un espace particulier que va habiter la Halakha contemporaine : voir notamment le rapport du 'Hafetz 'Haïm à l'usagedans son Michna Beroura. Ensorcellement, Verhexung: le mot revient chez Wittgenstein. La question du rapport entre l'ensorcellement et le dire performatif (autour du concept de Hexen) a sinistrement habité la pensée élaborée par les théoriciens médiévaux de la chasse aux sorcières (en particulier Ulrich Molitor ainsi que Heinrich Kramer et Jacob Sprenger). Énoncer, en allemand, que l'entendement peut être ensorcelé, c'est ouvrir le questionnement sur la source de cet ensorcellement. L’affirmer au 20e siècle revient à poser la question du mal et de son origine. Ce qui cause la folie des peuples, au nom du discours raisonné, doit-il se chercher dans leur psychologie propre, dans les méandres du discours ou alors à l'interface entre l'être et le dire collectifs? A moins d’aboutir à la conclusion affligeante que les mots ont perdu tout sens et que la pensée est irrémédiablement condamnée (et, à suivre Rachi sur Chabbat 69b, cité en fin de note 17, que l’homme est conséquemment déshumanisé), la perversion du langage pose inévitablement la question de sa rédemption possible. Pour aller plus loin, on pourra se référer à Marc Crépon. Les promesses du langage (Benjamin, Heidegger, Rosenzweig). Librairie Philosophique Vrin, Paris, 2002), à Benjamin Gross. L'aventure du langage : l'alliance de la parole dans la pensée juive. Albin Michel, Paris, 2003 ou encore, à même nos textes, se plonger dans le Maharal (Netsa’h Israël, Tiféret Israël) pour y comprendre comment le collectif, en ce qu’il a d’inaltérable, est à même de rédimer la vocation juive et, partant, la condition humaine. Ainsi se vérifierait peut-être l’hypothèse que si le langage se dénaturait, si l’homme perdait sa capacité à nommer (Berechit, 2, 19-20), le dire se rédimerait par la force du collectif, non atteint par la faute ou plutôt capable en tant que tel de s’en extraire. C’est sans doute aussi là un enseignement du bœuf de la chose occultée : sacrifice par définition commun, il rétablit à sa façon le juste emploi du langage et rend à l’homme sa dignité, du fait qu'indépendamment de ses erreurs il demeure capable de donner un nom aux choses, de les appeler, à savoir de se mettre en relation avec elles.
Pour en revenir à l’ensorcellement, à un rapport du collectif au langage qui dégage l’homme de ses responsabilités, on pourra aussi faire le lien, avec Marthe Robert (Roman des origines et origines du roman. Grasset, Paris, 1972) entre philosophie romantique et pensée performative.
« […] Cependant par-delà les discordances visibles, ceux qui contribuent en quelque façon au manifeste romantique ont ceci de commun qu'ils déclarent la pensée toute puissante en elle-même, quel qu'en soit le bienfondé au regard de l'expérience (c'est&nb
Publié le 03/07/2020