Numéro 8 - Retour au sommaire

La seule véritable autorité est celle d'un Dieu indivisible

Ecrit par Propos recueillis par Liliane Guignier

Yeshaya Dalsace, comment devient-on rabbin ? Existe-t-il des différences entre la formation et l’ordination des rabbins dans les communautés orthodoxes, libérales et massorti ?

On devient rabbin par vocation et appétit de judaïsme. Seul un passionné peut faire ce métier. La formation diffère selon les époques et les courants. Traditionnellement, un rabbin est avant tout un talmudiste. Encore de nos jours, dans l’orthodoxie stricte, la yeshiva reste le lieu de formation privilégié. En revanche, au Consistoire, chez les massorti ou chez les libéraux, on passe par un séminaire rabbinique pluridisciplinaire. L’avantage est que la formation est plus large, plus éclectique et mieux adaptée à la pluralité du public communautaire. La question se pose du niveau du séminaire et de la pertinence des matières enseignées, ce qui est très variable. Dans une yeshiva classique, on fera essentiellement du Talmud et de la halakha (loi juive). Dans un séminaire, les matières sont multiples. Les orthodoxes mettent plus l’accent sur une formation de Talmud et de halakha, les massorti également, mais ils sont plus éclectiques et abordent aussi beaucoup la Bible, la pensée et l’histoire ; les libéraux font beaucoup moins référence au corpus talmudique classique ou à la halakha au profit d’études critiques et bibliques. Personnellement, j’ai suivi la yeshiva puis un séminaire à Jérusalem.

Dans tous les cas, une fois la formation terminée et les examens réussis, on reçoit son « titre » de rabbin lors d’une cérémonie. C’est une sorte de reconnaissance par ses pairs d’une capacité à exercer la fonction. Dans l’Antiquité, on recevait la hasmakha (imposition des mains par ses maîtres), qui octroyait une grande autorité, notamment législative, mais celle-ci fut supprimée durant la période talmudique. Depuis, il s’agit d’un ishour horaa, une autorisation à enseigner. Rabbin, c’est d’abord l’art d’apprendre et d’enseigner. 

 

On dit parfois avec humour qu’ « être rabbin n’est pas un métier pour un Juif ». Qu’en pensez-vous ?

Disons qu’être un bon rabbin est extrêmement difficile et relève d’une exigence constante. Le rabbin est une sorte d’homme-orchestre qui doit savoir énormément de choses et répondre aux attentes diverses du public. Il est homme de spiritualité, de droiture morale, de piété, de savoir, pédagogue, psychologue, chaleureux, drôle, sérieux, source d’inspiration, dévoué, disponible, curieux… Travailler avec les gens n’est pas facile. Moïse en savait quelque chose et s’en est plaint plus d’une fois ! En plus, c’est mal payé… Il est donc toujours tentant d’aller faire autre chose. Mais cela reste une fonction passionnante et d’une grande variété. C’est surtout une fonction essentielle pour l’avenir du judaïsme, à savoir : que va devenir notre si ancienne religion à l’aune d’une époque absolument nouvelle pour le peuple juif ? Un rabbin doit y réfléchir… À cette question, il existe bien évidemment de multiples réponses.

 

Selon vous, sur quoi repose (ou devrait reposer) l’autorité rabbinique ? 

Sur le savoir, la vertu, l’intelligence, la compétence et sur la fidélité à un héritage multimillénaire et complexe. Il s’agit donc d’une autorité de prestige et de compétence, jamais d’une autorité hiérarchique. Il n’y a pas de grands et de petits rabbins, il y a des rabbins convaincants et d’autres qui le sont moins… En matière de halakha, l’autorité émane de la pertinence du raisonnement et de l’humanité de la conclusion. Le véritable censeur sera la communauté et, plus largement le peuple juif ; la décision rabbinique peut convaincre et passer à postérité ou tomber dans l’oubli. Au niveau de la vie communautaire, le rabbin doit orienter avec sagesse en fonction du caractère de sa communauté, c’est lui qui la connaît et c’est lui qui sait ce qui est bon pour elle. Il doit ainsi savoir puiser dans un savoir halakhique et choisir la meilleure option. C’est le principe de mara deatra, le maître du lieu.

 

Quel genre de rabbin pensez-vous être et quelle figure biblique ou talmudique vous semble être un exemple inspirant de leadership ?

Les figures de leadership sont multiples, fascinantes, mais trop grandes. Joseph, Moïse, David, ou même l’étonnant Jérémie… Mais on est bien au-delà de la figure rabbinique, y compris en ce qui concerne Moïse « notre rabbin » (Moché rabénou). Hillel reste bien sûr le modèle, l’archétype du rabbin sympathique et ouvert. Dans le Talmud, j’ai personnellement un petit faible pour l’amora rabbi Yohanan que je trouve particulièrement créatif et pertinent. Mais il y en a tant d’autres. Pour les temps modernes, je retiens le rav Kook pour avoir compris l’enjeu de la renaissance d’une nation juive et pour le souffle de ses écrits, le rav Ouziel pour son ouverture halakhique et enfin Abraham Heschel pour sa hauteur de vue spirituelle face aux bouleversements de l’histoire.  

Quant à moi, votre question me flatte, mais je n’ai d’autre ambition que de réussir à mon modeste niveau à offrir un judaïsme authentique et pertinent pour un public d’une certaine exigence. J’espère être un rabbin qui donne à penser et offre un judaïsme d’exigence et de progrès au public le plus large possible.

 

Comment comprenez-vous cette sentence talmudique : « Donne-toi un maître » ?

Se donner un maître, un rav, ce n’est pas s’écraser devant une « autorité », se chercher un gourou chez qui on ira quémander un avis censé être infaillible… attitude bien peu juive ; c’est tout autre chose : c’est reconnaître qu’on ne peut apprendre seul et qu’on doit chercher à grandir dans l’étude grâce à ceux qui en savent plus que vous. Le judaïsme est fait d’une longue chaîne de fécondité intellectuelle et spirituelle et c’est dans cette succession qu’il faut chercher à s’irriguer et à trouver sa place et son rôle. Un Juif ne peut se réaliser dans le judaïsme qu’en acceptant d’être initié à une pensée complexe et à une tradition d’étude difficile à acquérir. Il faut toujours rester modeste. Se faire un maître, c’est accepter de prendre conseil et cela, même les plus grands en ont besoin et donc l’adage vaut pour tous et dans tous les domaines. Le maître n’est pas forcément un individu défini, il peut aussi avoir plusieurs visages. Il y a également cet adage : « Apprends de tout homme. »

 

 

L’autorité des enseignants comme celle des parents vous semble-t-elle en crise ? Le judaïsme pose-t-il un regard particulier sur l’autorité en général ?

La crise d’autorité est vieille comme le monde… Je ne suis pas certain que notre époque soit particulièrement touchée. En revanche, il y a des changements de paradigmes dont il faut tenir compte, du fait d’une heureuse reconnaissance des droits de l’enfant, d’une montée de l’individualisme et certainement d’un certain discrédit des autorités classiques, ce qui est positif dans un sens. L’autorité se mérite. La crise des institutions vient en grande partie des institutions elles-mêmes. Là où l’on peut ressentir un problème, c’est quand les parents prennent systématiquement fait et cause pour leur enfant contre le corps enseignant… 

Pour ce qui est de l’autorité parentale, le judaïsme, contrairement aux lois romaines, ne donne pas tout pouvoir sur les enfants. Si la punition corporelle était jadis de mise, on retiendra le sage conseil biblique « d’éduquer l’enfant dans son propre chemin », c'est-à-dire d’être à son écoute. Respectabilité des parents n’est pas autorité arbitraire. 

Pour ce qui est des maîtres, on peut les vénérer, à la condition qu’ils le méritent, et jamais aveuglément. 

Le judaïsme entretient une relation très particulière à l’autorité en prônant l’obéissance à la loi tout en faisant l’éloge de la révolte contre l’autorité. Surtout, la loi est le bien de tous et non d’une autorité quelconque. Abraham comme Jacob sont des révoltés contre l’autorité parentale, Moïse est un révolutionnaire, les prophètes critiquent la royauté, le clergé des cohanim (prêtres) est régulièrement mis à mal par le texte biblique, les rabbins du Talmud jouent entre eux au « coup d’État »… La seule véritable et légitime autorité est celle d’un Dieu invisible. Cela relève donc d’une sorte d’anarchie intelligente et auto-ordonnée dans laquelle personne ne peut se targuer de privilège. Dans un tel système, l’autorité ne peut fonctionner que par la libre adhésion de ceux qui veulent bien la reconnaître.

Néanmoins, à diverses époques, les rabbins ont tenté d’asseoir leur autorité et ont même usé de sévères punitions si nécessaire. Mais c’est bien ce qui a fini par discréditer l’autorité rabbinique aux yeux de nombreux Juifs avides de liberté et de progrès. 

Quant à l’autorité politique, on ne peut pas dire que les Juifs rêvent de tyrannie, et si notre expérience politique est récente, elle est clairement démocratique. 

Il me semble que le rapport du judaïsme à l’autorité est globalement la prudence et même parfois la défiance tout en acceptant la nécessité de se plier au mérite. 

 

Dans ce numéro de L’éclaireur, nous nous demandons si les Juifs, porteurs d’une certaine tradition de remise en question et de méfiance vis-à-vis de l’autorité, ne sont pas devenus conservateurs, moins audacieux, plus dociles. Qu’en pensez-vous ?

Il me semble que c’est en partie vrai pour le judaïsme français, particulièrement frileux et enfermé dans un système de pensée conformiste. Mais ce n’est pas forcément le cas ailleurs, où il se passe au contraire pas mal de choses, que ce soit en Israël ou en Amérique. En revanche, l’époque favorise en effet une certaine crise de la pensée et des attitudes régressives. C’est un phénomène global qu’on observe aussi bien en religion qu’en politique. C’est paradoxal, puisque l’information circule mieux et qu’on a tous les moyens d’une réflexion plus nuancée. Dans le monde, on voit des masses d’êtres humains se réfugier dans des certitudes idiotes et des radicalités aussi réductrices que destructrices. Certains Juifs n’échappent pas à ce phénomène qui, de toute évidence, leur convient et leur correspond. Cela vient peut-être en réaction à un monde angoissant où l’esprit de progrès a pu décevoir. Le fait est que le fondamentalisme a quelques beaux jours devant lui.

Cet état d’esprit favorise un modèle rabbinique différent du mien. Je ne pense pas qu’un rabbin détienne la vérité et doive être un donneur de leçons. Mais certains voient les choses autrement. Nombre de rabbins sont des parangons de certitude et certains s’adonnent même à des prédictions hasardeuses et apocalyptiques sur l’actualité politique ou la fin des temps prochains… Je trouve cela dérisoire, comme bien d’autres, mais le phénomène est là. Il correspond assurément à une partie du public qui est à l’écoute de tels discours et qui ne veut en aucun cas de remises en cause ou de rabbins poseurs de questions et en quête de réflexion. La Tora devient alors un lieu de refuge identitaire, ce qui est à mes yeux une déviation. 

Mais ne nous y trompons pas, les Juifs restent majoritairement des gens « éclairés » et dont certains s’éloignent de la synagogue tout simplement. Ce qui est un phénomène également inquiétant. 

Sur la question de l’autorité rabbinique actuelle, il est très intéressant de constater deux phénomènes parallèles : chez les modernistes, le rabbin n’a plus de réelle autorité. Il est homme de spiritualité, éducateur, enseignant et savant, il est une référence mais n’est pas celui à qui on va demander la permission de faire telle ou telle chose. L’autonomie individuelle, comme valeur emblématique de la modernité, est tout simplement bien intégrée. De mon point de vue, c’est une bonne chose. Dans les milieux tendant vers une vision fondamentaliste, les principes de la modernité sont l’ennemi et l’on va au contraire mettre en avant une sorte « d’infaillibilité rabbinique » avec des principes classiques tels que « le grand de sa génération », « l’opinion des sages », « la croyance en les sages », notions employées dans le sens d’une confiance absolue dans la position de certains rabbins et cela jusqu’en politique. Il me semble qu’il y a ici une déviation de ces principes qui finit par empêcher certaines personnes influençables de penser par elles-mêmes. Le judaïsme devient alors une religion de la soumission au détriment de la réflexion. Or si ces principes traditionnels nous poussent à être à l’écoute de la sagesse et à avoir une certaine confiance dans le bien-fondé des textes de la tradition, ils ne sauraient nous enfermer dans une foi obscurantiste et une pensée unique stérilisante. Un rabbin devrait au contraire être une sorte d’éclaireur, dans tous les sens du terme : explorateur aussi bien que celui qui montre un chemin possible, mais jamais un gourou.  

Publié le 18/06/2020


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