« J’ai peur du loup… » L’enfant se blottit contre moi les mains sur les yeux en tremblant. « Tu sais, le loup de cette histoire n’est pas comme le vrai loup. Il est méchant, alors que le vrai loup est un animal bon et très doux. Il règne sur la forêt et sur les autres animaux avec bonté. » L’enfant me regarde incrédule. J’ai moi aussi du mal à me croire.
« Le Grand Méchant Dieu » : de la peur à la terreur
Il y a de quoi avoir peur du Dieu dont parlent la Tora et le Talmud. La menace de sa colère plane toujours. On trouve près de dix expressions pour la désigner, qui apparaissent près de 450 fois dans l’ensemble de la Bible. Comme le méchant loup de l’histoire enfantine, Dieu détruit par un souffle que l’on entend en hébreu avec des mots dont la majorité se termine par le son [f] : ketsef (« colère »), anaf, (« irriter »), zaaf (« courroux »). Pfffff… le voici qui s’échauffe et qui se prépare à détruire notre maison de paille. Vé'hara af Adonaï bakhem, répété matin et soir dans le texte liturgique le plus important, le chéma, nous montre le « nez » (af) de Dieu qui s’échauffe si l’on ose s’écarter du droit chemin et se prosterner devant d’autres dieux. Il faut imaginer la dramaturgie liée à la lecture rituelle du passage qui, avec les taamim (vocalises), donne vie au texte avec une montée en puissance pour imiter cette colère et chanter la fureur de Dieu. Une menace de destruction sévit derrière cette colère divine. Si l’homme devait s’écarter de la foi en Dieu, « Il fermerait les cieux et il n’y aurait plus de pluie et la terre ne donnerait plus sa récolte. Et vous disparaitriez rapidement du bon pays que Dieu vous donne ». La crainte, voire la terreur ressentie devant l’Être divin, est celle de l’anéantissement total. Que cela soit parce qu’il décide de « fermer les vannes du ciel » en refusant la pluie ou en les ouvrant et en déclenchant le Déluge, Dieu Tout-Puissant a les éléments naturels à sa disposition. Il y a de quoi avoir peur… Toute l’histoire de la Bible est fondée sur cette peur humaine de la transcendance.
« Loup y es-tu ? »
Adam et Ève, après le péché originel, ont les yeux « décillés » et s’aperçoivent qu’ils sont nus. Apparaît ici la première crainte de l’Homme face à Dieu. Le couple se cache quand il entend Dieu se rapprocher. Et Dieu omnipotent et omniscient « joue au loup » avec le premier homme en lui demandant : « où es-tu ? », ayéka ? L’effet est immédiat, il décuple le sentiment de peur. Qu’y a-t-il de pire que quelqu’un qu’on ne voit pas qui nous dit : « où es-tu ? », alors que l’on sait qu’il nous voit ? Hannibal Lecter n’aurait pas fait mieux pour faire dresser les cheveux sur la tête de sa victime… Résultat : la première occurrence du mot « craindre » (vayira) par Adam qui, littéralement, « ne sait plus où se mettre » pour se cacher de Dieu : « J’ai entendu ta voix dans le jardin ; j'ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché. » (Genèse 3,9). Même technique pour la rencontre avec Caïn après le meurtre d’Abel : « où est ton frère Abel ? » Cette question systématique du « où ? » n’est pas sans rappeler le cri du loup – « Ouuu » – de ce Dieu qui sait tout, qui voit tout et qui pose de fausses questions, ce qui engendre une peur viscérale chez l’être humain. La peur (pa’had) provient d’un Dieu capable d’anéantir des pans entiers de l’humanité. Preuve en est, l’épisode du Déluge ou l’extermination de villes entières comme Sodome et Gomorrhe. Toutes les épidémies lui sont imputées. Dès qu’il y a la lèpre, le choléra, la disette, c’est Dieu qui se manifeste pour châtier le peuple pécheur. Cette acception de la divinité renvoie directement à la justification du « renouvellement » chrétien nécessaire pour recycler le Dieu « jaloux » de l’Ancien Testament, pour le « convertir » en « Dieu Amour ». Jésus, lui, n’est pas un loup mais au contraire porteur d’une bonté infinie. Le christianisme contourne « le loup » et sa méchanceté pour lui préférer la solution de la paix divine portée par Jésus venu sauver l’humanité, crucifié pour expier tous les péchés. (Cela n’empêchera pas les massacres qui s’ensuivront lors des croisades menées au nom de Dieu.)
Cette vision d’un Dieu meurtrier, pervers et presque psychopathe de la « Vieille Alliance », vue comme « archaïque » puisqu’elle présente un Dieu qui tue comme bon lui semble, reviendrait à une vision erronée et simpliste. Ce serait méconnaître non seulement la philosophie du judaïsme mais également la langue hébraïque puisque les mots présentent des subtilités sémantiques qu’il faut souligner.
Le Loup blanc
Comment la tradition juive fait-elle pour ne pas tomber dans la caricature d’un Dieu « mangeur » d’hommes, qui ressemblerait à ce Cronos, dieu de la mythologie grecque qui se faisait un plaisir de dévorer ses propres enfants ? Il fallait « blanchir » le loup et lui trouver un égal sur qui rejeter la responsabilité de la violence meurtrière. C’est ainsi que naquit « Satan » qui, au départ, n’est qu’un « ennemi », un « contradicteur », un « accusateur », avant de devenir l’ange déchu qui est à l’origine du mal. Qu’il se nomme Azazel, Mastema, Asmodée ou Bélial, il devient dans la littérature post-biblique « le » Satan avec une volonté quasi zoroastrienne de dédoublement de pouvoir. Le voici donc, notre méchant loup ! Dieu n’y était pour rien, c’est le Méchant, le Malin, le Diable, Lucifer qu’il faut incriminer ! Le voici défiant Dieu dans le Livre de Job, responsable des forces des ténèbres et prenant du galon. Il est présenté comme démoniaque dans le livre d’Hénoch (8,1-2). Alors que l’action divine unifie, il « divise » (le mot diable a pour origine le mot grec diabolos qui renvoie à la division). Le voici incarnant le principe du penchant vers le mal (le yetser hara contenu en chaque humain). C’est pourquoi il arrive si bien à « séduire » et à pousser vers le mal. La littérature post-biblique le désigne comme le serpent tentateur responsable du péché originel. C’est vers lui que doivent être évacués tous les péchés du peuple sous la forme d’un bouc émissaire envoyé dans le désert le jour de Kippour[1]. Le mal peut aussi prendre la forme de monstres comme le Léviathan ou les Béhémot qui peuvent être vues comme deux incarnations du loup terrible qui est là pour manger les hommes (et les petits enfants, accessoirement). La lettre chin présente dans la racine du nom Satan ne veut-elle pas dire « dent » ? Chhhhhh… on l’entend souffler de façon démoniaque pour détruire nos foyers. Les choses paraissent maintenant plus claires. Nous l’avons donc, notre loup diabolique !
Cependant, est-il d’essence divine selon le judaïsme ? Le Satan possède-t-il la moitié de l’univers comme les forces du Bien et du Mal se livrant un combat à mort, à force égale, dans la tradition zoroastrienne (ou dans Star Wars) ? La conception juive du mal est bien plus complexe. Satan faisant partie de la divine création, Dieu reste le « boss » de Satan et ce dernier aura beau essayer de se révolter, il n’aura pas gain de cause. Même dans le Livre de Job où Satan va jusqu’à séduire Dieu avec l’idée de « tester » la foi de Job en lui faisant connaître les plus grands malheurs, c’est Dieu qui accepte de « jouer le jeu ».
À la fin du seder de Pâque, on chante une comptine qui évoque le cycle de la vie : « Un agneau » (‘Had gadia en araméen, sans doute lié à l’agneau pascal). Un père a acheté un agneau pour deux sous. Et voici que se déclenche un cycle infernal sur la thématique du « qui mange qui ? » : Le chat mange l’agneau, mais le chien mord le chat. Le bâton frappe le chien, mais le feu brûle le bâton. L’eau vient éteindre le feu. Le bœuf vient laper l’eau et le boucher tuer le bœuf. C’est la fin de la chaîne qui nous intéresse tout particulièrement. Car l’ange de la mort (Satan) vient tuer le boucher. Arrive alors le créateur de l’ange de la mort, Dieu, qui le fait mourir… Le Saint Béni Soit-Il chassera Satan des cieux en lui ôtant son pouvoir céleste (Isaïe 14,15, Ézéchiel 28,16-17). Alors ? C’est qui le patron ? Dieu redevient source première de crainte et de terreur. À moins qu’il n’y ait un autre souffle, d’autres « dents » (chin) tapies dans le noir… Celles de Ich, l’« homme ». Après tout, c’est le père qui a acheté l’agneau, l’empêchant de manger l’herbe, ce pourquoi il a été créé, déclenchant ainsi le cycle de la violence.
L’homme est un loup pour l’homme
Le premier « loup » à tuer, c’est bien Caïn. D’ailleurs, loin d’être traumatisé par la fausse question de ce Dieu omniscient (« Où est ton frère ? »), il répond effrontément : « Je ne sais. Suis-je le gardien de mon frère ? ». En d’autres termes : « Puisque tu sais tout, tu aurais dû préciser que nous sommes gardiens les uns des autres et faire en sorte que je ne tue pas mon frère. » En gros, Caïn répond à Dieu que c’est de sa faute. L’Éternel, interloqué par cette ‘houtspa (culot), lui pose la question qu’il posa à Ève : « Qu’as-tu fait ? » Question rhétorique puisque Dieu « craint » la réponse qui soulignera son impuissance. L’homme est certes un loup pour l’homme, mais il l’est également pour Dieu qui comprend que sa créature n’est pas du tout « éminemment bonne », comme il avait pu le considérer au moment de sa création. On trouve dans la Bible une quinzaine de mots pour exprimer la violence du monde et presque tous servent à désigner les troubles produits par les hommes. Le terme ‘hamas, par exemple, n’est jamais relié à l’action divine mais toujours à celle des hommes. Les rôles sont inversés et c’est l’homme, Ich, qui souffle sur la « maison » de Dieu, sur son paradis et sur ses créatures pour les anéantir.
Le rabbin Léon Askénazi (Manitou) distinguait deux formes de craintes complémentaires : celle de l’homme face à Dieu et celle de Dieu vis-à-vis de l’homme. La première est la peur de fauter, la seconde est celle de Dieu qui craint de faire du mal à son monde. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a choisi de se « retirer » du monde au sixième jour et de « concentrer » sa puissance pour permettre à l’humain d’exister. Ce phénomène appelé tsimtsoum est interprété par Manitou comme procédant de cette « crainte » de ne pas laisser de place à l’autre, la puissance divine étant infinie. L’homme prend alors toute la place et décide de détruire, de coloniser l’espace et de jouer au loup… Selon cette interprétation, Dieu sait se contenir, pas l’homme. Cependant, c’est Dieu qui a créé l’homme libre en le dotant du yetser hara. Dieu aurait-il créé sa créature pour la redouter ? L’homme prierait-il pour rassurer Dieu sur sa bonté et sa docilité ? Pour trouver des éléments de réponse à cette question du « qui craint qui ? », examinons le mot « crainte » en hébreu.
Stupeur et tremblements
Une croyance que l’on retrouve chez Pline veut que celui qui voit le loup en premier soit privé de voix. Dans la Bible, ce moment qui laisse sans voix et qui suscite stupeur et tremblements, c’est l’instant de la révélation divine sur le mont Sinaï. « Tout le peuple voit les voix » (Exode 20,14). Sans voix, pourrions-nous ajouter, tant il est fasciné par ce qu’il voit. Rachi explique le caractère exceptionnel de l’épisode : « Le peuple vit ce qui est normalement entendu. » Moment singulier où la vue et l’ouïe se confondent. Le peuple va « voir » Dieu. La réaction est la peur : « Le peuple, à cette vue, trembla et se tint à distance. » Selon les exégètes, « voir les voix » divines revient à avoir une conscience collective de l’unicité et de la diversité du peuple juif. Le pluriel de « voix » a été expliqué par certains commentateurs comme le fait que Dieu s’adressa à chacun des membres du peuple dans sa propre langue, à son propre niveau de compréhension, selon son âge, son rang social, etc. Le mot « crainte », yira, peut aussi être traduit par « vision » puisque le verbe « voir » a la même racine consonantique. C’est le mot employé ici (vayare haam, « Et le peuple voit »). Rachi explique que la réaction du peuple fut de « frémir » et de se mettre en mouvement, reculant de « la longueur de leur camp ». Les anges sont alors arrivés et les ont aidés à revenir. Ces anges « récupèrent » les enfants d’Israël en fuite et les « font bouger » encore et encore. Cela me fait penser à cet enfant aux yeux bandés que l’on tourne et retourne sur lui-même jusqu’à ce qu’il perde le contrôle du sens directionnel. La tradition dit que les anges ont fait bouger les enfants d’Israël jusqu’à les mettre dans un certain ordre, celui des lettres de la Tora, pour que chaque lettre corresponde à une personne du peuple d’Israël. L’idée qui me vient en tête serait celle d’un gigantesque Rubik’s Cube que les anges auraient manipulé dans tous les sens jusqu’à arriver à la bonne combinaison. La « crainte » n’est pas liée à la « vue » de Dieu mais à la vision du plan divin, à la prise de conscience du rôle que chacun doit y jouer. Nous sommes les lettres du livre divin. C’est ce qui est présenté comme le tikoun olam, la « réparation du monde », qui est la part de l’homme pour parachever la Création. Dieu considère l’homme comme un « partenaire » à son image et, en bon « leader », il partage sa vision. L’état de « transe » du peuple, avec une « vision saturée au niveau sonore », accompagnée de tremblements et de mouvements, vient ancrer le mot yira dans l’image mentale de la révélation. À chaque fois que la notion de yira sera utilisée, ce ne sera pas à une soumission aveugle à Dieu qu’il faudra se rapporter mais au partage de la « vision » du plan divin dans lequel l’homme a sa place.
Même pas peur !
En fait, l’homme n’a jamais eu peur de Dieu ni Dieu de l’homme. Dès sa création, l’homme désobéit et interroge. Ce culot plaît à Dieu, amusé par cette créature qui veut absolument avoir son rôle à jouer.
Comment pourrait-il y avoir une notion de « crainte divine » dans le judaïsme, alors qu’il n’y a pas de profession de foi ? On connaît le credo chrétien ou la chahada musulmane qui atteste la foi du « croyant ». Mais rien de tel dans le judaïsme. Le croyant a d’autres choses à dire à Dieu que de lui rappeler qu’il croit en lui. Il faut qu’il s’occupe du travail qu’il lui a laissé… D’ailleurs, la principale prière juive (amida) se récite debout et à voix basse, directement dans « l’oreille » de Dieu, avec beaucoup moins de soumission que la génuflexion ou que la prosternation. Cette audace peut aller jusqu’à « remettre Dieu à sa place » en lui rappelant que « la Tora n’est plus au ciel ». Dieu riant d’un tel culot et déclarant : « Mes enfants m’ont vaincu » (Talmud, traité Baba Metsia p. 59). Après tout, ne nous a-t-il pas toujours encouragés à ne pas avoir peur ? Maïmonide en fait un des commandements bibliques aussi important que la « crainte » de Dieu (Sefer hamitsvot, commandement négatif n°58). Quand Isaac part de chez lui sans savoir où aller, Dieu est là et l’encourage : « N’aie pas peur », al tira (Genèse 26,24). Quand Jacob craint de revoir son fils Joseph après vingt ans de séparation, Dieu réitère : al tira (Genèse 46,3). Moïse rassurant les enfants d’Israël poursuivis par les chars égyptiens leur dit : al tiraou (Exode 14,13). À la toute fin de la amida est prononcé un verset (Proverbes 3, 25) nous invitant à ne pas avoir peur d’une terreur ou d’une destruction soudaines. La dernière phrase du poème liturgique Adon Olam, attribué à Salomon Ibn Gabirol et qui clôt l’office matinal, est : Adonai li velo yira, « L’Éternel est avec moi, je n’aurai pas peur ». Rappelons enfin cette très belle sentence de rabbi Na’hman de Braslav : « Le monde entier est un pont très étroit et l’essentiel est de ne pas avoir peur ! »
Et notre loup dans tout cela ? Le « désancrage » de la terreur qu’il inspire se fera dans les temps à venir : « Alors le loup habitera avec la brebis, et le tigre reposera avec le chevreau ; veau, lionceau et bélier vivront ensemble, et un jeune enfant les conduira. » (Isaïe, 11,6)
Peut-être même qu’il lui ressemblera, ce jeune enfant, qui s’est blotti contre moi et qui avait si peur au tout début de cet article… Il s’est endormi… Nous jouerons encore au loup demain…
[1] À propos de ce bouc émissaire, lire la très belle réflexion du rav Gérard Zyzek :https://yechiva.com/index.php?option=com_content&view=article&id=996:parashat-a-hare-mot-le-bouc-emissaire-seir-hamishtalea-h-par-rav-gerard-zyzek&catid=105&Itemid=154
Publié le 30/06/2020